Consommation : face à l’inflation, le marché de la seconde main explose
Rien ne se perd, tout se revend. Portée par une jeune génération d’entrepreneurs biberonnés à l’urgence écologique et à l’usage des plateformes, l’offre de seconde main s’élargit jusqu’à gagner presque tous les compartiments de la consommation.
Acheter du neuf serait-il devenu ringard ? Plus une semaine ne passe sans qu’une nouvelle place de marché virtuelle dédiée à la seconde main voit le jour en France. Jouets, mobilier, montres, bijoux, électronique... L’inflation aidant, le marché de l’occasion s’invite dans un nombre croissant de secteurs jusqu’aux plus inattendus. Témoin, la mise en ligne il y a peu de Remma qui se présente comme « la première plateforme européenne de matériel médical professionnel de seconde main ». Le site imaginé par Alexandre El Harouchy, fils de médecin, propose déjà un catalogue de 500 produits (microscopes, lasers de rétine, tomographes...) « révisés et garantis » à des prix inférieurs de 30 à 60% à ceux de leurs équivalents sortis d’usine. Et surprise, ses premiers clients sont les établissements hospitaliers qu’une nouvelle réglementation autorise à acquérir une part d’équipements d’occasion.
Le virus contamine aussi des secteurs réputés conservateurs comme le bâtiment, aidé en cela par l’entrée en vigueur de la loi AGEC (Agir contre le gaspillage et pour l’économie circulaire). Exemple avec la market place StockPro créée en 2020 par un ex entrepreneur du BTP que « le gaspillage rendait fou ». Ouverte aux particuliers et aux artisans, elle écoule les surplus de chantiers, les invendus des grandes surfaces de bricolage et les fins de séries de fabricants ou de distributeurs partenaires. Sur le point de s’étendre en Belgique et aux Pays-Bas, elle revendique 14.000 acquéreurs réguliers et affirme avoir atteint son point d’équilibre. « Le gisement mobilisable est énorme, calcule son PDG Romain de Gasignies. On estime qu’il représente 5 milliards d’euros en France et 30 en Europe, soit 7% de la production du BTP ».
Une génération de pure players engagés
Mais c’est encore dans la mode et les loisirs, ses terrains d’expression favoris, que la seconde main creuse le plus profondément son sillon. Dans le sillage des cadors Vinted et Vestiaire Collective, émerge une nouvelle génération de pure players engagés, adeptes d’une consommation plus durable. Le site de vente en ligne AbracadaBra incarne bien ce virage. Installé à Roubaix, il collecte auprès de marques ou de particuliers des soutiens-gorges et des maillots de bain (30.000 à ce jour) déjà portés ou défectueux que son atelier remet en état avant de les proposer à la vente à des prix défiant toute concurrence. « Notre objectif est de démocratiser la lingerie de seconde main dans une démarche écoresponsable », souligne sa fondatrice Margaux Plus.
L’écoresponsabilité, c’est aussi ce qui fait courir Pauline Marmoyet. Opticienne de formation, cette trentenaire vient de lancer une plateforme d’achat-revente du nom de Seecly avec pour ambition de donner une deuxième vie aux « 100 millions de paires de lunettes qui dormiraient dans nos tiroirs ». Le site, agréé par la sécurité sociale et les mutuelles, offre même la possibilité de mettre ces montures d’occasion à la vue des acheteurs après téléchargement de leur ordonnance.
Passionnés de montagne, Arthur Rocle et Thomas Gounot, formés en écoles de commerce, ciblent, eux, les adeptes des sports de plein air avec leur plateforme « à impact » CampSider. Celle-ci propose quelque 150.000 références de cycles, skis ou chaussures de randonnée vendues en moyenne 57% de moins que leurs versions neuves. « La seconde main explose toutes les verticales de la consommation, constatent-ils. Dans le sport où beaucoup de produits sont faits pour durer, nous avons un boulevard devant nous ». De fait. En un peu plus de deux ans, l’entreprise, qui se rêve une destinée européenne, a fédéré 150.000 « membres » autour de son concept pour un panier moyen supérieur à 200 euros. Son but : s’arroger une bonne part d’un marché européen qu’Arthur Rocle chiffre à 10 milliards d’euros « soit 8 à 10% du neuf ».
Vers une nouvelle concurrence dans l’accès aux « déchets »
L’intéressé a des raisons de croire en sa bonne étoile. L’Ifop qui a lancé cet été, avec le cabinet de conseil en stratégie Vertone, « le premier observatoire de la seconde main », prédit « à terme de profondes modifications du comportement » des acheteurs. Se basant sur les résultats d’une étude menée auprès de 3.000 personnes, l’institut observe une appétence grandissante. L’enquête réalisée en mars et avril nous apprend que 63% des français ont acheté des objets d’occasion au cours des douze mois précédents, dont les deux tiers sur des sites de petites annonces. Mieux, 32% des sondés affirment vouloir acheter plus d’occasion que de neuf en 2023 et 2024 contre 23% un an auparavant. « La dynamique se consolide avec des mouvements de fond encouragés par la loi AGEC », confirme en écho l’économiste Nicolas Befort, directeur de la chaire bioéconomie et développement soutenable chez Neoma Business School.
Face à cette demande, les grands acteurs du commerce cherchent la recette. On ne compte plus les marques et les distributeurs qui proposent des corners « physiques » ou des plateformes de seconde main, seules ou en association avec des spécialistes du recyclage. Signe qui ne trompe pas. La Fédération de la maille et de la lingerie, ébranlée par la chute de plusieurs enseignes de prêt à porter, invite désormais ses adhérents à se former aux « éléments de langage et aux méthodes d’achalandage » de la seconde main en évoquant « une révolution mondiale pour l’industrie textile ». Dès lors, sommes-nous à la veille d’un vrai changement de paradigme ? Pas si sûr.
Pour Nicolas Befort, le mouvement ne sera écologiquement vertueux que s’il conduit les fabricants à mettre moins d’objets sur le marché et à imaginer des produits « réutilisables et plus faciles à réparer ». « Le contre-exemple est celui de la fast fashion pour qui la seconde main est un moyen de relégitimer un modèle décrié », tacle t-il. L’économiste dit en particulier redouter « une nouvelle forme de concurrence dans l’accès aux déchets qui désincitera à réduire la production ». Chez CampSider au contraire, Arthur Rocle veut croire que la sobriété s’imposera sous l’impulsion des consommateurs. « Dans notre communauté, trois achats sur quatre remplacent une acquisition neuve. Il y a un éveil des consciences », assure-t-il. On le voit. Si elle suscite encore beaucoup d’interrogations, la seconde main a au moins une vertu, celle d’interroger notre rapport global à la consommation.