Religion et civilisation
Comme l’a très bien expliqué l’anthropologue et psycho-sociologue Gustave Le Bon, « les croyances générales sont les supports nécessaires des civilisations ; elles impriment une orientation aux idées et seules peuvent inspirer la foi et créer le devoir. Les peuples », explique-t-il, « ont toujours senti l’utilité d’acquérir des croyances générales, et compris d’instinct que leur disparition devait marquer pour eux l’heure de la décadence »… [2]
Et le monde musulman ne fait pas exception à cette règle…
Avant l’avènement de l’islam, les Arabes ne constituaient nullement une nation, ils étaient divisés en de multiples tribus, se faisant la guerre les unes les autres, et vivant selon des mœurs que l’on peut qualifier de « sauvages », tel que l’a fait le grand historien et père de la sociologie Ibn Khaldûn (1332-1406) :
« Les Arabes sont une nation sauvage aux habitudes de sauvageries invétérée. La sauvagerie est devenu leur caractère et leur nature. Ils s’y complaisent, parce qu’elle signifie qu’ils sont affranchis de toute autorité et de toute soumission au pouvoir. Mais cette attitude naturelle est incompatible et en contradiction avec la civilisation… En raison de leur sauvagerie innée, ils sont, de tous les peuples, trop réfractaires pour accepter l’autorité d’autrui, par rudesse, orgueil, ambition et jalousie. Leurs aspirations tendent rarement vers le même but… Une nation dominée par les Arabes est dans un état voisin de l’anarchie, où chacun s’oppose à l’autre. Ce genre de civilisation ne peut durer : elle court à sa perte aussi vite que l’anarchie elle-même… Il leur faut l’influence de la loi religieuse, par la prophétie ou la sainteté, pour qu’ils se modèrent d’eux-mêmes et qu’ils perdent leur caractère hautain et jaloux. » [3]
C’est le Prophète Muhammad et la religion musulmane qui ont mis un terme à cette anarchie tribale en unifiant les Arabes nomades et sédentaires, les Arabes du nord et du sud, autour du concept d’unicité divine (tawhid).
Mais quelques années après la mort du Prophète, les anciennes rivalités tribales ressurgirent et alimentèrent les schismes religieux, et par suite, les conflits politiques, de l’Espagne [4] à l’Irak, en passant par l’Arabie et la Syrie [5].
La culture profondément tribale des Arabes avait relativement miné le monde musulman. Mais la civilisation islamique, forte des anciens peuples convertis, notamment Perses (à l’est) et Imazighen (Berbères, à l’ouest), avaient tempéré le tribalisme arabe par l’urbanisme et la sédentarisation, transformant les conditions de vies en général [6] .
Le nationalisme arabe ou l’instrumentation du tribalisme arabe
Le tribalisme arabe est cette faiblesse héréditaire du monde musulman, auquel s’ajoute l’orgueil arabe, que les impérialistes ont essayé d’utiliser comme levier dès le début du XIXe siècle contre l’Empire ottoman et contre les Arabes eux-mêmes (ce qu’ils n’ont pas compris).
Le Général Napoléon Bonaparte, durant sa compagne militaire en Égypte (1798-1801), tenta d’appliquer cette stratégie en appelant les Égyptiens au patriotisme arabe, mais cela n’a eu chez ces derniers, qui ne comprenaient pas ce concept occidental moderne, aucun écho [7].
Une des raisons de cette incompréhension est que les Arabes, en tant que nation (et non en tant que « race »), appartiennent historiquement à la nation islamique, qui a intégré les Arabes aux autres peuples dans une communauté spirituelle et politique : la Umma. Sans cette nation religieuse, comme l’a expliqué Ibn Khaldûn, il ne peut exister d’unité arabe.
L’Histoire et la situation présente prouvent que ce grand visionnaire avait raison.
Le premier découpage du Proche-Orient
Durant le XIXe siècle, avant l’émergence du nationalisme arabe, les Britanniques, les Français, les Allemands et les Russes, ont déstabilisé le Proche-Orient à cause de leurs affrontements par communautés interposées pour le contrôle de la région.
Chaque puissance étrangère basait son influence sur une communauté vivant dans l’Empire ottoman ; communautés qu’elles utilisaient comme outil stratégique et géopolitique [8].
A la veille et durant la Première Guerre mondiale, les Britanniques ont soutenu les autonomistes arabes (les Syriens en Égypte : Partie de la décentralisation ottomane) contre l’Empire ottoman, tandis que les sionistes négociaient avec ces Arabes pour établir une alliance afin d’expulser les Turcs de la Palestine et fonder l’État juif [9].
En encourageant l’autonomisme et l’indépendantisme arabe qui se transformera plus tard en panarabisme et en nationalisme arabe, les Britanniques et les sionistes n’ont pas seulement opposé les Arabes à l’Empire ottoman, mais aussi les différentes communautés arabes entre elles.
Par exemple, les sionistes ont favorisé le dialogue avec les Arabes vivant en dehors des territoires palestiniens pour isoler les Palestiniens ; et cette politique est restée la même jusqu’à nos jours [10].
L’objectif des sionistes était de pousser les Arabes, incluant les Syriens installés en Égypte, à se révolter contre l’Empire ottoman et l’expulser de Palestine, et ce sans l’accord des Palestiniens, appliquant la vieille stratégie du diviser pour mieux régner.
En 1913-14, les Britanniques ont encouragé la création d’une nouvelle société secrète – fondé par Aziz Ali al-Misri – recrutant des officiers arabes de l’armée ottomane [11] pour détruire l’Empire de l’intérieur.
Les Britanniques ont suscité et largement utilisé le nationalisme arabe naissant pourdémanteler l’Empire ottoman, en transformant l’autonomisme en nationalisme panarabe. Ils y sont parvenus en faisant miroiter aux Arabes la chimère d’un large et indépendant État arabe. Promesse non tenue des Britanniques dans le but de mobiliser les Arabes naïfs contre les Ottomans.
N’oublions pas qu’en 1917 le général britannique Allenby a pris Jérusalem avec l’aide des troupes arabes [12], ces idiots utiles du sionisme dont les héritiers contemporains sont les soldats des groupes terroristes de Syrie et d’Irak qui apportent leur contribution à l’établissement du Grand Israël.
Abolition du Califat, acte stratégique
Cette séquence historique s’est conclue avec l’abolition du Califat en 1924 par Mustafa Kemal (dont la famille serait juive et originaire de Salonique, fief des sabbatéens, d’après l’enquêteur Ömer Kazim [13]), membre de la secte des Jeunes-Turcs qui sont issues des Donmeh (descendants des disciples du kabbaliste Sabbataï Tsevi faussement convertis à l’islam pour le détruire de l’intérieur [14]). Les Jeunes-Turcs qui ont pris le pouvoir grâce au soutien des loges maçonniques européennes implantées en Turquie [15].
L’abolition du Califat ne fut pas seulement la destruction d’une institution religieuse pour faire entrer le monde musulman dans l’ère messianique de la modernité ; ce fut un acte hautement stratégique.
Après la destruction de l’Empire ottoman, la division du Proche-Orient (avec l’accord secret de Sykes-Picot, 1916), et la réactivation du tribalisme arabe, l’abolition du Califat était l’assurance de maintenir le monde musulman dans une division perpétuelle et empêcher toute perspective de reconstruction d’une unité des peuples musulmans (tout particulièrement au Proche-Orient) autour de la seule institution qui peut unifier politiquement ces populations avec leur diversité ethnique. Tandis que le nationalisme, les idéologies modernes comme le socialisme et le libéralisme, maintiennent, en Occident comme en Orient, les sociétés dans ce qu’on peut appeler « une division dialectique ».
Une des conséquences directes de l’abolition du Califat fut l’apparition de l’islam politique (qui a donné naissance aux Frères Musulmans) généré par le réformisme islamique qui est en réalité une réforme maçonnique de l’islam [16].
L’islam politique qui, au-delà des apparences, fonctionne symbiotiquement avec le nationalisme arabe, car ils sont historiquement et organiquement liés [17].
Il est important de comprendre que le nationalisme arabe – bien qu’il ait eu ses (brèves) victoires dans la lutte contre l’impérialisme ; ce qui, par ailleurs, n’a été possible qu’avec le soutien du contre poids géopolitique des États-Unis : l’Union soviétique – n’est depuis l’origine rien d’autre qu’une réactivation, par les puissances étrangères (principalement les Britanniques), du tribalisme arabe à plus grande échelle, opposant les Arabes et jouant avec leurs intérêts nationaux à court terme. Les menant, pas à pas, patiemment, jusqu’à la situation présente.
Les Arabes sont tombés, il y a plus d’une centaine d’années, dans le gigantesque mais subtil piège de l’autonomisme qui s’est conclu par le découpage du Proche-Orient dont sont nées les nations arabes.
Le nationalisme arabe est donc ontologiquement le fruit de la division, que les dirigeants arabes n’ont jamais su dépasser et que les peuples payent aujourd’hui au prix fort.
Pour ceux qui serait en désaccord avec ce diagnostic du nationalisme arabe, je leur répondrai simplement que « l’on juge une politique à ses résultats » et un arbre à ses fruits…
Et le résultat de cette stratégie mise en œuvre par les sionistes, les Britanniques et les Américains après eux, est la neutralisation du monde arabe durant tout le XXe siècle.
Et ce ne sont pas les exemples qui manquent : en 1947, un accord secret fut conclu entre le premier ministre israélien Ben Gourion et le Roi de Jordanie, Abdallah, pour se partager la Palestine [18] ; en 1973, le Président d’Égypte, Anouar al-Sadat, abandonna la Syrie durant la guerre contre Israël au profit de l’État hébreu ; en 1980, Saddam Hussein lança une guerre inutile contre l’Iran pour les intérêts israéliens et américains, guerre qui fut alimentée par ces derniers…
Le nationalisme arabe a rendu impossible toute réelle alliance stratégique globale et de long terme des nations arabes.
Cette division fondamentale facilite très largement la tâche aux puissances étrangères et en particulier à Israël. Et c’est la raison pour laquelle le monde arabe est le témoin impuissant de sa déchéance au profit du plan israélien.
Par ailleurs, sans l’intervention russe à partir d’octobre 2015, la Syrie serait tombée.
L’abolition du Califat et la naissance de l’islam politique
L’abolition du Califat s’est faite à la suite de la Première Guerre mondiale qui a précipité la décomposition du cœur du monde musulman déjà travaillé de l’intérieur par les mouvements réformistes [19].
Des intellectuels réformistes modernistes, qui avançaient de pair et en parallèle avec les réformateurs politiques et autres révolutionnaires dont étaient les Jeunes-Turcs, se sont empressés, après l’abolition du régime traditionnel islamique – le Califat –, d’apporter leur caution intellectuelle, en usant d’arguments apparemment religieux, à la destruction de la principale institution islamique héritée du Prophète.
Il fallait aux réformistes mettre à contribution un raisonnement et une argumentation sophistiques de haut niveau pour justifier un acte considéré comme une haute trahison et ainsi duper les musulmans d’alors et d’aujourd’hui.
La Grande Assemblée nationale turque, fondée par les Jeunes-Turcs en 1920, a commandité un ouvrage appelé Le Manifeste d’Ankara, traduit en arabe en 1924. Ce manifeste, rédigé par des savants Turcs laïcs, visait à dépouiller dans un premier temps le calife de tous les pouvoirs temporels afin de ne lui laisser qu’un caractère symbolique et spirituel, avant l’abolition pure et simple du Califat.
Le principal argument avancé par les auteurs est que le Califat serait le produit d’un ensemble de conceptions issues de la raison humaine construites à partir des Textes sacrés ; par conséquent, d’après eux, les musulmans doivent se doter d’une institution plus à même d’instaurer le pouvoir du peuple.
Immédiatement après la parution en arabe de ce manifeste, a surgi un théologien réformiste Égyptien qui a apporté sa caution à l’abolition du Califat, en reprenant les arguments des laïcs Turcs et en poussant le raisonnement à des finalités extrêmes. Ce réformiste du nom de Ali Abderraziq (1888-1966) était un savant de l’université d’Al-Azhar et un juge…
Il convient de s’arrêter sur ses origines familiales et le courant idéologique auquel il appartenait, ce afin de saisir les raisons profondes et les motivations de sa prise de position.
Ali Abderraziq est issu d’une riche famille connue pour son engagement en faveur du courant libéral égyptien. Son père Hassan Pacha Abderraziq, était un des fondateurs du parti Al-Umma, puis un des chefs historiques du parti des Libéraux-Constitutionnels ; il était par ailleurs proche de deux grandes figures du réformisme : Muhammad Abduh (1849-1905) et Lotfi Al-Sayyid (1872-1963).
Le frère aîné de Ali, Mustafa Abderraziq, était un philosophe faisant partie de l’élite intellectuelle de l’époque en faveur d’une ouverture complète à l’Occident et de l’abandon de la tradition représentée par les dignitaires d’Al-Azhar.
Ali, quant à lui, était le digne héritier de l’ami de son père, Muhammad Abduh, qui était son maître à penser. J’ai mis en évidence, dans Occident et Islam – Tome I, le rôle historique d’Abduh et de son mouvement réformiste ; il a notamment joué un rôle important, lorsqu’il était grand mufti d’Égypte, dans la réforme de l’université d’Al-Azhar – en terme d’organisation et de méthodologie appliquée par les docteurs de l’université, alors qu’il était appuyé par les ennemis Britanniques [20].
De cette tentative du réformiste Abduh est né un clivage opposant d’un côté les traditionalistes et les partisans d’un renouveau moderniste représenté par Abduh et auquel se sont ralliés les frères Abderraziq [21]. D’ailleurs, Ali Abderraziq poursuivra l’œuvre de réforme d’Al-Azhar amorcée par Abduh avec un groupe de jeunes étudiants apparentés à ce dernier [22] .
Ali Abderraziq fut largement influencé par la pensée occidentale moderne – son objectif, en s’attaquant au Califat, était de faire embrasser les pays musulmans aux idéologies et aux régimes politiques modernes occidentaux –, notamment lorsqu’il fréquentait les orientalistes occidentaux à l’université égyptienne et peut-être plus encore après avoir passé près de deux ans en Angleterre pour y suivre des études séculières.
C’est en 1925, l’année suivant l’abolition du Califat, qu’Ali Abderraziq publia son ouvrage L’islam et les fondements du pouvoir, dans lequel il alla jusqu’à remettre en cause la légitimité religieuse du Califat.
Sa prise de position – qui fit grand scandale –, n’était pas étrangère à la situation politique égyptienne, car c’est au profit de la Constitution libérale égyptienne, pour laquelle sa famille a milité, qu’il tenta de discréditer sur le plan théologique l’institution califale [23] ; autant dire que nous n’avions pas affaire là à une démarche intellectuelle désintéressée et sans arrière-plan idéologique.
Les arguments et les thèses d’Abderraziq sont depuis lors jusqu’à nos jours ceux avancés par les réformistes modernistes, à l’instar de Tariq Ramadan [24], pour finir de diluer l’Islam dans la modernité tout en tentant de démontrer sa compatibilité avec les idéologies modernes et les régimes politiques qui en sont issus.
Et c’est à ce moment qu’entre en scène l’islam politique…
Cette séquence historique et les conséquences politiques de l’abolition du Califat ont été très bien résumées par Abdou Filali-Ansary lorsqu’il écrit :
« De nombreux auteurs remarquent la concomitance entre l’enterrement du califat et l’émergence des courants intégristes contemporains. Deux dates sont souvent mises en exergue : 1925, publication de « L’islam et le fondements du pouvoir » ; 1928, fondation du mouvement des Frères musulmans par Hassan al-Banna, qui allait enclencher une dynamique nouvelle dans les sociétés islamiques autour de l’idée du retour pur et simple au modèle de la première heure. L’apparition du slogan, puis de la doctrine de « l’État islamique », serait donc directement liée à la liquidation de l’espoir de ressusciter le califat, et donc au travail de sape réalisé par Ali Abderraziq. « Le califat est mort, vive l’État islamique ! », tel serait, très schématiquement résumé, ce qui s’est joué à ce moment.
Pareille coïncidence est effectivement remarquable. Son interprétation n’est toutefois pas aussi aisée qu’il y paraît. Faut-il l’entendre dans le sens strictement causal : l’excès de Ali Abderraziq, la vigueur de sa charge contre une institution qui symbolisa la continuité de l’entité islamique pendant des siècles auraient provoqué une réaction opposée, celle d’une reformulation de l’idéal de la communauté islamique à la fois dans des termes plus rigoureux, et dans une forme et un vocabulaire plus conformes à l’air du temps ? » [25].
Hamid Enayat, spécialiste des courants de pensées du monde musulman moderne, affirme lui sans aucune réticence :
« La crise du califat a eu un résultat doctrinal subsidiaire : elle a introduit l’idée de l’État islamique comme alternative au califat, lequel était désormais déclaré, que ce soit implicitement ou explicitement, par les sécularistes turcs comme par des musulmans d’apparence aussi différents que Ali Abderraziq, Rachid Ridha et les ‘ulama d’Al-Azhar, impossible à ressusciter » [26] .
En effet, la disparition du Califat va laisser en friche le terrain religieux qui sera immédiatement occupé – la nature ayant horreur du vide – par les mouvements de l’islam politique dits intégristes, à commencer par les Frères musulmans qui instrumenteront l’islam à des fins politiques.
Contrairement à ce que suppose sous forme d’interrogation Abdou Filali-Ansary, il n’y a pas dans l’abolition du Califat et l’émergence de l’idée de l’État islamique comme substitut à l’institution traditionnelle qu’une relation de cause à effet, car j’ai bien mis en évidence [27] le fait que les réformistes ont systématiquement avalisé les manœuvres politiques de subversion de l’islam menées par les révolutionnaires ; l’approbation qu’ont apportée les réformistes modernistes à l’abolition du Califat accomplie par les Jeunes-Turcs en est l’exemple le plus éclatant.
Cette séquence historique vient confirmer ma thèse sur la dialectique historique de destruction de l’islam dont les deux principaux moteurs sont le réformisme islamique et le wahhabisme et dont l’organisation des Frères musulmans est la synthèsei [28] .
En définitive, le réformisme favorable à l’abolition du Califat et les mouvements politiques comme celui des Frères musulmans et autres apparentés au wahhabisme ayant introduit l’idée d’État islamique comme alternative au Califat, apportent tous des nouveautés, des innovations blâmables (bid’a) en islam.
Comment ne pas y voir l’écho parfait de cette mise en garde du Prophète Muhammad :
« Il y aura à la fin des temps, dans ma communauté, des imposteurs et des menteurs qui vous parleront de ce que vous n’avez jamais entendu, ni vous, ni vos pères. Prenez garde à eux pour qu’ils ne vous égarent pas et sèment la discorde parmi vous. » [29]
L’abolition du Califat tant sur le plan symbolique que politique fut un séisme dont le monde musulman ne s’est pas relevé et dont il subit aujourd’hui encore les conséquences. Ce lien de causalité – entre abolition du Califat et décadence – est jusqu’à nos jours très largement sous-estimé.
Le Califat, bien plus qu’une simple institution, renvoie à la question de la souveraineté une et indivisible, et qui est elle-même directement liée à la question de l’unité politique sous une seule autorité ; celle-ci ayant disparue, c’est la division qui l’a remplacée. La discorde exacerbée par le tribalisme jaloux arabe a mué en nationalisme de rivalité et d’opposition.
Et c’est précisément sur cette division que le projet israélien avance.
La seconde division du monde arabe et la stratégie israélienne
Depuis 2011, le monde arabe est entré dans la phase finale du plan de remodelage par la destruction.
Dans la même perspective qu’au lendemain de la Première Guerre mondiale, Israël a actualisé sa stratégie vis-à-vis du monde musulman.
En 1982, un stratège ayant pour pseudonyme Oded Yinon, a mis à l’écrit un plan stratégique pour le ministère israélien des affaires étrangères intitulé « Une stratégie pour Israël dans les années quatre-vingts » [30].
Son texte ne se limite pas à la stratégie visant à élargir les frontières israéliennes après la destruction du monde musulman (à commencer par ses proches voisins) en opposant les communautés les unes aux autres ; il offre, dans l’introduction, une analyse réaliste, profonde et globale de l’Histoire, des idéologies modernes et de l’économie, avant d’entrer dans les perspectives géopolitiques.
Cette vision prospectiviste de long terme est précisément ce qui manque aux penseurs et aux stratèges du monde musulman et d’Europe. C’est ce qui explique le retard que l’on a sur l’avancée du projet messianique juif qui a accouché du sionisme.
Après avoir livré une analyse aux perspectives larges, Oded Yinon écrivit donc il y a 35 ans :
« A long terme le monde musulman arabe ne pourra exister dans son cadre actuel dans nos environs sans avoir à passer par de véritables changements révolutionnaires.
Le monde musulman a été construit par des étrangers (Français et Britanniques dans les années 1920) comme un château de cartes éphémère, sans que les souhaits et les désirs des populations aient été pris en compte. Il a été divisé arbitrairement en 19 États, tous constitués de combinaisons de minorités et de groupes ethniques hostiles les uns aux autres (il exagère ici à dessein pour les besoins de sa stratégie), de sorte que, de nos jours, chaque État musulman arabe fait face à une destruction sociale ethnique de l’intérieur, et en quelque sorte la guerre civile fait déjà rage.
Outre l’Égypte, tous les États du Maghreb sont composés d’un mélange d’Arabes et de Berbères non-Arabes. En Algérie, il y a déjà une guerre civile qui fait rage dans les montagnes Kabyles entre les deux nations du pays. Le Maroc et l’Algérie sont en guerre l’un contre l’autre sur la question du Sahara espagnol, en plus de la lutte interne dans chacun des deux pays. »
Ensuite il recommande l’activation de conflits entre toutes les minorités du monde musulman dans le but de détruire tous les États, du Maroc au Pakistan, incluant l’Arabie Saoudite.
Cela fait depuis 2012 que l’agent sioniste Bernard-Henri Levy appelle de ses vœux un Printemps algérien…
Il y a deux pays au Maghreb qui ont su maîtriser, par des voies et des stratégies distinctes, la vague déferlante des Printemps arabes, c’est le Maroc et l’Algérie ; et de toute évidence ils sont toujours sur la liste…
Souvenons-nous que Levy déclarait publiquement dès 2011 que « Le Printemps arabe c’est bon pour Israël ! », ou encore devant une assemblée de sa communauté « Ce que j’ai fait en Libye je l’ai fait en tant que juif » [31] .
Le Printemps arabe et les tentatives terroristes successives n’ont pu déstabiliser l’Algérie ; reste une dernière carte à jouer avant un éventuel bombardement de l’OTAN – qui serait périlleux face à une armée algérienne très bien équipée, notamment en armement russe –, celle de l’indépendantisme kabyle artificiel du MAK (Mouvement pour l’Autodétermination de la Kabylie) dont le président est un proche de BHL. L’objectif, conformément au plan Oded Yinon, est de s’attaquer à l’intégrité territoriale de l’Algérie via la Kabylie. Mais cette stratégie ne peut vraisemblablement pas aboutir car l’indépendantisme kabyle n’a aucune base populaire [32].
Nous voyons actuellement que des forces veulent profiter de la crise socio-économique dans le Rif marocain pour faire éclater le Maroc en surajoutant aux revendications sociales – qui sont parfaitement légitimes – des revendications identitaires et sécessionnistes pour provoquer un conflit identitaire opposant, comme le suggérait Oded Yinon, Arabes et Imazighen (Berbères).
D’après des sources proches du dossier des militants du mouvement social Haraka, des pressions énormes auraient été exercées sur le leader du mouvement Nasser Zefzafi pour qu’il transforme les manifestations en mouvement indépendantiste. Les mêmes sources affirment que des milieux basés à l’étranger lui auraient proposé des sommes importantes afin d’abandonner les revendications sociales au profits de slogans séparatistes ; ce que Zefzafi a refusé de faire [33].
Éviter de (re)tomber dans les (mêmes) pièges nécessite d’avoir une parfaite connaissance de la planification stratégique de l’ennemi…
Le monde musulman ne saura faire face au cancer qui le ronge sans fonder une réelle et solide contre-stratégie basée sur une analyse prospectiviste incluant une profonde et authentique pensée de restructuration. Ce qui est impossible sans le travail d’introspection et d’autocritique qui s’appuie sur l’Histoire réelle et non sur un roman historique fantasmé et les chimères des idéologies modernes.
Youssef Hindi