Comme il sied de croire aux profondes inquiétudes de la Maison-Blanche – au moins est-il recommandé de faire semblant, une manière de politesse - nous n’aurons pas la désobligeance de croire que cette « désescalade » n’est pas un élégant artifice diplomatique destiné à sortir le président américain de l’impasse géopolitique où il s’était personnellement fourvoyé… de l’art subtil du double langage et des actes contredisant les paroles ! Entre la réunion à la Haye d’un « G7 extraordinaire destiné à peaufiner la riposte occidentale à l’annexion russe de la Crimée » quatre jours plus tôt et cette conversation sur ligne directe, le changement de cap aura été impressionnant [2].
En effet, dans les heures qui suivirent l’entretien du 28, le ministre russe des Affaires étrangères Sergueï Lavrov, devait à son tour développer l’idée d’une « coopération internationale en vue d’une stabilisation de la situation » ukrainienne : « Nos points de vue se rapprochent. Ma dernière rencontre avec le secrétaire d’État américain John Kerry à La Haye et mes contacts avec l’Allemagne, la France et d’autres pays montrent que s’esquisse la possibilité d’une initiative commune qui pourrait être proposée à l’Ukraine » [3]. Deux jours plus tard, dimanche 30 mars, Lavrov rencontrait à Paris son homologue américain après avoir déclaré « Si nos partenaires sont prêts, alors la Russie, les États-Unis et l’Union européenne pourraient former un groupe de soutien à l’Ukraine et lancer un appel conjoint à ceux qui sont maintenant au pouvoir à Kiev » [4].
Désescalade et déplacement du conflit
Mais en Ukraine la situation, loin d’être stabilisée, évolue toujours dangereusement : à la crise politique qui a conduit à la destitution du président légitime, Victor Ianoukovitch, puis à la crise militaro-diplomatique de Crimée, conséquence directe de la première… succède à présent une crise plus grave et plus profonde encore, celle de la dette qui est aussi celle de l’énergie au regard des pharamineux impayés au créancier russe Gazprom [1,8 md de $]. Une situation paradoxale pour un pays aussi riche de ses terres et de son sous-sol mais dont « actuellement 60% environ des recettes fiscales ne rentrent pas dans les caisses de l’État, soit qu’elles ne sont pas perçues, soit qu’elles sont retenues par les autorités locales, si bien que le déficit budgétaire - sur la base des deux premiers mois de l’année 2014 - atteint les 10% du PIB. Or il n’avait été que de 4,3% l’an dernier » [5].
Ainsi donc, à la guerre des mots, et aux gesticulations armées, succèdent sur le devant de la scène ukrainienne d’autres facteurs de déstabilisation dont les incidences ne manqueront pas également de modifier par voie de conséquence le paysage des relations intra européennes et euratlantiques. En fait, l’affrontement, loin d’être terminé, va se déplacer et se prolonger sur d’autres secteurs, dans d’autres domaines certes moins spectaculaires, mais grâce auxquels ou par le truchement desquels Washington est loin d’avoir dit son dernier mot… Ne faut-il pas en tout état de cause savoir, au moment opportun, effectuer des retraits tactiques à partir de positions intenables afin de mieux exploiter ensuite et à son profit de nouvelles configurations de terrain ?
Pour ce qui est de crise criméenne, il appert que la surenchère militaire ne menait nulle part. Comme effectivement « à toute chose malheur est bon » Washington ne pouvait et ne peut, en aucun cas, perdre sur tous les tableaux… car la situation nouvelle instaurée par l’annexion de la Crimée ouvre incontestablement un vaste champ de bons prétextes permettant de donner un grand coup d’accélérateur au resserrement des relations transatlantiques, notamment économiques, mais pas seulement, et plus particulièrement « énergétiques ». Tout en poursuivant sous d’autres formes une politique - jamais démentie depuis 1947 [6] - de « contention » de la puissance émergente russe [containment]. Désormais il ne s’agira plus seulement d’un provocant bouclier anti-missiles déployé en Mer Baltique et en Europe orientale prétendument destiné à contrer d’hypothétiques vecteurs balistiques iraniens, mais d’une guerre économique et énergétique condamnée à demeurer largement et longtemps inaperçue des opinions publiques occidentales.
L’Amérique grand bénéficiaire de la crise Russie vs Occident
Première conséquence, immédiatement visible celle-là, de la crise conflictuelle Russie vs États-Unis à propos de l’Ukraine : le resserrement sécuritaire de l’Alliance atlantique. Le diable islamiste ayant fait long feu, cela quel que soit son résiduel pouvoir marginal de nuisance il fallait d’urgence trouver un nouvel épouvantail [7]… parce que la menace salafiste est en réalité aujourd’hui devenue, hors de quelques banlieues extraterritorialisées, de moins en moins crédible. Surtout depuis que les foules occidentales se sont convaincues que la tragédie du 11 Septembre 2001 aurait de fortes chances de n’être qu’un « inside job » masquant une sorte de coup d’État… lequel devait permettre toutes les guerres injustifiables de la dernière décennie.
En l’occurrence le nouveau « diable » – selon la présentation quotidienne que nos médias nous en font - sera incarné par la Russie poutinienne, dite homophobe, anti-oligarchique et souverainiste… qui plus est réputée expansionniste, néo-impérialiste et annexionniste. N’accuse-t-on pas ici en France le président russe d’être « un nostalgique de l’époque soviétique faisant du révisionnisme quant aux frontières de 1991 afin retrouver une plus grande patrie » [8] ? Ceci faisant écho à ce que pense et en dit le président roumain Traian Basescu : « Ce qu’on a vu en Crimée pourrait être un scénario pour la Moldavie… Nous ne pouvons donc pas rester indifférents. L’objectif du président Poutine est de rétablir les frontières de l’Union soviétique ». Horresco referens !
L’occasion de resserrer sous la houlette de l’Otan les rangs des frileux européens était indéniablement trop belle pour la laisser passer. Il est à ce sujet d’ailleurs hautement emblématique que ce soit à l’occasion d’un sommet relatif à la Sécurité nucléaire que le président Obama soit venu battre le rappel de ses troupes [note1]. Ne perdons jamais de vue que, tandis que le Pacte de Varsovie - né en 1951 de la Guerre froide, en réponse au Pacte de l’atlantique nord [1949] - s’est auto-dissout le 1er juillet 1991 à Prague, au contraire de l’Otan qui a perduré… tant et si bien qu’en 1999 la majeure partie de ses membres avaient rejoint l’Alliance euratlantique réduisant à néant l’ancien glacis soviétique jusqu’à menacer très réellement les frontières de la nouvelle Russie.
Cependant et a fortiori, constater la consolidation des liens transatlantiques de Sécurité collective à l’occasion de la crise ukrainienne, ne doit pas limiter notre analyse au seul point de vue géostratégique. Une guerre pouvant en cacher une autre, moins apparente… voire quasiment invisible [9]
Faut-il rappeler et insister sur ce fait d’évidence que la guerre globale pour l’Unification du Marché universel, se déploie dans et sur de multiples dimensions ? À l’intérieur et à l’extérieur des nations qui s’y trouvent impliquées. Guerres souterraines les unes moins que les autres anodines… les guerres actuelles étant à ce titre prioritairement économique et revêtent, en fonction des besoins et des circonstances différentes formes et divers aspects : guerre de l’information, propagandes, rumeurs, guerre des représentations avec les industries de « l’opium virtuel pour tous » [Entertainment], cyberguerres, guerres financières et boursières, espionnage industriel à grande échelle, détournements des compétences et des savoirs-faire, et cætera… la liste est longue et ici, loin d’être exhaustive.
Guerre économique et guerre du gaz
Pourtant, ainsi que nous le disions, « à toute chose malheur est bon » ! L’indéniable défaite diplomatique de Washington que la subtilité d’un Lavrov a permis de maquiller en honorable sortie de crise – un cas analogue à la proposition Russe de neutraliser les armes chimiques syriennes, solution qui permis à Obama de sauver la face en renonçant in extremis à tirer ses missiles de croisière sur Damas – offre une exceptionnelle occasion aux Américains d’inonder le marché européen des sous-produits de leur ultime coqueluche, les gaz de schistes.
Débordant de gaz de schistes et de pétrole issu des sables bitumineux, la Grande Amérique vend désormais massivement et à vil prix de la houille brute à une Allemagne aspirée par son éprouvante transition énergétique [10]. Houille dont les Yankees n’ont plus que faire et qui alimente à présent les centrales à énergie fossile indispensables au fonctionnement de ces « intermittents du spectacle » que sont les parc d’éoliennes… lesquelles ne tournent qu’épisodiquement et le plus souvent pour un rendement passablement aléatoire. Disant cela nous ne mésestimons pas les fluctuations du marché qui viendraient relativiser ce raisonnement. Disons simplement que la réduction drastique - pour utiliser un anglicisme – de la dépendance énergétique de l’Europe à l’égard de la Russie – gaz et houille – se fera à l’avantage de l’Amérique du nord, de ses exportations de charbon et de gaz qu’une flotte de méthaniers se chargera d’acheminer à bon port.
La guerre économique/énergétique États-Unis versus l’Europe – l’Alliance n’exclut pas la mortelle concurrence entre partenaires, n’est-ce pas ? – va, grâce à la mise au ban de la Russie et à la politique de sanctions qui se mettra inexorablement en place, cela indépendamment du gel de la crise ouverte et de la normalisation diplomatique en cours, se doubler de l’injonction américaine à l’Europe de réduire sa dépendance énergétique – pétrole et gaz - vis-à-vis de la Russie… Car « l’Union européenne dépend pour environ un tiers des fournitures énergétiques russes : Allemagne et Italie pour 30 %, Suède et Roumanie pour 45 %, Finlande et République tchèque pour 75 %, Pologne et Lituanie pour plus de 90 %” [ilmanifesto.it26mars14] ».
Au reste ce ne sont pas les seuls européens qui dénoncent la « stratégie agressive » de l’Administration Obama, mais les propres organes de presse de l’Empire, tel le New York Times [11] qui avec un innocent cynisme nous prévient que pour réduire les approvisionnements énergétiques de l’Europe par la Russie, il est d’ores et déjà planifié qu’Exxon Mobil et d’autres Grandes Compagnies devront fournir des quantités croissantes de gaz à l’Europe, du gaz américain avons-nous dit, mais également provenant de la mise en exploitation des vastes gisements africains et plus encore proche-orientaux – précisons israéliens, chypriotes, grecs et in fine palestiniens et syriens … Projets et ambitions planétariennes qui annoncent de nouvelles guerres en perspectives en sus des grands bouleversements géopolitiques qui immanquablement en découleront !
Léon Camus 31 mars 2014