Élise Pacot
À travers l’étude de rapports annuels et des états financiers pour l’année 2023 de 600 groupes européens, l’enquête montre que 176 entreprises ont connu des dépréciations d’actifs, des charges liées au change et d’autres dépenses ponctuelles à la suite de la vente, de la fermeture ou de la réduction d’activités russes.
Le chiffre global n’inclut pas les impacts macroéconomiques indirects de la guerre, qui, par la hausse des coûts de l’énergie et des matières premières et l’accélération des ventes d’armement, ont permis aux entreprises de défense et aux groupes pétroliers et gaziers de connaître des bénéfices élevés.
Selon une étude réalisée par la Kyiv School of Economics, plus de 50 % des 1 871 entités détenues par des Européens en Russie avant la guerre opèrent toujours dans le pays comme l’italien UniCredit, l’autrichien Raiffeisen, le suisse Nestlé ou encore le britannique Unilever.
D’autres études de recherches ont permis d’éclairer la situation pour les entreprises européennes encore bloquées en Russie, comme la liste des prises de position d’entreprises créée par Jeffrey Sonnenfeld, professeur à l’université américaine de Yale, ou encore l’étude de l’IMD et de l’Université de Saint-Gall. La liste de Yale tient compte de l’ensemble des activités commerciales en Russie, tandis que la seconde étude ne porte que sur les prises de participation sous forme de filiales, souvent plus coûteuses à abandonner.
Les contre-sanctions de la Russie entravent le retrait des entreprises étrangères du marché russe
En réalité, quitter la Russie est une véritable épreuve pour les entreprises européennes. Si les sanctions des pays occidentaux n’ont pas vraiment surpris le Kremlin (puisqu’il s’agit d’une arme que l’Occident emploie fréquemment depuis la guerre russo-géorgienne de 2008), la décision des entreprises privées de se retirer du territoire russe, elle, a réellement bouleversé l’économie du géant eurasien. En effet, une part importante de l’économie russe dépend des actions d’acteurs extérieurs.
Une analyse du média d’information Atlantico rappelle que les entreprises occidentales souhaitant se retirer du marché russe ont d’abord cherché des repreneurs pour les actifs. Toutefois, conclure un accord n’est pas une tâche facile dans la mesure où tout retrait de capitaux à l’étranger est entravé par le gouvernement russe. Pourtant, les grandes compagnies ont quitté le territoire malgré les coûts élevés et les pertes importantes.
Dès lors, le Kremlin a pris des mesures pour rendre le retrait des entreprises étrangères de son territoire plus complexe. Dans un premier temps, les autorités ont interdit directement les retraites des investisseurs dans un certain nombre d’industries stratégiques (banque et finance, énergie et infrastructures), tout en rendant aussi difficile que possible le rapatriement des bénéfices. Ensuite, le gouvernement est allé plus loin en exigeant des entreprises étrangères qu’elles paient tout retrait d’actifs russes par une « contribution volontaire » au budget russe de 10 % de sa « valeur de marché ».
Depuis peu, les entreprises occidentales ont l’obligation de vendre leurs parts à des actifs russes avec une décote de 50 % et de payer une « taxe de sortie volontaire » à la Russie. Alexandra Prokopenko, chercheuse au centre de recherche Carnegie Russia Eurasia, affirme que « trouver un acheteur est compliqué [pour les entreprises occidentales]. Aucun commerce ne peut avoir lieu avec les quelque 6 000 personnes et entreprises figurant sur les différentes listes de sanctions. L’État russe doit en outre donner son accord à la vente, et dans certains cas Poutine lui-même, ce qui peut prendre du temps ».
Afin d’ajouter de l’huile sur le feu, la Russie a signé en avril dernier un décret conférant à l’État russe le droit de contrôler temporairement les actifs d’entreprises ou d’individus de pays hostiles, y compris les États-Unis et leurs alliés. Ce décret a immédiatement été utilisé par le Kremlin afin de prendre le contrôle des installations détenues par la société finlandaise Fortum et la société allemande Uniper.
Le 18 juin 2023, le maître du Kremlin a signé un nouveau décret qui exige que les entreprises qui reprennent des actifs occidentaux en Russie soient entièrement détenues par des nationaux, menaçant les entreprises privées d’expropriation. Il a ainsi permis à la Russie de contrôler les actifs locaux des entreprises Danone et Carlsberg A/S dès le mois suivant.
Dès lors, ces contre-sanctions durcissent les procédures de sortie du marché économique russe pour les acteurs occidentaux. L’analyse du Financial Times rapporte que plus de 2 000 entreprises cherchent des moyens de quitter le marché russe, tandis que d’autres agissent comme si la guerre n’avait pas encore éclaté, selon l’étude de Yale.
Le rapide retrait de certaines entreprises et le retrait tardif d’autres ne sont pas liés à une question de moral et d’éthique
Selon une étude publiée mi-janvier par l’Université de Saint-Gall et l’IMD Business School de Lausanne, 90 % d’entreprises possédant encore des participations en Russie ne se sont pas retirées du marché. Il existe plusieurs raisons à cela et peu sont liées à une question de moral et d’éthique.
Il y a évidemment la question de la difficile procédure que nous avons mentionné précédemment, mais les auteurs suggèrent également la possibilité qu’un grand nombre d’entre elles ne souhaitent pas abandonner leur clientèle ou leur personnel russes. En outre, beaucoup d’entreprises ne sont pas soumises aux sanctions, qui s’adaptent à chaque secteur. Par exemple, les entreprises pharmaceutiques telles que Roche et Novartis n’ont pas l’intention de quitter la Russie, puisque les médicaments sont exemptés de sanctions pour des raisons humanitaires.
Néanmoins, les entreprises qui trouvaient des arguments suffisants pour justifier leur activité en Russie au début de l’invasion de l’Ukraine sont confrontées à une situation de plus en plus incertaine. Pour Alexandra Prokopenko, elles craignent de plus en plus « d’être considérées comme des complices de la guerre de Poutine ». La Russie est désormais perçue comme un partenaire économique peu fiable, poussant les acteurs occidentaux à envisager une porte de sortie.
« Les entreprises ont perdu beaucoup d’argent en quittant la Russie, mais d’autres entreprises qui sont restées ont risqué des pertes plus importantes », a déclaré Nabi Abdullayev, associé du cabinet de conseil en stratégie Control Risks, cité par le Financial Times. Selon lui, la meilleure stratégie a donc été de couper les liens avec la Russie directement au début de la guerre, car « plus tôt vous partez, moins vous perdez ».
« Les entreprises encore là feraient mieux de simplement radier l’entreprise. Je ne pense pas que quiconque soit en sécurité », a déclaré Anna Vlasyuk, chercheuse à KSE, au Financial Times, « Quel était le prétexte pour s’approprier Carlsberg ? Est-ce vraiment une question de sécurité nationale ? Je ne pense pas. »
Coordinateur pour les Amériques : José Antonio Sierra.