Il n’en reste pas moins que le portrait d’un monde financier gangrené par la fraude que nous offre dans les pages qui viennent Jean-François Gayraud est extrêmement convaincant, constat tragique qu’il complète par la thèse audacieuse d’un comportement de nos élites devenu mafieux, suite à leur conversion au cynisme distillé par les écoles de commerce les plus prestigieuses des deux rives de l’Atlantique, et très bientôt sûrement, présentes partout à la surface du globe. Gayraud me rejoint cependant sur la question des structures quand il examine in fine, le pouvoir de chantage qu’exercent sur nous tous les établissements financiers trop gros pour que la société dans son ensemble puisse ignorer le fait que leur chute entraînera le système tout entier à leur suite.
Il existe au cœur même de nos sociétés ce que nous avons pudiquement qualifié de « maux nécessaires » : des pratiques dont ni l’autorisation pure et simple, ni la prohibition pure et simple ne sont envisageables : la drogue, la prostitution, le commerce des armes. Faute d’avoir jamais su vraiment comment s’y prendre à leur sujet, nous prétendons leur livrer une guerre sans merci, mais sans vraiment y croire et dans le cas de figure le plus favorable, en refilant en réalité la patate chaude à la nation voisine, comme dans le cas des États-Unis et du Mexique, bien illustré par Gayraud.
Comment gérer ces « maux nécessaires » ? Le choix est simple : soit abandonner le secteur tout entier à des mafias qui s’érigent rapidement en rivales des pouvoirs officiels (quand elles ne les phagocytent pas entièrement), soit établir un modus vivendi en assurant les chenaux par lesquels l’argent sale retrouve au bout du compte son chemin vers le système financier officiel, moyen aussi de maintenir une surveillance discrète sur ce qui s’y passe. Il faut alors, de temps à autre, pincer une banque qui dépasse véritablement les bornes en la matière, quitte pour le public de s’étonner, comme dans le cas de la banque britannique HSBC, que les sanctions aient alors l’air de pure forme.
Il est bien sûr impossible de dire absolument tout sur tout et, dans ses précédents ouvrages, Gayraud nous a déjà présenté d’autres facettes de ce dont il nous entretient à nouveau aujourd’hui dans Le nouveau capitalisme criminel. Quelle est alors la représentativité des cas particuliers que l’on trouve rapportés dans le présent livre ?
Pensons d’abord au cas de la BCCI, banque en trompe-l’œil des années 1980, servant de façade à un ou à plusieurs services secrets, dont la CIA, qui n’apparut riche que parce qu’on imaginait à tort que de véritables riches lui faisaient véritablement confiance (alors qu’ils se contentaient de lui prêter leur nom contre rémunération), est-elle tombée au titre de seule pomme pourrie au sein du panier, ou bien la pourriture visible en son cœur quand elle s’est écrasée au sol est-elle celle qui se découvrirait semblablement dans chaque banque éventrée accidentellement ? C’est Franco Modigliani, prix Nobel d’économie en 1985, qui affirmait que toute banque apparemment en bonne santé est en permanence, dans certains de ses départements, une pyramide : une machine de Ponzi qui vit essentiellement sur la réputation de la banque d’être honorable.
S’agit-il donc avec la BCCI d’un cas isolé ? ou bien s’agit-il en réalité d’un cas typique qui n’a dû qu’à la malchance de faire un jour l’actualité ? Question extrêmement difficile à trancher ! De même pour le Japon, nation semi-bureaucratique, semi-mafieuse, ayant passé un compromis avec ses Yakuza pour de multiples tâches dont on imagine mal que s’en acquitteraient des gens comme il faut, tel le recouvrement des dettes ou l’intimidation des petits porteurs dans les assemblées d’actionnaires.
Le Japon est-il l’exception qui confirme la règle ou bien une illustration convaincante de la règle elle-même ? Si la seconde branche de l’alternative est la bonne, espère-t-on vraiment pouvoir faire fonctionner dans ce pays des centrales nucléaires dont – nul ne l’ignore – le fonctionnement exige une sûreté absolue dans tous ses détails et à toutes les étapes du processus ? Qu’en est-il si chacune des parties prenantes s’est acquittée de sa tâche en opérant des raccourcis ou en faisant des économies de bouts de chandelle en remplaçant la bonne qualité fiable par de la camelote ? Et quand survient la catastrophe, ce sont les Yakuza qui assembleront une armée d’asservis pour dette trop contents de se refaire un peu sur le plan financier – sinon sur celui de la santé – pour aller assurer dans des conditions rocambolesques le démantèlement et la décontamination des centrales éventrées. Et si le Japon n’est nullement exceptionnel, ni sous ce rapport, ni sous un autre, qu’en est-il de la sécurité du nucléaire civil à l’échelle de la planète ?
Que le Japon soit la règle plutôt que l’exception dans les accommodements avec le ciel et autres libertés prises avec les grands principes, se confirme quand on constate le même genre d’errements dans d’autres pays. Ainsi, aux États-Unis, où la banque britannique HSBC se voit pratiquement exonérée alors qu’elle a été prise la main dans le sac d’un blanchiment massif d’argent sale, parce que la punir pour ses turpitudes, ce serait, selon les dires d’Éric Holder, l’Attorney Général, l’équivalent de notre ministre de la justice : « mauvais pour l’économie américaine et peut-être même pour l’économie internationale ».
Comme Holder le laissa entendre, dans le monde d’aujourd’hui, les établissements financiers « Too Big to Fail », trop gros pour que leur chute n’entraîne pas celle du système financier tout entier à leur suite, sont aussi « Too Big to Jail » : trop gros pour pouvoir être poursuivis en justice, c’est-à-dire exhaussés de facto au-dessus des lois. Y a-t-il là cependant rien de bien neuf ? N’est-ce pas M. de La Fontaine qui écrivait dans la seconde moitié du XVIIe siècle déjà : « Selon que vous serez puissant ou misérable, les jugements de cour vous rendront blanc ou noir ». Ou bien ne s’agit-il là que du fonctionnement effectif de nos institutions, soudain apparu lisible en surface du fait de la crise mais par ailleurs nullement exceptionnel ?
La question que pose Le nouveau capitalisme criminel est de savoir dans quel monde nous vivons véritablement, par delà les apparences de démocratie, le régime initialement choisi par nous et qui recueille toujours nos suffrages. La démocratie existe-t-elle encore et s’il semble que oui, cette apparence n’est-elle pas trompeuse : n’est-elle pas seulement le fruit d’un décor habilement peint en trompe-l’œil ? Répond très crûment à cette question, un article fameux d’une équipe de l’Institut polytechnique de Zurich composée de Stefania Vitali, James B. Glattfelder, et Stefano Battiston [2], article publié en 2011, consacré au réseau de contrôle des firmes mondiales, sur lequel mon blog fut le premier à attirer l’attention dans le monde francophone (Gayraud rappelle que Le Monde seul en parlera dans la presse ayant pignon sur rue, en novembre de cette année là, soit deux mois après le débat qui avait eu lieu sur mon blog). Il est mis en évidence dans cet article qu’un petit groupe de 147 firmes contrôle 40 % de la finance et de l’économie mondiales ; le nombre monte à 737 si l’on veut atteindre les 80 %.
Si le groupe de Zurich analysa pour la première fois les données susceptibles de faire apparaître une telle concentration, la question se pose de savoir depuis combien de temps il en est ainsi ? Comme Gayraud le rappelle, on évoque traditionnellement en France les 200 familles : les 200 principaux actionnaires de la Banque de France qui, jusqu’en 1936, constituaient son assemblée générale, dont Édouard Daladier, Président du Conseil, disait en 1934 : « Deux cents familles sont maîtresses de l’économie française et, en fait, de la politique française. Ce sont des forces qu’un État démocratique ne devrait pas tolérer, que Richelieu n’eût pas tolérées dans le royaume de France. L’influence des deux cents familles pèse sur le système fiscal, sur les transports, sur le crédit. Les deux cents familles placent au pouvoir leurs délégués. Elles interviennent sur l’opinion publique, car elles contrôlent la presse. » Mais, comme le soulignent les auteurs de l’étude zurichoise, avec la concentration vient aussi la fragilité : l’imbrication des contrôles mutuels facilite les effets de contagion, comme le mit en évidence l’effondrement financier auquel on assista au cours de la troisième semaine du mois de septembre 2008 durant laquelle l’équivalent de mille milliards de dollars (750 milliards d’euros) durent être injectés dans le système financier pour empêcher sa paralysie totale.
Quand l’œil décèle l’illusion, comme c’est le cas aujourd’hui, la forteresse inexpugnable du capitalisme, minée par les inégalités criantes dans le partage de la richesse et par la spéculation, apparaît en pleine lumière comme le château de cartes qu’elle est en réalité. La panique s’installe alors et chacun court, accompagné des siens, vers les canots de sauvetage ou vers les radeaux qui sont à sa portée : qui, s’il a fait partie des bénéficiaires de l’illusion, en achetant une île en Micronésie et en la transformant en fortin, qui, s’il a fait partie des dupes, en achetant des pièces d’or et une arme à feu pour se protéger de la convoitise d’autres misérables comme lui.
Les exemples récents abondent où le grincement devenu trop strident des poulies en coulisse, l’effondrement de l’un des décors en carton-pâte de qualité trop médiocre, détruit l’illusion pour un public pourtant tout disposé à avaler de nouvelles couleuvres, à prendre de nouvelles vessies pour de nouvelles lanternes. Apparaît ainsi aux yeux de tous la collusion des autorités et des établissements financiers, enfreignant d’un commun accord les principes de saine gestion pour sauver in extremis un système entièrement déréglé.
C’est à quoi l’on assista par exemple en 2008 au Royaume-Uni quand les autorités contactèrent discrètement les banques pour leur enjoindre – sur un ton allusif – de sous-évaluer les taux LIBOR exigés d’elles par leurs consœurs, pour tenter de berner le marché des capitaux quant au niveau d’insolvabilité globale atteint en réalité. Quand le numéro deux de la banque d’Angleterre, Paul Tucker, fronçant les sourcils comme dans un film muet de la bonne époque, se tournera quatre ans plus tard vers la Barclays, l’une des banques qui avait contrevenu aux règles selon les instructions qu’il lui enjoignait, pour faire croire qu’un semblant d’ordre était maintenant rétabli, la Barclays, en la personne de Jerry del Missier, son Chief Operating Officer, vendra la mèche ; les ficelles entremêlées des deux marionnettes seront pleinement visibles quand celles-ci s’entraîneront mutuellement dans leur chute.
L’intérêt général n’est plus aujourd’hui garanti parce que les principes sont respectés, mais plus pragmatiquement parce que tout est fait pour éviter que le système financier ne tombe en panne, quels que soient les effets de miroir, les brumes artificielles et les hocus pocus qu’il faille mobiliser pour maintenir les apparences, et quelles que soient les exonérations rétrospectives des financiers coupables des pires excès. Les Français et les Belges conserveront un souvenir cuisant des exactions des dirigeants de la banque Dexia que la fièvre de l’or avait rendus fous, escroqueries sur lesquelles la raison d’État exige que l’on fasse maintenant une croix.
Aussi familier que tout ceci devienne, il faudrait encore pour que cela change, que quelqu’un ait à s’en plaindre. Or qu’importe que le High Frequency Trading ait permis aux gouvernements de manipuler les cours de la Bourse à la hausse, puisque cela fait croire, dans une prophétie auto-réalisatrice, que l’économie recouvre la santé et chacun s’en réjouit, les non-dupes au même titre que les dupes. Or qu’importe que les niveaux de taux du LIBOR soient manipulés à la baisse, dans un effort conjoint de ceux qui devraient faire respecter l’ordre et de ceux qui ont fait profession de le contourner, puisque ce sont ces taux artificiellement bas que l’on exige aussi des particuliers sur leurs emprunts et que la fraude les favorise donc également.
L’épargne des ménages américains de la classe moyenne est traditionnellement composée d’environ 40 % d’actions de sociétés et de 60 % de fortune captive dans les murs du logement. Quand la bulle de la Bourse s’effondra en 2000, et que la part actions de l’épargne se dégonfla, le gouvernement américain encouragea une bulle sur l’autre versant : celui de l’immobilier résidentiel. Quand vint le tour pour ce dernier de s’effondrer en 2007, le même gouvernement encouragea une nouvelle bulle boursière, fermant pudiquement les yeux sur les manipulations à la hausse – s’il devait être prouvé qu’il n’en était pas en réalité le véritable commanditaire. Mais qui dans la classe moyenne s’en offusquerait au nom de principes aussi peu pertinents en la circonstance que la morale ou l’honnêteté, puisque l’intérêt général est que le patrimoine se refasse une santé ?
La prétention séculaire de la finance à l’extraterritorialité de son domaine par rapport à la morale semble avoir triomphé. La « rationalité » supposée de l’homo oeconomicus transcende les catégories éthiques. Souvenons-nous tout de même qu’il ne s’agit nullement de rationalité au sens où on l’entend généralement mais, comme l’écrit très bien Gayraud, d’un simple « comportement carnassier ». Le semblant triomphe sous toutes ses formes : la finance n’est plus qu’un immense village Potemkine, les clients les plus importants de Madoff étaient au courant de la supercherie et se taisaient, les nouvelles règles comptables permettent aux dirigeants des entreprises de piller la richesse de celles-ci selon leur bon vouloir, le High Frequency Trading légitime le piratage des marchés boursiers par des hackers, mais qu’importe puisque chacun s’y retrouve !
Que la machine financière parvienne encore à fonctionner malgré le délabrement avancé qu’on lui constate met en lumière une vérité que les gens en place s’accordent à masquer : que la création de richesses à cessé d’exiger du travail humain. S’acquittent désormais de toutes les tâches, les robots qui ont envahi les usines, les « algos » qui passent leurs ordres sur les marchés au comptant et à terme – plusieurs milliers de ces ordres à la seconde, ainsi que les logiciels qui remplacent inexorablement les braves gens qui s’imaginent encore irremplaçables parce que, plutôt que leurs bras, c’est leur cerveau qu’ils emploient.
Les « gains de productivité », la richesse créée par le travail de machines qui n’exigent pas d’être rémunérées parce que le couvert et le coucher leur sont assurés, sont en effet redistribués entre d’une part, dividendes et versements d’intérêts qui vont aux détenteurs du capital : les « capitalistes » à proprement parler et, d’autre part, les salaires et bonus démultipliés qui vont aux « entrepreneurs » : industriels ou chefs d’entreprise. Si l’on veut qu’il en soit autrement, il faudra que l’exigent ceux qui travaillaient à l’époque où existait encore de l’emploi, parce que la logique des choses d’aujourd’hui, quant à elle, à cessé de l’exiger.
Terminons sur une note personnelle : tout ceci, à l’écrire, fait sens parce qu’il rejoint le parcours d’une vie.
Plusieurs mois avant que je ne découvre l’anthropologie et la sociologie qui deviendraient mes disciplines, je m’étais inscrit au départ dans une école de commerce. Après quelques jours de cours seulement, c’est un clin d’œil adressé à l’amphithéâtre bondé par le professeur de comptabilité qui m’en chassa. Ayant décrit dans une première colonne l’opération passée, il avait mis sur le tableau dans une seconde colonne sa transposition comptable maquillée, avant d’adresser un clin d’œil appuyé à son auditoire. Bien des étudiants présents avaient dû en conclure aussitôt qu’ils étaient exactement là où ils souhaitaient être.
Je m’inscrivis à la place en faculté de sciences économiques. C’est un autre sentiment qui me chassa de ce deuxième endroit. Je me préparais durant mon adolescence à devenir « savant », chimiste ou biologiste. Aussitôt que les premières équations de « science » économique furent inscrites au tableau noir, le sentiment d’une imposture s’imposa à moi : si ce qui m’était montré là présentait bien les signes extérieurs de la scientificité, il ne s’agissait pourtant sans aucun doute possible que d’une sinistre mise en scène. Dix ans plus tard je commençais d’en apporter les preuves.
Les dix-huit années que je passerai ensuite dans le milieu bancaire me révéleraient encore autre chose : la tolérance à la fraude exigée de ceux qui aspirent à crever le plafond de verre qui sépare les techniciens de la finance des dirigeants des établissements bancaires. Ce cynisme du « pas vu, pas pris » y porte un nom en langage codé : on l’appelle dans les hautes sphères, « esprit d’équipe ». Et c’est l’esprit d’équipe conçu de cette manière qui s’inculque dans les écoles de commerce. C’est au sein de celles-ci également que, comme à su le démontrer Donald MacKenzie [3], on apprend à ignorer le démenti par les faits, la révérence manifestée envers les modèles qui « conviennent » aux milieux financiers ayant à l’intérieur de leurs murs et sur leurs bancs, acquis priorité sur tout autre type de considération. Nous en payons là aussi aujourd’hui les conséquences.