Cet accord, relatif à l’enrichissement d’uranium [1] hors frontière, a été en effet, indéniablement, et de prime abord, un succès pour ses cosignataires - Turquie, Iran, brésil – en particulier si on le juge à l’aune des réactions internationales. À commencer par celle du Secrétaire général des Nations unies, M. Ban Ki-Moon qui avait aussitôt avait formulé l’espoir que cet accord allait « ouvrir la porte à un règlement négocié de la crise ouverte par les ambitions nucléaires de l’Iran ». Quant à la Russie, la France et la Chine, toutes trois membres permanents du Conseil de Sécurité des Nations Unies, leur première réaction avait été de souligner le caractère « positif ».
Trois pays ayant en commun d’être des riverains immédiats d’un possible et nouveau champ de bataille. Tout spécialement dans le cas où des frappes sur les sites nucléaires iraniens interviendraient comme une rumeur récurrente l’annonce périodiquement à grand renfort de tambours médiatiques. Une hypothèse « du pire » évoquée sans équivoque dès octobre 2007 par la voix autorisée du ministre français Bernard Kouchner des Affaires extérieures et que les grands médias internationaux se sont employés à banaliser toutes ces dernières années ; autrement dit pour préparer les opinions à toute éventualité… Un accord prometteur d’un possible désamorçage de la crise Iran/États-Unis (comme tête de file d’une coalition euro-atlantiste), mais il a fallu hélas très rapidement déchanter...
Téhéran a cependant montré à cette occasion, et avec éclat, qu’il était loin d’être seul au sein de la communauté internationale, démentant ainsi les prétentions « occidentalistes » à parvenir, en sus d’un sévère blocus économique et financier, à un complet isolement diplomatique de la République islamique. Ce faisant l’Iran montre à quel niveau de dynamisme et d’efficacité sa diplomatie est aujourd’hui parvenue, sachant qu’elle se déploie de la Péninsule arabique à l’Amérique latine via l’Afrique de l’Ouest.
Une attitude de « défi » à laquelle les É-U ne peuvent donc que vouloir mettre le holà car à ce stade c’est leur crédibilité qui commence à être en cause… une « crédibilité » qui relève dans ce cas du domaine des intérêts vitaux à défendre par tous les moyens. Ce faisant, Téhéran a donné à la Maison-Blanche une bonne raison et une belle occasion de rappeler qui est encore le vrai donneur d’ordre… Dès le lendemain de l’initiative tripartite le Département d’État déposait Conseil de Sécurité (dont le Brésil et la Turquie sont actuellement membres non permanents), un projet de Résolution visant au renforcement des sanctions à l’encontre de la République islamique. Résolution définitivement adoptée le 9 juin suivant à l’unanimité des cinq États titulaires du droit de veto. Résolution qui bien que ne prévoyant pas de nouvelles sanctions économiques stricto censu cautionne et légitime les sanctions américaines européennes adoptées simultanément (voir infra).
Précisons que les protagonistes de l’initiative tripartite sont deux pays dits « émergents », mais non des moindres : le Brésil tête de file du Mercosur [2], et la Turquie (pilier oriental de l’Otan et jusqu’à 2003, l’une des bases arrières-avancées de la politique américaine au Proche-Orient ; en outre, allié stratégique de l’État hébreu). Or l’accord de Téhéran vient de remettre en cause le lien de vassalité qui unissait, ou semblait unir, jusqu’à présent les É-U et ses alliés, commensaux et tributaires.
Ankara, à qui l’entrée dans l’Union européenne avait été promise par Washington en rétribution de sa loyauté envers l’Amérique-monde, a ainsi de facto trahi le camp atlantiste [3] en s’associant au Brésil, pourtant lui également partenaire privilégié des Etats-Unis, cela en faveur de Téhéran. Cette « conjuration » à ciel ouvert avait en effet très clairement pour objet de couper l’herbe sous le pied du Département d’État en proposant une solution originale à la crise du dossier nucléaireiranien.
La réaction de Washington qui risquait à cette occasion de perdre la main a peut-être révélé le fond de ses intentions, lesquelles ne sont pas de trouver une solution négociée mais de parvenir à un renoncement sans condition de Téhéran à tout programme nucléaire non strictement soumis à un contrôle permanent international. Soit créer une situation telle que le renversement du régime deviendrait inéluctable. C’est ce qui a été apparemment tenté en mai 2009 avec l’amorce d’une « Révolution verte » laquelle a cependant fait rapidement fait long feu, comme l’a montré l’absence totale de manifestations populaires spontanées lors de son anniversaire en cette fin de printemps 2010.
On connaît les arguments ressassés à Washington, Londres et Tel-Aviv pour instruire le procès d’intention qui les opposent à Téhéran. Au-delà de la menace chimérique que ferait peser un Iran sanctuarisé c’est-à-dire devenu inattaquable en vertu des postulats élémentaires de la dissuasion, l’argument plus vague mais rationnellement incontestable fait référence au danger que constituerait l’Iran nucléaire pour « nos intérêts »… Entendons les intérêts occidentaux, reste au demeurant que nul ne défini quels sont ces intérêts ni en quoi ils seraient menacés par un Iran ayant forcé l’entrée du club fermé des puissances nucléaires. Que l’on ne vienne pas non plus nous dire que l’Iran, ayant ouvert la Boîte de Pandore de la prolifération, constituerait un précédent justifiant le passage à l’arme nucléaire d’un certain nombre d’émergents au premier rang desquels la Turquie, l’Arabie saoudite, l’Égypte et…le Brésil.
Situation qu’il faudrait sans doute éviter à tout prix, mais certainement pas au prix du Grand Guignol international auquel nous sommes contraints d’assister, spectacle outrancier qui crée un regain de tension dans une région qui n’en a pourtant pas besoin. Ajoutons que l’incitation à la prolifération serait d’ailleurs plutôt à rechercher du côté de Washington dont les errements de leur politique proche-orientale ne peut que constituer un facteur d’inquiétude pour des gouvernements peu soucieux de subir le sort réservé à l’Irak depuis 1991, quelles qu’aient été les erreurs ou les fautes de l’ex-pouvoir baasiste.
Concernant une menace directe de l’Iran contre ses voisins régionaux ou Européens, ou plus largement contre les « intérêts » occidentaux, rien ne laisse supposer dans ses déclarations officielles (sauf dans celles qui ont été falsifiées à dessein) une quelconque intention de recourir à des armes de destruction massive. Notons a contrario que le Professeur Martin Van Creveld alors professeur d’Histoire militaire à l’Université hébraïque de Jérusalem, personnalité de renommée mondiale, ne s’était pas privé de désigner les grandes capitales européennes comme cibles potentielles des missiles israéliens ! Ne déclarait-il pas en effet en avril 2002 à l’hebdomadaire hollandais Elsevier [4] : « Nous possédons plusieurs centaines d’ogives atomiques et de missiles et pouvons atteindre nos cibles tous azimuts, et peut-être même Rome. La plupart des capitales européennes font partie des cibles potentielles de notre Armée de l’air… Nous détenons la capacité d’entraîner le monde dans notre chute. Et je puis vous assurer que la chose arrivera avant que nous ne soyons défaits ». Ce n’est donc pas un quelconque Mollah atteint de démence mais un expert faisant autorité dans le domaine géostratégique et ayant l’oreille des politiques de son pays, qui a proféré de telles insanités, des idées vraisemblablement partagées par quelques-uns...
Vu l’acharnement de Washington et les crispations qui entourent le traitement de ce dossier, l’évidence s’impose que le passage au nucléaire « militaire » par l’Iran - passage encore hypothétique et se comptant en années et non en mois - constitue un véritable casus belli pour la classe politique américaine. L’hypothèse retenue serait qu’actuellement Téhéran réunirait les conditions (matériaux fissiles suffisamment enrichis) de se doter de la « bombe » en un temps relativement court si les circonstances l’exigeaient. Une option apparemment retenue par le Japon, État considéré a priori comme non-proliférant Il n’en demeure pas moins que l’hypothétique « bombe iranienne » à l’état de projet, n’est jamais considéré dans les discours intransigeants des élites occidentalistes pour ce qu’il est ou doit être, à savoir un outil politique à vocation dissuasive, tel que l’a (explicitement) présenté le Président français Jacques Chirac… Bref un instrument de souveraineté voire d’équilibre régional comme a pu à son tour le définir Roland Dumas, ancien ministre de François Mitterrand [5].
Au lieu d’une vision nuancée, c’est par conséquent un procès d’intention qui est fait à la République islamique… Procès fondé sur un dossier en partie biaisé voire falsifié travestissant le programme nucléaire civil et son éventuelle extension militaire - aussi critiquables ou opaques soient-il – en un instrument exclusif d’hégémonie, voire de terreur régionale.
Une démarche inappropriée de la part des autorités américaines qui accroît les déséquilibres déjà à l’œuvre dans l’espace géopolitique de l’Asie mineure à l’Asie centrale, déséquilibres dont Washington, est en grande partie responsable. Une politique de force de la part de Washington visant exclusivement à limiter l’influence régionale de l’Iran, mais également – insistons sur ce point - à lui interdire toute politique de souveraineté adossée à une capacité de dissuasion stratégique l’autorisant à prétendre, le cas échéant, pouvoir se dérober aux pressions amicales ou aux oukases anglo-américains. En cela le cas iranien est l’idéal type résumant la politique « asiatique » des États-Unis de la Turquie au Pakistan auquel il vient d’être demandé de revenir au statu ante quo en Afghanistan et d’y exercer, comme avant 2001, le pouvoir sous couvert de l’entité Taleb [6].
Nul n’ignore que, par ailleurs, l’Iran détient de notables atouts géoéconomiques, en particulier énergétiques (l’Iran étant le détenteur en second des réserves gazières mondiales, soit 15%), des ressources à terme vitales pour le consortium euratlantique. Or, dans le contexte mondial d’exacerbation de la course aux ressources, l’hégémon nord-américain est, à n’en pas douter destiné à se maintenir encore un certain temps sur un monde toujours unipolaire en dépit du désir pressant des émergents de faire entendre leur voix.
Le Nouvel Ordre Mondial étant ce qu’il est, et appelé à le rester pour le futur immédiat, c’est-à-dire placé sous la coupe d’une Amérique-monde en quête inachevée d’expansion (et les classes dirigeantes compradore du Nord étant ce qu’elles sont), il faut se résoudre à admettre que charbonnier ne sera plus jamais maître en sa demeure, à savoir que les États souverains, l’Iran au premier chef, seront en but à toutes pressions utiles ou nécessaires à ce qu’ils acceptent les lois intransgressibles du Marché universel dont l’Unification exige la fragmentation des Nations en sous-ensembles communautaristes et la segmentation à l’infini des marchés intérieurs… ce qui suppose l’atomisation sociale, et la disparition de toute culture traditionnelle au bénéfice de l’individu roi consommateur du berceau à la tombe
Dans un tel contexte géoécopolitique, l’accord tripartite irano-turco-brésilien, au regard du rapport de forces réel entre sphère occidentaliste et puissances émergentes, s’est très vite avéré n’avoir été qu’un coup d’épée dans l’eau puisque considéré comme nul et non avenu par le camp atlantiste, États-Unis/Union européenne. Il a cependant l’immense mérite de révéler que le monde est travaillé par des poussées tectoniques tendant à une redistribution multipolaire du pouvoir au niveau mondial. Or, comme nous l’avons déjà souligné, les Etats-Unis, qui ont fait du Rimland [7] s’étendant des Balkans à l’Hindou Koush via le Caucase, l’axe de leur géopolitique asiatique, ne peuvent – structurellement - en aucun cas tolérer un quelconque partage de leur leadership « régional ». À ce seul titre, Persia delenda est !
Coup de semonce mais non pas coup d’arrêt, l’initiative turco-brésilienne est au final un paramètre nouveau, somme toute embarrassant, pour la diplomatie américaine qui doit désormais l’intégrer à ses calculs et à ses prévisions car la contestation du Nouvel Ordre Mondiale est sortie le 17 mai du mode déclaratoire pour entrer dans celui de l’action géopolitique, cela cinquante-cinq ans presque jour pour jour après la Conférence de Bandung qui vit naître le Mouvement des Non-Alignés.
Notons précisément à ce propos, que l’attitude de la Turquie et du Brésil est tout à fait inédite. Que « défi » à la règle du jeu imposée Outre-Atlantique, il s’agit d’une tentative originale de contournement de l’omniprésent soft power (pouvoir indirect) anglo-américain… Initiative de toute évidence vouée pour l’immédiat à rester lettre morte même si elle est appelée par la suite à faire école. À condition, bien sûr, qu’une guerre régionale (ou mondiale) ne vienne une fois de plus redistribuer les cartes au profit du vainqueur. Mentionner une telle éventualité ne relève évidemment pas d’un catastrophisme » outrancier dans la mesure où le président russe Dimitri Medvedev (le12 avril 2010 sur ABC News) déclarait qu’une attaque israélienne contre l’Iran pourrait déboucher sur un conflit nucléaire et sur une catastrophe globale… « Si ce genre de conflit se produit, si une frappe contre l’Iran a lieu, nous devrons nous attendre à toute sorte de conséquences, dont le recours à l’arme nucléaire... ce sera une catastrophe globale ! ». Une thèse dont Fidel Castro - qu’on croirait à tort totalement hors jeu – se fait l’écho dans « Connaître la vérité à temps » une lettre rendue publique le 28 juin 2010 [8].
Remarquons encore, que si l’entente tripartite vient contrarier, à première vue, la politique anglo-américaine (et plus encore leurs alliés israéliens jusqu’au-boutistes du Likoud) d’un étranglement graduel de l’Iran au moyen de sanctions de plus en plus restrictives, cet accord a eu d’abord comme conséquence de stimuler l’agressivité diplomatique de Washington et à créer l’occasion de monter d’un cran dans le processus d’asphyxie de l’Iran national-théocratique sous couvert d’un consensus international de façade.
Un « défi » à la réponse duquel l’Administration américaine s’était soigneusement préparée par des mois de tractations et de marchandages (voir infra), est parvenue à faire adopter par les cinq membres permanents du Conseil de Sécurité, le mardi 18 mai, soit dès le lendemain de la signature à Téhéran de l’accord tripartite, le principe d’un nouveau train de sanctions contre l’Iran [9]. On ne peut qu’admirer la précision dans la succession calendaire des événements et en tirer toutes les conclusions utiles et nécessaires. Projet accepté par la Russie et la Chine pourtant toutes deux soutiens tacites de Téhéran et qui généralement traînent des pieds lorsqu’il s’agit de sévir contre régime dénoncé ici, en Occident, comme théocratique, synonyme élégant d’« obscurantiste »… Souvent désigné par le terme péjoratif de « mollahcratie », ce qui est une sorte de non-sens, la majorité des Mollahs étant réformiste, soucieux de rapprochement avec l’Ouest et pour la plupart démunis de toute hostilité à l’égard d’Israël. N’oublions pas les armements et les soutiens logistiques apportés par l’État hébreu à Téhéran au cours de la guerre irano-irakienne (Sept.80 à Août 88) !
Aujourd’hui, à Washington, théoriciens de la guerre et idéologues de l’expansion savent pertinemment que la fenêtre de dominance ne restera pas éternellement ouverte pour les É-U. L’accord tripartite qui fait de ses alliés Turcs et Brésiliens des associés de l’Iran, est à ce titre un avertissement dont ils doivent tenir compte. Tout comme l’Organisation de coopération de Shanghaï, quoique encore en ébauche, qui concrétise un certain rapprochement sino-russe, est déjà un caillou gênant dans la chaussure yankee !
Un avertissement à ne pas laisser passer le moment opportun alors que les pays émergents manifestent des velléités de court-circuiter les passages obligés tracés par les É-U. Ce pourquoi l’effet plus ou moins immédiat de la convention tripartie de Téhéran sera de durcir les positions américaines, voire de précipiter (la pire des hypothèses) la course à l’abîme. D’autant plus que – cela n’est plus un secret pour personne – le dossier nucléaire iranien n’est qu’un prétexte au même titre que l’étaient les prétendues armes de destruction massives du régime baasiste… Qui d’ailleurs croirait sérieusement à la capacité de l’Iran de se doter de têtes nucléaires opérationnelles avec le l’uranium enrichi à seulement 20%.
Et dès lors que le jugement n’est plus obscurci par le réflexe de peur que suscite l’évocation de l’armement nucléaire, la volonté américaine de brider – contre les termes mêmes du Traité de non prolifération - le programme iranien, s’éclaire d’un jour nouveau. L’Iran dont l’influence devient chaque jour plus insupportable pour Washington (et Tel-Aviv) en ce qu’elle commence à s’étendre au-delà du Proche-Orient, en particulier en Afrique sub-saharienne (a priori en concertation avec la Chine). Si, de plus, l’Iran entend devenir à terme le chef de file d’une sorte de nouveau mouvement des Non-Alignés en diffusant dans les pays du Sud les techniques du nucléaire civil (instrument de souveraineté énergétique) hors des circuits contrôlés par les Anglo-Américains, comme peut le laisser supposer cette entente inédite avec Ankara et Brasilia, alors rien ne va plus.
Jean-Michel Vernochet- mai/juin 2010