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Régis Aubry : « Le système de soins actuel favorise une forme de maltraitance par défaut d’humanité »

vendredi 10 mars 2023

Dans un avis rendu public fin 2022 et remis au ministre de la Santé, François Braun, le Comité Consultatif National d’Ethique (CCNE) tire les « leçons de la crise sanitaire et hospitalière ». Selon le CCNE, l’épidémie de Covid-19 a révélé une « crise morale » au sein de l’hôpital public et la souffrance des professionnels de santé. Parmi les maux qui touchent le système de santé français : la « technicisation » accrue de la pratique soignante, qui privilégie les actes techniques au détriment de la relation de soin. Trois questions à Régis Aubry, chef du service de soins palliatifs du centre hospitalier universitaire (CHU) de Besançon et rapporteur de l’avis du CCNE.

Les dessous de l’incroyable soutien du gouvernement à Amazon.

Emmanuel Macron avait reçu à l’Elysée Jeff Bezos, le patron d’Amazon le 28 février 2020.
Mais Amazon ne fait pas que du e-commerce, Amazon se lance discrètement dans la santé. Ce leader mondial de l’e-commerce veut sa part de marché dans le médical en France. Plus discret que Google, sa stratégie inclut télémédecine, pharmacie et assurance.
Pour se soigner on ouvre son téléphone avec l’application Amazon Care et on clique sur « discussion en ligne avec une infirmière ».
Une soignante assistée par Health Navigator, (logiciel d’aide au diagnostic et à l’orientation des patients grâce à l’intelligence artificielle) conseille de voir un médecin pour une « consultation vidéo ». Le médecin prescrit un traitement. Les médicaments sont livrés par Amazon et l’assistant vocal Alexa nous rappelle de prendre les pilules.

Sciences Critiques − Comment, dans votre pratique quotidienne, la technique déshumanise-t-elle votre métier et vous éloigne-t-elle de plus en plus des valeurs éthiques du soin ? Plus globalement, comment la dimension relationnelle du soin évolue-t-elle au sein de l’hôpital public ?

Régis Aubry − Le Comité Consultatif National d’Ethique (CCNE) fait le constat qu’à mesure que se développe la médecine dans ses aspects scientifiques et techniques, se réduit la part purement clinique et relationnelle du soin et de la médecine. On ne peut pas, bien entendu, contester les progrès générés par ces avancées scientifiques et techniques. Sauf à être révisionniste, nul ne peut ignorer les formidables développements de la médecine ces cinquante dernières années.

Le temps de l’écoute des malades est un temps qui s’estompe au profit de la technique. Ce temps est pourtant essentiel.

Néanmoins, force est de constater qu’une pratique essentielle de la médecine s’étiole à mesure que la technique prend une part importante dans le quotidien des acteurs de santé : celle de la relation, de la communication et de la réflexion. Le temps de l’écoute de la souffrance des malades est en effet un temps qui a tendance à s’estomper au profit de la technique. Ce temps est pourtant essentiel. La personne malade est une personne experte. Elle est experte d’elle-même. Elle est la seule qui se connaisse aussi bien. Elle est la seule personne qui peut exprimer ce qu’elle ressent. C’est grâce à elle que la sémiologie médicale s’est développée. C’est sa parole qui devrait guider nos pas.

Qui plus est, la parole de la personne qui rencontre l’écoute d’un professionnel de santé est un véritable outil de soin. On peut même dire que l’écoute est un soin quand il s’agit d’être attentif à la souffrance d’autrui[1] C’est également la parole et l’écoute qui facilitent le cheminement des personnes malades dans un véritable processus d’accompagnement, qui peut conduire à l’acceptation d’une maladie très grave, voire mortelle.

Sur un autre plan, et parce que les avancées scientifiques et techniques contribuent à générer des situations complexes en médecine – corrélativement aux véritables progrès qui aboutissent à la guérison de nombreuses maladies –, la communication entre professionnels de santé est extrêmement importante. A l’instar des travaux d’Edgar Morin[2] sur la complexité dans le champ de la santé, on peut faire le constat aujourd’hui que, face aux situations très complexes, engendrées par les avancées techniques et scientifiques de la médecine, l’action médicale juste doit être le fruit très fréquemment de discussions préalables avec le patient et entre professionnels concernés, de métiers et de formation différents.

La parole de la personne qui rencontre l’écoute d’un professionnel de santé est un véritable outil de soin. L’écoute est un soin quand il s’agit d’être attentif à la souffrance d’autrui.

Faut-il faire au seul motif que l’on sait faire, si faire peut engendrer plus de souffrance que de bien-être ?[3] C’est à cette question fondamentale que des professionnels doivent répondre. Et pour aborder la question de la complexité, il est nécessaire que ces professionnels travaillent en interdisciplinarité. Croiser les regards sur un sujet complexe, associer la personne malade, mais associer également des professionnels de santé dont, dans la hiérarchie actuelle du fonctionnement de la médecine, la parole est souvent escamotée – je pense particulièrement aux aides-soignants et aides-soignantes, aux infirmiers et infirmières – est une nécessité pour apporter la réponse la plus adaptée, la plus ajustée, à la fois à la maladie mais, surtout, à la personne dans son environnement.

Il faut noter que cette part importante du soin que sont l’écoute et la communication ne sont malheureusement pas valorisée dans les systèmes de tarification et de valorisation actuels des soins. C’est le cas pour les acteurs libéraux : la médecine à l’acte ne favorise pas les temps d’écoute, qui peuvent être longs. En milieu hospitalier, la tarification à l’activité, qui est un outil de performance dont nul ne conteste la pertinence, a entraîné une perversion de son usage, avec un désinvestissement de ce qui n’est pas valorisé et tarifé, en l’occurrence, ces points dont nous discutons. Le résultat s’avère paradoxal, dans la mesure où ce système favorise une forme de maltraitance par défaut d’humanité.

« Le temps des soignants croise de moins en moins celui des malades », est-il écrit dans l’avis du CCNE. Pourquoi ? Quelle est la place des actes techniques dans cet état de fait ? Et comment y remédier ? Comment redonner du sens aux métiers de soignant ?

Comme le mentionne le Comité Consultatif National d’Ethique (CCNE) dans ses derniers avis, le temps des professionnels de santé ne croise plus, ou de moins en moins, le temps des malades. L’avis du CCNE estime d’ailleurs que ce « diastasis » participe probablement des causes de la crise de notre système de soins actuel.

Pour les professionnels de santé, l’altération de la communication, avec les malades comme au sein des équipes, génère une véritable “souffrance éthique” et interroge la question du sens de leur métier.

Du côté des personnes malades, ne plus pouvoir être entendu ou plus suffisamment entendu contribue à une rupture de la confiance, qui est pourtant le nœud gordien de l’exercice du soin. Cette rupture ou cette insuffisance de communication peut générer une altération de la confiance dans les professionnels de santé, voire dans la médecine. Il me semble que nous en voyons l’expression, en particulier depuis la crise sanitaire[4], au sujet des vaccins comme à travers la remise en question de la valeur de la science[5].

Du côté des professionnels de santé, cette réalité génère ce que la chercheuse canadienne Lyse Langlois a appelé une véritable « souffrance éthique ». Cela signifie que, pour les professionnels de santé, cette altération de la communication, aussi bien avec les malades qu’au sein des équipes de soins, interroge la question du sens de leur métier, de ce que soigner veut dire. Qu’est-ce que soigner veut dire lorsque certains professionnels ne comprennent pas, voire ne partagent pas, les orientations de certains traitements ? Qu’est-ce que soigner veut dire lorsque l’on n’a plus le temps d’écouter ce qu’ont à dire les principaux intéressés que sont les personnes malades ?

Le système de santé français est considéré par certains observateurs comme trop hiérarchisé et construit autour de la seule figure du médecin. Comment reconsidérer et valoriser les autres savoirs, notamment ceux des infirmières, des infirmiers et des sages-femmes ?

Il faudrait reconnaître ces temps comme des temps essentiels, comme de véritables fondements du système de santé. Le temps de l’écoute des malades, le temps de l’accompagnement des personnes en souffrance, le temps de l’accompagnement des proches, qui sont souvent très impliqués lorsque les personnes malades sont en situation de vulnérabilité, mais aussi le temps pour aborder la réalité complexe des questions, la dimension éthique du soin, etc. Ces temps doivent être reconnus. Ils doivent être valorisés. Ils doivent être enseignés.

Malheureusement, et ceci est particulièrement vrai pour les médecins, la formation médicale, à mesure que la dimension scientifique et technique se développait, a petit à petit fait disparaître ce que l’on nommait auparavant les « humanités médicales », à savoir : apprendre à réfléchir, apprendre à douter, apprendre à se questionner, apprendre à débattre autour de questions complexes, apprendre à écouter, etc. On voit que la formation, qu’elle soit initiale ou continue, est un levier essentiel pour la réforme du système de soins[6].

De la même manière, à mesure que le système engendre des situations de grandes complexités, du fait de ces mêmes avancées scientifiques et techniques, il est nécessaire de reconsidérer la place des acteurs du système de soins. Lorsqu’un questionnement éthique se pose, par exemple, la hiérarchie doit s’estomper pour permettre précisément à ce questionnement de se déployer pleinement. Chacun, de là où il se situe professionnellement, à un regard différent sur la question éthique posée et il n’y a pas de hiérarchie de valeur en éthique.

Lorsqu’un questionnement éthique se pose, la hiérarchie doit s’estomper pour permettre précisément à ce questionnement de se déployer pleinement.

Apprendre à débattre, apprendre à écouter, apprendre à prendre en compte l’avis d’autrui, apprendre à changer sa position face aux propos argumentés d’autrui, voici ce qui devrait être développé pour aborder la réalité des situations complexes actuelles et, plus encore, à venir. La hiérarchie dans notre système de soins, avec, du côté des professionnels de santé, le médecin au sommet et, du côté des organisations, les directeurs d’établissements en haut, doit être repensée.

L’avis du CCNE insiste beaucoup sur la nécessité de considérer qu’un acteur n’est acteur que s’il participe au système. Sans quoi, il le subit. Ceci doit se traduire par une autre organisation du système de soins, avec une réflexion sur la notion de « dé-hiérarchisation ». Au minimum, la hiérarchie ne doit plus être pensée dans une vision autoritariste. C’est pourquoi, le CCNE encourage à une réforme profonde des organisations en santé, avec une participation active des malades et des acteurs du soin au niveau de la gouvernance du système.

Propos recueillis par Anthony Laurent, rédacteur en chef / Sciences Critiques.

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