Consternation et questionnements
À Washington, l’événement aura constitué une totale « surprise » pour des politiques qui se sont révélés « incapables de prédire un tel coup de théâtre… la passivité du gouvernement ayant créé un vide stratégique qu’a su remplir la Russie » [2]. Pour Fox News [3] « les États-Unis sont tel un enfant perdu dans les bois du chaos proche-oriental… le président russe aura réussi à faire accepter peu ou prou le président syrien par la communauté internationale. Quoique la Russie retire ses troupes, elle continuera d’occuper en Syrie et dans la région, une position prépondérante et Bachar el-Assad restera longtemps au pouvoir, même si les négociations de paix échouent ».
Pour la gauche britannique « les Russes en s’extrayant du conflit avec des pertes minimales ont pris une brillante décision tactique que personne n’a vu venir » [4]. En Allemagne Frank-Walter Steinmeier, ministre des Affaires étrangères, voit dans ce retrait le moyen « d’augmenter la pression sur le régime du président Assad pour qu’il négocie enfin de façon sérieuse à Genève en vu d’une transition politique préservant la stabilité de l’État syrien » [5]. À Pékin l’on souligne « le rôle stabilisateur » joué par la Russie : « Jusqu’en 2015, la Russie a livré munitions et armes à la Syrie. À l’automne 2015 le gouvernement syrien a invité Moscou à prendre part à une opération militaire, ce qui a changé le court de la guerre … Mais le plus important, est que l’entrée en scène de la Russie a conduit [contraint] les États-Unis et d’autres États parties prenantes à entamer les négociations ».
L’on a assisté en outre à un déferlement de commentaires moquant l’épuisement financier de la Russie qui se serait ruinée par cette opération ; ou se gaussant d’el-Assad qu’aurait lâché Poutine ; ou encore révélant que tout cela ne serait qu’un montage russo-américain à la façon de l’accord secret Sykes-Picot de 1916 pour se partager le butin territorial du Levant en dépeçant la Syrie. Certes qu’un gentleman agreement ait été passé entre le Kremlin et la Maison Blanche est au demeurant fort vraisemblable, mais sa portée, s’il existe en dehors de la concertation téléphonique admise, ne doit pas en être trop exagérée. Beaucoup de facteurs et d’acteurs entrent en jeu. Il serait en effet présomptueux de vouloir dénouer l’écheveau touffu des alliances et contre-alliances. Seuls les « agendas » individuels – ceux des États et de quelques hommes proéminents – restant un peu lisibles… sans être parfaitement prévisibles. Nous pensons par exemple au néo-sultan turc Erdogan, ou en Arabie, au jeune et belliqueux ministre de la Guerre, Mohammed ben Salmane Al Saoud, né en 1985, vice-prince héritier et ministre depuis janvier 2015. Dans un tel contexte il serait très prématuré d’imaginer ce qui sortira finalement du profond chaudron de sorcière qu’est aujourd’hui le Proche Orient en feu.
En fait l’opération russe en Syrie, selon Vladimir Poutine en personne, n’aura coûté que 33 milliards de roubles soit quelque 481,5 millions de dollars. En se retirant ou en se plaçant en retrait alors que la trêve du 27 février continue de tenir bon depuis plus de deux semaines - cessez-le feu conclu avec les mouvements non takfiristes, c’est-à-dire ni Daech, ni al-Nosra & Cie - et que les négociations de Genève s’engagent cahin-caha, il était à la réflexion assez opportun que le Kremlin laissât l’Armée arabe syrienne reconquérir par elle-même le territoire national et que ce faisant, elle réacquiert une légitimité qui lui était contestée principalement à l’extérieur.
Retrait réel ou simulé
La base navale de Tartous, elle, ne bouge pas, ni celle aérienne de Hmeimim. Et toute la logistique militaire utile à l’appui des forces gouvernementales reste également en place, prête à être réactivée en un tour de main. Ayons ici à l’esprit la vitesse avec laquelle la Fédération de Russie est entrée dans la danse le 30 septembre dernier, et comment, grâce au martelage de leurs frappes aériennes, elle est parvenue à attraire les forces rebelles… ce à quoi n’était pas parvenue, ou presque, la coalition américano-euro-arabe en deux ans les bombardements cosmétiques. De plus les Russes conservent la complète maîtrise de l’espace aérien syrien contre tout ennemi, fût-il l’Otan, grâce à leurs systèmes sol-air S-400 Triumph et Pantsir-S2 qui ont pu être déployés - cette fois sans soulever des vagues d’indignation occidentalistes - grâce à la stupidité du président turc Erdogan, lequel n’avait rien de trouver mieux que de faire abattre (avec une préméditation reconnue) un bombardier Su-24 le 24 novembre dernier [6]… « Tous nos partenaires sont prévenus et le savent : nos systèmes antiaériens seront utilisés sur n’importe quelle cible qui représente une menace pour nos soldats. Sur n’importe quelle cible ! » dixit Vladimir Poutine au Kremlin lors de la cérémonie solennelle de remise de décoration aux « héros » du front syrien [7].
Or, tandis que l’armée américaine admettait officiellement le18 mars le retrait de la majeure partie des 50 avions de combat russes de Syrie, Moscou déclarait mezzo voce que ses avions menaient actuellement de 20 à 25 raids chaque jour contre le groupe État islamique, notamment près de Palmyre où la bataille fait actuellement rage [8]… les positions de Daech ayant été démantelées entre autres à Dhakana et à Jabal Al-Sha’ar. De la même façon, depuis le 18 mars les pilonnages russes se sont intensifiés sur la capitale de Daech, Raqqa. La chaîne du Hezbollah al-Manar, généralement bien informée quant au front syrien, signalait la mort d’Ali Moussa Chawah, gouverneur de la ville nommé par les djihadistes et de plusieurs hauts responsables de l’organisation terroriste [9]. À Deir Ezzor, cimetière de l’Arménie, l’Armée arabe syrienne progresse en direction des champs pétrolifères de Thayyem, ultime source de revenus de Daech en Syrie…
Qui pourrait s’étonner ou pire s’offusquer de ce regain d’activité létale de la par des forces russes, sachant que « l’objectif principal » [main target] jamais démenti est et demeure les formations terroristes, contrairement à ce que ressassaient hier encore les médias perroquets [10]. « Tout ce qui était nécessaire a été fourni pour encercler et vaincre définitivement les groupes armés de l’État islamique à Palmyre… l’armée syrienne avait déjà repris le contrôle des hauteurs dominant la région et des routes principales autour de la ville. L’approvisionnement logistique des terroristes a aussi été coupé », l’aviation russe n’ayant pas un seul instant manqué à sa mission d’appui aérien [11]. Le retrait russe est diplomatiquement et publicitairement effectif, mais la guerre n’en continue pas moins !
Camouflage diplomatique et réorganisation du dispositif d’intervention
D’ores et déjà il est donc assuré que nous avons assisté non à un retrait, mais à une réorganisation du dispositif russe. Il s’agit à la fois d’une opération de maintenance des matériels qui ont été soumis à rudes épreuves (9000 sorties en cinq mois) et de reprofilage des moyens au regard des objectifs non plus seulement militaires mais aussi géopolitiques et maintenant prioritairement diplomatiques. Mieux vaut d’ailleurs se retirer en pleine dynamique victorieuse que de marquer le pas, ou de vouloir aller trop loin en fournissant des prétextes aux deux mauvais larrons qui se tiennent en embuscade, la Turquie et l’Arabie, ceux-ci n’attendant qu’une occasion pour provoquer et se lancer dans une aventure guerrière.
Une chose est certaine, la Russie conserve intacte sa capacité de longue frappe : le 7 octobre dernier la flotte de la mer Caspienne lançait une salve de 26 missiles de croisière sur 11 cibles de l’ÉI en Syrie. Les missiles parcoururent près de 1500 kilomètres, traversant les espaces aériens de l’Iran et l’Irak avant d’atteindre les objectifs désignés deux heures après le tir. Ces robots volants, les SS-N-27 Sizzler/Kalibr et SS-N-30, en version antinavire, sont subsoniques en croisière et hypersoniques à l’arrivée… et qui plus est, susceptibles de manœuvres évasives. Ce sont ces SS-N-27 tirés depuis des navires de petit tonnage et à faible signature radar, qui ont été l’une des causes non-dites du gel du programme de porte-avions américains . Cela parce qu’il n’existe aucune parade vis-à-vis de telles armes, sans parler des torpilles à cavitation, et cætera… Le Pentagone Gulliver s’est endormi sur ses lauriers de taffetas, saoulé de défaites glorieuses en Afghanistan, en Irak, en Libye, en Syrie, pour s’éveiller brutalement et se découvrir ligoté par des nains qu’il regardait avec morgue, la Russie, la Chine…
Idem depuis la Méditerranée où patrouillent nombre de surfaciers qui en principe doivent être rejoints durant l’été par le seul porte-avions russe, l’Amiral Kuznetssov. Faut-il encore souligner que les Russes ont fait une brillante démonstration de leur supériorité en matière de guerre conventionnelle. Un retour plutôt inattendu après leur victoire à l’arraché en 2008 sur les forces géorgiennes abandonnées par ses conseillers israéliens. Enfin la Fédération peut aussi compter avec ses bombardiers stratégiques, ses bases logistiques de Tartous et de Khmeimim où se trouvent déjà prépositionnés matériels et personnels, ceci dit pour bien comprendre à quel point les Russes sont en mesure de revenir en lice à tout moment… et sans prévenir.
Au bout du compte, rappelons-nous deux choses. Début octobre Poutine avait déclaré préférer combattre les djihadistes caucasiens sur le territoire syrien plutôt qu’à domicile. Il avait par ailleurs clairement annoncé un appui aérien de quelques mois, 4 ou 5 tout au plus. À ce titre il était initialement prévu que la campagne de bombardement devrait commencer à l’automne, à la suite de la tenue de l’Assemblée générale de l’Onu, et devrait durer jusqu’à la Noël orthodoxe, soit le 6 janvier 2016. Pari tenu. Ce calendrier semble aujourd’hui avoir été oublié tant il est devenu inhabituel qu’un chef d’État fasse preuve d’une quelconque cohérence entre ses dires et ses actes. Une chose est certaine, il s’est agit d’un retrait planifié, mûrement réfléchi et non pas improvisé, et in fine une décision révocable à tout instant. D’autant qu’il devient prévisible que les états-majors de l’ÉI vont devoir se replier sur le continent africain – leur profondeur de champ stratégique - et en premier lieu sur leurs bases arrières libyennes. Le retrait russe permettrait donc le cas échéant des redéploiements en Méditerranée orientale et au Maghreb… lesquels pourraient à nouveau surprendre tout autant que la décision du Kremlin ce 15 mars. Nous ne sommes en vérité ni au bout de nos surprises ni au bout de nos peines.
Déplacement à l’Ouest de l’épicentre du séisme
Car de toute évidence la Syrie, au moins dans l’immédiat devrait perdre son statut peu enviable d’épicentre du séisme au profit de la Libye, de la Tunisie, voire peut-être de l’Algérie exposée à un vide relatif du pouvoir avec la momification in vivo du président Bouteflika. À la veille de la date anniversaire des Accords d’Évian matérialisant la capitulation en rase campagne de la France (une débâcle morale, politique, diplomatique mais non point militaire face aux islamo-marxistes du FLN, l’Algérie après la Tunisie et l’assaut lancé par un commando takfiriste sur la ville de Ben Gardane située à 25 kilomètres de la frontière libyenne [12], commence de nouveau à éprouver les vents avant-coureurs de la tempête à venir… Ce 18 mars des djihadistes ont attaqué à la roquette, en dépit des unités de sécurité présentes, un site gazier exploité par la Cie algérienne Sonatrach, la British Petroleum et le norvégien Statoil à 1300 km au sud d’Alger. Une attaque qui intervient trois ans après celle du complexe gazier de Tiguentourine à 40 km d’In Amenas. En janvier 2013, un commando de 32 islamistes venus du Mali, avaient pris en otage plusieurs centaines d’employés du complexe. Trois jours plus tard les forces spéciales, qui ne firent pas dans la demi-mesure, reprenaient le site, un épisode qui fit 40 morts parmi les employés ainsi que 29 assaillants. Des symptômes que l’on aurait grand tort de passer par pertes et profits.
D’autres ombres au tableau… Israël l’irrédentisme kurde
Plus de 150 représentants de partis kurdes, arabes et assyriens se sont réunis le 16 mars à Rmeilane au nord-est de la Syrie et devaient conclure leur conférence par l’annonce d’un projet d’unification des régions du nord syrien sous leur contrôle dans le cadre d’un système fédéral applicable à l’ensemble du pays [13]. Le même jour, Washington prévenait charitablement les participants qu’il ne reconnaîtrait pas la création en Syrie par les Kurdes d’une région unifiée et autonome dans les zones reprises à Daech.
Resterait à savoir qui soutiendrait aujourd’hui un projet viable de Grand Kurdistan ? Seul le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahu s’est exprimé en faveur d’un tel État indépendant kurde, idée que rejette aussi bien la Turquie que l’Irak et la Syrie…
« Aussi déconcertant que cela puisse paraître, Israël a depuis longtemps favorisé des relations cordiales avec les Kurdes, en particulier avec le Gouvernement régional du Kurdistan, une région fédérale autonome du nord de l’Irak, reconnue par Bagdad et par la communauté internationale… Les dirigeants kurdes croient qu’Israël peut être leur meilleur représentant en Occident afin de promouvoir le projet d’un État kurde » écrivait récemment l’experte israélienne Ofra Bengio [14]. Selon elle, Israël aurait déjà fourni armes et conseillers au Kurdistan irakien. L’État hébreu aidait également les Kurdes en achetant toujours leur pétrole en 2015 alors que Bagdad menaçait de poursuivre devant la justice internationale tout opérateur commerçant avec les Kurdes. Ajoutons que le pétrole de Daech transitait lui aussi il y a eu par les installations portuaires israéliennes.
Mme Bengio, au fond chaud partisan du démantèlement ou du morcellement des États existant considère que « les changements structurels qui ont eu lieu en Irak et en Syrie, et les prouesses des Kurdes sur le champ de bataille, ont prouvé que les Kurdes constituent une formidable barrière contre les forces anti-israéliennes représentées par les islamistes radicaux ». Ces même islamistes radicaux que Tsahal fait soigner dans ses hôpitaux du Golan et que M. Netanyahou dit préféré à l’Iran du très libéral Rohani… « Nous devons ouvertement demander la création d’un État kurde qui séparera l’Iran de la Turquie, un pays qui sera amical envers Israël » déclarait fin janvier la ministre israélienne de la Justice Ayelet Shaked qualifiant les Kurdes de « partenaires pour le peuple israélien » [15].
A priori l’État hébreu faisait semblant d’être hors de la tourmente, force est de constater qu’il en est l’un des acteurs, discrets mais déterminants… il serait en conséquence temps de tenir compte de son action, si l’on veut réellement sortir de l’impasse et espérer arracher l’Europe au bourbier proche-oriental dans lequel elle s’enfonce chaque jour davantage… ne serait-ce qu’en raison, ou au regard, des millions de réfugiés qui se pressent à ses portes. Pour ne pas parler de la guerre terroriste qui, si elle gagne l’Algérie, fera de la France un Dar al’Arb. La Maison de la Guerre.
Léon Camus 22 mars 2016