Le renseignement est sujet de fantasmes dans une société qui le représente au travers de personnages charismatiques vivant des aventures folles. On se l’imagine avec des agents du MI6 ou de la DGSE, mais on oublie vite que le renseignement n’est pas qu’une affaire d’État : des entreprises privées proposent des services quasi-similaires, à des États comme à d’autres entreprises. Une d’entre elles se démarquent par sa démarche pionnière et sa longue domination du secteur : Kroll.
Des pionniers d’un secteur nouveau
Kroll - l’origine J. Kroll Associates- est fondée en 1972 par Jules Kroll, homme d’affaire américain, ancien procureur et impliqué dans la campagne de Robert F. Kennedy de 1968. À sa création, la société se présente comme un cabinet de conseil au service des départements d’achat des entreprises. Mais très vite, et notamment à la suite du Foreign Corrupt Practices Act de 1977 - qui punit la corruption d’agents publics à l’étranger, ou encore le détournement d’argent en dollars – et de la libéralisation des économies, Jules Kroll décide de diversifier et faire croître sa société : la société se lance dans le secteur des enquêtes financières, où elle forgera sa renommée et posera les bases de l’intelligence économique privée moderne, allant jusqu’à « créer la pratique de l’intelligence économique », selon le journal spécialisé Intelligence Online. Spécialisée dans la traque d’actifs détournés, les crimes financiers et la due diligence, l’entreprise s’implante en Europe, en Amérique du Sud et en Asie, et est engagée par des cabinets d’avocats new-yorkais, des banques d’investissement, des entreprises technologiques en croissance - comme Nokia ou Motorola -, et même des États, à l’image du Koweït, juste après la première guerre du golfe.
C’est dans les années 90 que Kroll connait son apogée : présente sur tous les continents, elle se lance définitivement dans le conseil en stratégie et la gestion de crise, et possède près de 3500 collaborateurs dédiés uniquement à l’intelligence économique, allant d’auditeurs renommés à d’anciens agents des services de renseignement américains - ce qui leur octroie une proximité certaine avec ces derniers. Kroll est alors de très loin le cabinet d’intelligence économique le plus influent au monde, et il n’y a ni un scandale financier ni une OPA conséquente sans que Kroll ne soit engagée sur l’affaire : la société est simplement omniprésente. Aujourd’hui, Kroll est moins puissante mais reste encore l’acteur principal du secteur. Le cabinet a même su de nouveau se diversifier, en proposant aujourd’hui des solutions et des logiciels de cybersécurité et de protection de l’information.
Un tel succès fait des envieux, et on voit depuis le milieu des années 90 une véritable prolifération des cabinets d’intelligence économique reprenant les méthodes que Kroll a démocratisées au sein des cabinets privés. Jules Kroll voit son entreprise lui être rachetée en 2004 pour 1,9 milliard de dollars par Marsh&McLennan Companies, une entreprise de gestion de risques américaine. Après deux nouveaux rachats, c’est finalement Duff&Phelps qui acquiert Kroll. Autre symbole du succès du cabinet, Duff&Phelps unifie en 2021 toutes ses filiales sous la marque Kroll, souhaitant profiter de sa renommée historique.
Kroll : la CIA, mais en privé ?
Le renseignement n’est donc pas qu’une affaire d’État. Mais le fonctionnement des équipes de Kroll est-il équivalent à celui des services de renseignements des États ?
Si Kroll est souvent considérée comme la créatrice de la pratique de l’intelligence économique, c’est qu’elle est parmi les premières à avoir importé certaines méthodes des services de renseignement et à les avoir appliquées dans un cadre privé. En effet, Kroll – puis tous les cabinets d’intelligence économique ayant suivi – a repris les principales méthodes d’acquisition de l’information qu’utilisaient déjà les services de renseignement étatiques : la veille et l’investigation.
Après avoir été contactée, et que le client ait transmis les informations qu’il souhaite obtenir, Kroll peut alors mettre en place le dispositif le plus approprié.
La veille est privilégiée pour les demandes de moyen et long terme : le client ne cherche pas une information précise. Elle consiste en une vérification périodique des informations disponibles en sources ouvertes – c’est-à-dire accessibles à tous pour celui qui sait où les chercher - à propos d’entités (un État, une société concurrente…) ou de personnes que le client avait qualifiées comme « à surveiller ». Le cabinet peut également mettre en place des « capteurs humains », c’est-à-dire recruter quelqu’un ayant accès à des informations pour que celui-ci informe directement le cabinet de manière périodique au travers d’un rapport.
L’investigation est, elle, privilégiée pour les demandes de court terme : le client souhaite trouver une information précise, dont il a rapidement besoin. Elle se déroule en plusieurs étapes. D’abord, le cabinet cherche l’information en sources ouvertes. Cela peut être suffisant, mais si ça ne l’est pas, Kroll s’attaque alors aux sources humaines : c’est cette phase qui est la plus connue du grand public. Le cabinet va identifier des cibles, c’est-à-dire des individus qui détiennent potentiellement l’information recherchée ou qui pourraient mener à d’autres individus, qui eux la détiennent. Plusieurs possibilités alors : Kroll peut chercher à organiser un entretien avec la cible, c’est-à-dire une rencontre afin de soutirer de l’information à une personne ou un groupe sans que le but réel de la conversation ou de l’interview ne soit divulgué, ou encore mettre en place une filature, suivant la nature de l’information recherchée.
Kroll peut donc travailler sur deux niveaux d’informations :
- L’ « information blanche », l’information accessible en source ouverte : l’OSINT (open source intelligence).
- L’ « information grise », accessible grâce à l’investigation et par des sources humaines : le Humint (Human Intelligence).
Là est la différence principale avec le renseignement d’État : Kroll n’a pas le droit de faire de l’espionnage. Ses collaborateurs n’ont ni le droit de menacer, ni le droit de violenter, ni le droit de cambrioler afin d’obtenir une information ou un document précis. Ils n’ont pas non plus le droit d’accepter un document volé - de la part d’un capteur humain par exemple - même si celui-ci est la preuve écrite de l’information recherchée ou que le capteur le donne de son plein gré. Ces actions sont illégales et condamnables : on parle de délinquance économique.
Kroll est pionnière dans la pratique de l’intelligence économique car elle a su adapter ces pratiques à un cadre privé légal, afin de rendre accessible le renseignement et son efficacité à de nombreux acteurs du secteur économique.
Une efficacité clinique sur des affaires à grands enjeux
Kroll a donc eu le temps, en tant que première grande entreprise du secteur, de construire sa renommée. Celle-ci s’est forgée par la participation de Kroll dans de nombreuses affaires de délinquances financières et de renseignement économique depuis les années 1980.
Par exemple, Kroll a joué un grand rôle dans la mise en lumière des détournements de fonds du président philippin Ferdinand Marcos après son éviction du pouvoir en 1986. En effet, Kroll est missionnée par le Parlement américain lui-même pour enquêter sur un soupçon de détournement de 200 millions de dollars par le président et sa femme, Imelda, au pouvoir depuis 20 ans alors, régnant sans partage sur le pays. Kroll a alors traqué les actifs de la famille Marcos, et bien plus que 200 millions, ce sont plusieurs milliards de dollars détournés par le couple qu’elle a pu identifier. Cependant, Ferdinand Marcos meurt en 1989 avant qu’un procès ait pu avoir lieu. Les informations obtenues au cours de l’enquête ont pu servir par la suite à la condamnation d’Imelda Marcos pour corruption en 1995.
Plus récemment, Kroll a été engagée en 1991 par le gouvernement du Koweït pour enquêter sur les actifs de Saddam Hussein et de sa famille, menant à un scandale lorsque Kroll identifie parmi les actionnaires indirects d’Hachette des membres de la famille du dirigeant irakien. Elle l’est également à la fin des années 1990 par Bernard Arnault pour enquêter sur - et notamment filer - François Pinault, alors que les deux hommes étaient en concurrence pour le rachat de Gucci et Yves Saint-Laurent, puis en 2008 par Eiffage pour montrer que Sacyr avait lancé une OPA rampante pour en prendre le contrôle, chose faite uniquement grâce à de l’OSINT, ou encore par le gouvernement américain pour traquer les actifs de Bernard Madoff… Quand on dit qu’ils sont omniprésents !
En somme, Kroll est une société à part dans le secteur de l’intelligence économique : véritable pionnière, elle a fondé à son image un secteur peu connu du grand public en France. Elle a joué un rôle majeur dans la formation des géants de nos économies, qu’elle continue et n’est pas près d’arrêter de conseiller.