La McKinsey mania de Justin Trudeau
Après la publication du montant des honoraires qui lui ont été versés par le gouvernement de Justin Trudeau, les deux principaux groupes d’opposition ont exigé la publication de tous les contrats passés avec la firme et la tenue d’une commission d’enquête parlementaire à court terme. Thomas Gerbet, journaliste chez Radio-Canada, auteur de ces révélations, explique à Consultor les raisons de son travail sur McKinsey et ses probables conséquences politiques.
« Rendre immédiatement publique […] l’entièreté des contrats », « clarifier la nature des mandats et les coûts relatifs à cette étrange “sous-traitance” du rôle de l’État à une vaste firme multinationale » : en lecture rapide, la demande adressée mardi 10 janvier 2023 au gouvernement canadien par le groupe politique indépendantiste Bloc québécois, troisième groupe politique à la Chambre des communes, la chambre basse du Parlement canadien, ressemble à s’y méprendre aux deux années d’intense polémique vécue en France sur le même sujet.
Les causes sont du moins très similaires : depuis que Radio-Canada a révélé le 30 septembre 2022 que le gouvernement québécois s’est attaché les services de McKinsey dans sa réponse à la pandémie de covid (déconfinement et relance économique pour l’équivalent de 5 millions d’euros en 2020 et 2021), les révélations se sont enchaînées sur la diversité et la pluralité des sujets confiés au cabinet par les dirigeants politiques québécois, mais également par le gouvernement fédéral canadien.
La McKinsey mania de Justin Trudeau met le feu aux poudres
Nouvelle salve début janvier où les Québécois apprenaient que la Caisse de dépôt et placement a, elle aussi, été très friande des conseils de McKinsey.
Et surtout, ce qui a mis le feu aux poudres : la nouvelle selon laquelle les gouvernements libéraux de Justin Trudeau, Premier ministre du Canada depuis 2015 (réélu en 2019), ont acheté 30 fois plus de conseil à McKinsey (66 millions de dollars) en sept ans de pouvoir que les modestes 2 millions de dollars d’honoraires réglés en neuf ans au même McKinsey par les équipes gouvernementales du prédécesseur conservateur, Stephen Harper.
« Cinq heures de travail par livrable » : sur la transparence, l’État cale
Interrogée par Consultor, une source gouvernementale explique qu’il faudrait une quinzaine d’années à l’exécutif pour publier le contenu des missions réalisées pour la seule année 2021, à raison de 5 heures par livrable. Un manque de transparence récurrent qui exaspère l’ancien président de la commission d’enquête sénatoriale, Arnaud Bazin, que nous avons également interrogé.
De plus, McKinsey est soupçonné d’avoir fortement influencé la politique migratoire canadienne : Ottawa annonçait en octobre le relèvement des quotas d’admissions de résidents permanents, de 350 000 personnes à 500 000 personnes par an d’ici 2025.
Un chiffre exactement en ligne avec les conclusions du conseil consultatif en matière de croissance économique, mis sur pied en 2016 avec l’objectif de jeter les bases d’une croissance économique canadienne durable.
Dominic Barton, sujet de toutes les attentions
La présidence de ce conseil d’experts avait été confiée à Dominic Barton – alors patron monde de McKinsey (des fonctions qu’il a occupées de 2009 à 2018). Ici, la ressemblance avec la France est frappante. En 2008, l’ancien patron de McKinsey France, Éric Labaye, participait à la commission Attali sur la croissance française, où était aussi présent Emmanuel Macron.
Pour la presse canadienne, les services gratuits apportés par McKinsey à ce conseil consultatif ne lui ont pas nui, bien au contraire.
La présence gratuite de McKinsey au sein de ce conseil, notamment sur le sujet de l’immigration, expliquerait pourquoi les honoraires de la firme se sont particulièrement concentrés sur le ministère fédéral responsable des programmes et des services d’immigration (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada). Ce ministère a réglé à lui seul 24,5 millions de dollars d’honoraires.
Ajoutez The Century Initiative, un réseau de dirigeants d’entreprises ou d’universitaires co-fondé en 2011 par Dominic Barton qui milite pour que le Canada multiplie par trois sa population d’ici 2100 pour éviter le vieillissement de sa population et maintenir son système de protection sociale. Prenez encore une petite pincée de sel sur la nomination du même Dominic Barton comme ambassadeur du Canada en Chine après son départ de McKinsey en 2019, des fonctions qu’il a quittées en 2021 pour devenir président du groupe minier Rio Tinto. Secouez bien, la dernière polémique sur le rôle joué par McKinsey auprès d’un Etat est prête !
D’où les coups de mention politique de l’opposition : « Pourquoi est-ce que le gouvernement a cédé ses prérogatives à une entreprise privée étrangère ? » s’interrogeait mardi Yves-François Blanchet, le chef du Bloc québécois.
De son côté, le cabinet n’a fait à ce stade aucune déclaration au sujet de ces récentes révélations. Rappelons que le Canada est un marché de conseil estimé à quelque 4 milliards de dollars (voir ici https://reports.sourceglobalresearc...), dont 15% dans le secteur public. McKinsey est donc un des cabinets à qui de nombreuses organisations, l’Etat fédéral, le Québec et d’autres, commandent des missions de conseil.
Au Canada comme partout, le covid met les projecteurs sur McKinsey
Tout comme en France, et dans de nombreuses économies développées aux quatre coins du monde, au Canada, la présence dans les affaires publiques de McKinsey et de nombre de ses homologues ne date pas d’hier.
Mais au Canada comme aux États-Unis, en Belgique ou encore en France, le covid a concentré l’attention sur leur rôle.
Au Canada, comme ailleurs, cette attention soudaine est venue de la presse. Tout particulièrement de Radio-Canada. Au sein au groupe audiovisuel canadien public, c’est le journaliste Thomas Gerbet qui s’est activement penché sur le sujet.
Dans le contexte du covid d’abord. Du fait de la polémique qui a éclaté en France fin 2020 et début 2021 sur le propre recours de l’exécutif français au cabinet dans sa gestion de la crise covid et des liens entre Emmanuel Macron et plusieurs partners de la firme.
« J’avais beaucoup de messages du public me disant : “Vous deviez regarder ce que fait McKinsey ici aussi” », se souvient Thomas Gerbet, qui a répondu aux questions de Consultor.
Certes, le gouvernement du Québec avait déjà été brièvement interrogé sur son recours à McKinsey dans le cadre de la gestion de la crise de covid. « On se heurtait à la confidentialité des contrats de conseil, au fait que McKinsey ne communique pas et que l’État se réfugiait derrière des phrases bateaux telles que “McKinsey nous a aidés à opérationnaliser”. À ce moment-là, le sujet n’est pas du tout central », raconte Thomas Gerbet.
Pourtant, rapidement, le journaliste qui a obtenu beaucoup de documents sur les liens entre McKinsey et le gouvernement du Québec (200 courriels, contrats et documents) établit que le rôle du cabinet ne relevait pas du coup de pouce.
« On avait le sentiment que c’était un coup de main sur la réouverture pour montrer dans quel ordre d’autres pays avaient rouvert les centres commerciaux ou leurs salles de sports (voir notre article sur l’offre phare des cabinets sur les comparatifs internationaux, ndlr), dit-il. Ses missions sont allées beaucoup plus loin, le cabinet a eu un impact sur le dépistage, sur la vaccination, ce alors que François Legault (Premier ministre du Québec depuis 2018, réélu en 2022, ndlr) partait aux élections en se vantant que le gouvernement avait seul traversé la crise. »
À nouveau, au Canada comme ailleurs, le manque de transparence est mis en cause – et avec lui le coût de ces missions et leur raison d’être. « Ce n’est pas nécessairement vu comme un scandale. La fonction publique a le sentiment de se faire remplacer. L’opinion est dérangée par l’opacité. Tous auraient aimé le savoir avant », décrypte Thomas Gerbet.
Autre motif de surprise, au-delà du covid et de l’immigration, la diversité des sujets et des organisations où le cabinet arrive à vendre ses prestations, comme en témoigne les derniers chiffres révélés par Radio Canada sur le penchant conseil du gouvernement Trudeau. La Banque de développement du Canada, Services publics et Approvisionnement Canada, le ministère des Achats de l’administration, Innovation, Sciences et Développement économique Canada, le ministère en charge de la Politique économique et industrielle, la Défense nationale… tous ont eu recours aux services de McKinsey.
Très illustratifs de cette capacité à se rendre utile auprès de toutes les organisations et sur tous les sujets, les 27 contrats obtenus par McKinsey auprès du fournisseur d’électricité Hydro-Québec. « Le Canada compte 20 % des réserves d’eau douce dans le monde, Hydro-Québec est vue ici comme une industrie de pointe, j’ai été très surpris de voir que cette organisation demandait son avis à McKinsey sur l’opportunité ou non d’effectuer des réfections de barrage. Même si dans le lot, il y a aussi des missions commandées pour trancher des désaccords entre ingénieurs ou cadres qui cherchent à s’acheter une caution extérieure pour appuyer leur point de vue », témoigne Thomas Gerbet, qui a également rendu publiques ces missions-là.
Pour lui, le sujet McKinsey – qui a déjà suscité beaucoup de reprises dans la presse canadienne et internationale et a déclenché les réactions parlementaires de cette semaine – n’est pas près de retomber. Car avec lui c’est la place et le rôle futurs de la fonction publique qui se jouent.
Mardi, le chef de file du principal parti canadien d’opposition, le conservateur Pierre Poilievre, y est lui aussi allé de son coup de boutoir. En même temps que le Bloc Québécois, il s’est engagé à ce que son groupe parlementaire obtienne une commission d’enquête sur les contrats passés par le gouvernement avec McKinsey et que la lumière soit faite sur leur utilité.
Il a solennellement mis en garde : « il est temps que les Canadiens aient des réponses. Nous ne savons pas à quoi cet argent a été utilisé et l’influence que McKinsey a eu au sein de notre gouvernement. Les réponses à ces questions doivent être faites aux contribuables de notre pays ».