Comment expliquer que Barack Obama ne fasse pas le déplacement à Berlin ?
Zbigniew Brzezinski : C’est sa décision. Il aurait été bien qu’il y aille, évidemment. La chute du Mur fut un grand moment de joie et de libertés, le plus grand depuis le printemps des peuples, en 1848. Et ce fut aussi, bien sûr, un succès commun de l’Amérique et de l’Europe. Que croyez-vous donc que l’Amérique a fait en Europe pendant quarante ans ? Mais je ne veux pas en faire une « cause célèbre » [2], je ne veux ni défendre, ni critiquer la décision d’Obama. Je ne sais pas quelles sont ses raisons, peut-être en a-t-il de bonnes.
Hubert Védrine : La réunion qui aurait eu le plus de sens aurait été celle de Mikhaïl Gorbatchev, George Bush père, Helmut Kohl, Margaret Thatcher et… François Mitterrand. Pour d’évidentes raisons, elle ne peut se tenir. Alors qu’est-ce que les dirigeants actuels veulent célébrer avec ce sommet ? Le triomphe romain de l’Occident ? Mais Vladimir Poutine affirme que la fin de l’URSS a été la pire tragédie du XXe siècle ! Or, la chute du Mur en a été l’un des signes annonciateurs. Quant à Obama, voyez les urgences qu’il a à traiter, cela passe avant des commémorations ! Pour lui, en 2009, l’Europe n’est ni un problème, ni une solution, sauf pour l’Afghanistan où il demande à ses alliés de l’Otan des renforts, sans concertation préalable avec eux pour redéfinir la stratégie. Il a été élu pour sortir les Etats-Unis de la crise. Il est confronté à des casse-têtes gigantesques hérités de l’administration Bush - la dérégulation financière, les blocages au Moyen-Orient, l’impuissance occidentale face à l’Iran, le bourbier afghan. Se dire déçu de lui, après neuf mois, serait pour le moins prématuré.
La chute du Mur marque-t-elle, selon vous, la fin du communisme ?
H.V. : En 1989, la RDA était exsangue, à bout de souffle, déstabilisée, comme les autres démocraties « populaires », par la décision historique de Gorbatchev de ne pas recourir à la force dans les pays satellites qui s’écarteraient du socialisme. Son incapacité à maintenir ses frontières fermées a été un temps fort dans un processus entamé bien avant, en Pologne ou en Afghanistan, et conclu en décembre 1991. Dès 1985-1986 Gorbatchev avait passé par pertes et profits le contrôle soviétique sur l’Europe de l’Est. En 1989, Erich Honecker [le dirigeant de la RDA jusqu’en octobre, ndlr] n’était même plus capable d’empêcher ses ressortissants de fuir par milliers vers la Hongrie, laquelle les laissait ensuite passer à l’Ouest. Le Mur était déjà lézardé ! On aurait pu s’attendre à ce que son ouverture soit postérieure à la désagrégation de la RDA. In fine, le peuple de RDA, redevenu sujet de sa propre histoire, a précipité les événements !
Il y avait, en 1989, un décalage entre la majorité des dirigeants occidentaux qui mesuraient à quel point l’URSS et les régimes d’Europe de l’Est étaient minés, et les opinions publiques, qui croyaient encore à une terrible menace communiste. Pour ces dernières, la chute du Mur a été un événement gigantesque et inattendu, vécu comme un triomphe, une « chute » du genre de celle des murailles de Jéricho. Ce fut le début de cet ubris - l’ivresse - des Occidentaux qui les a longtemps empêchés d’anticiper sur le monde multipolaire. En outre, il faut distinguer la chute du Mur de celle de l’URSS. La première aurait pu ne pas entraîner la seconde. Ce qui intéressait Gorbatchev, c’était moderniser l’URSS. Il n’a pas pu concrétiser cette utopie par manque de soutien des Occidentaux, mais surtout parce que le régime communiste n’était pas réformable.
Z. B. :Je ne crois pas qu’on puisse séparer la chute du Mur de la fin de la division du monde en deux blocs. L’histoire est un processus complexe, fait d’interdépendances. Ce qui s’est passé à Berlin en novembre 1989 avait commencé à Gdansk, en Pologne, plus d’un an plus tôt. Ensuite, la fin du régime est-allemand a signifié la fin du contrôle soviétique en Europe de l’Est. Cela a stimulé à son tour les troubles massifs en URSS, dans les pays baltes, en Ukraine, en Azerbaïdjan… Lesquels ont précipité la désintégration de l’URSS. Mais les deux blocs, est-ce vraiment fini ? Ou bien cela recommence-t-il aujourd’hui avec la Russie de Poutine et Medvedev ? La Russie reste une puissance eurasienne. Quand on parle de la fin du contrôle soviétique en Europe, il reste bien sûr des questions géopolitiques qui ne sont pas complètement résolues. On voit beaucoup de pressions russes en Géorgie ou en Ukraine. Mais l’Histoire n’oscille pas entre paradis et apocalypse, c’est toujours un mélange des deux. La Russie d’aujourd’hui n’est certainement plus la puissance idéologique, politique et militaire qu’était l’URSS. La Russie défend un système autocratique, oligarchique et corrompu. Ce n’est pas un modèle idéologique qui peut s’exporter. Quant à son potentiel militaire, il menace surtout des petits pays comme la Géorgie, maintenant.
La chute du Mur, avec la réunification de l’Europe, a-t-elle été une chance pour la construction européenne ?
H.V. : L’élargissement n’a pas mis fin à une vraie avancée de l’intégration qui aurait été sur le point d’être réalisée par les Quinze. C’est une légende. Et il n’y a pas eu de « réunification » sauf si on considère que l’Europe avait été « unifiée » sous Charlemagne, Napoléon, Hitler ou alors par la Chrétienté. Mais on ne parle pas de la même chose, même s’il y a unité de culture et de civilisation. De toute façon, le processus d’adhésion était ouvert par le traité de Rome aux démocraties d’Europe. En 1989, François Mitterrand avait proposé de créer tout de suite une confédération pour les pays de l’Est en attente d’intégration, soulignant que leur adhésion prendrait quinze ans. Il fut très critiqué, alors qu’il a fallu attendre… quinze ans pour que ces pays entrent dans l’Union ! Il n’y avait aucune raison pour que l’Europe s’arrête à dix, ou à quinze… Maintenant, avec le traité de Lisbonne, la question institutionnelle est stabilisée. Mais la question géographique ne l’est pas encore, les Etats n’ont toujours pas une idée claire de ce que l’Europe doit être dans le monde : une entité molle et bien intentionnée ou un des pôles du monde multipolaire ?
Z.B. : Il suffit de comparer les cartes aujourd’hui et il y a un quart de siècle pour voir des différences essentielles et positives. L’Europe n’est plus artificiellement divisée. Elle est intégrée dans l’Union européenne et dans l’Otan. Elle est donc devenue plus sûre. Le droit à l’autodétermination et la démocratie l’ont emporté. Ne pas y voir une chance, c’est oublier que, du temps du Mur, une partie de l’Europe vivait sous la protection militaire et économique des Etats-Unis. Tandis que l’autre partie vivait sous des régimes répressifs, imposés de l’extérieur. L’Europe joue aussi un rôle plus important aujourd’hui dans le monde qu’il y a vingt ans. Une large partie du continent était alors, de facto, sous protectorat américain. L’Europe est aujourd’hui une superpuissance économique, pratiquement égale aux Etats-Unis. En revanche, il est vrai que sa puissance militaire est quasi inexistante. En tant qu’entité politique, l’Europe en est toujours au stade infantile. Il n’y a toujours pas une voix unique européenne et je doute que le nouveau président de l’UE [créé par le traité de Lisbonne] y change quelque chose. Mais ce n’est certainement pas à cause de l’élargissement que l’Europe manque de dimension politique : avant l’élargissement, cela n’avançait pas beaucoup non plus.
Les Etats-Unis ont-ils su profiter de leur victoire ?
H.V. : Saisis par l’ubris, ils ont cru être les maîtres du monde. Or, c’est dès le début des années 90 qu’il aurait fallu repenser l’organisation des Nations unies, du Conseil de sécurité, du G8… Au lieu de cela, les Etats-Unis et les Occidentaux ont plastronné, répandu partout l’économie de marché financiarisée, cru pouvoir imposer la démocratie et les droits de l’homme de l’extérieur. Nicolas Sarkozy a été l’accoucheur du G20, ce qui a été une bonne initiative. Nous aurions dû le faire dès les années 90. Ces deux décennies furent un moment chimérique, et du temps perdu. Le monde actuel est le contraire de ce que les Occidentaux avaient rêvé : ils ont perdu le monopole de la direction des affaires du monde ! Pour la première fois, tous les peuples sont devenus actifs sur la scène mondiale et pas seulement quatre ou cinq grands pôles. L’Occident restera encore longtemps l’ensemble le plus puissant, le plus riche et le plus rayonnant, mais uniquement s’il mène une politique intelligente qui désamorce les risques d’affrontements entre les civilisations, et change son mode de croissance. Obama a conscience de ces enjeux et il tente de nous dégager de cette impasse. Mais la plupart des dirigeants européens tournent en rond. Ils devraient aider Obama à réussir, même s’il ne le leur a pas demandé et s’il les traite avec désinvolture, au lieu de déplorer sa « naïveté ».
Z.B. : En un sens oui, ce fut une victoire pour l’Amérique puisque la guerre froide opposait l’Union soviétique et les Etats-Unis. Les Etats-Unis en ont-ils suffisamment tiré parti ? C’est très difficile à dire. Je ne crois pas que le rôle de l’Amérique dans le monde a fondamentalement changé. Même au temps de la guerre froide, l’Amérique était la puissance démocratique prédominante. Après l’effondrement de l’URSS, cette prédominance est devenue plus évidente. Mais elle a été ensuite diminuée par la déplorable décision d’entamer une guerre unilatérale en Irak, qui a suscité beaucoup de ressentiments. Malgré cela, c’est un fait qu’il y a une disproportion énorme entre les pouvoirs économiques, financiers, militaires ou technologiques des Etats-Unis et ceux des autres grandes puissances mondiales. Disproportion qui va probablement perdurer pendant au moins deux décennies. L’Amérique profite de ce statut particulier. Mais c’est aussi une responsabilité : sa politique étrangère ne doit pas être définie en fonction des seuls intérêts nationaux américains mais aussi, dans la mesure du possible, en gardant en vue les intérêts globaux de la planète.
Le monde est-il devenu plus imprévisible, plus dangereux, sans le mur de Berlin ?
Z.B. : Voilà une question qui reflète un manque de perspective historique. Ce qui semble imprévisible en 2009 ne le sera plus dans trois ou quatre ans. Chaque génération de dirigeants est convaincue d’affronter des problèmes sans précédent et, dans un sens, ils ont raison, on ne peut jamais être sûr de l’avenir, ni des facteurs accidentels. Mais de façon générale, l’état actuel du monde ne pose certainement pas de menace aussi graves que celle d’un holocauste nucléaire à laquelle nous étions confrontés pendant des décennies. Nous n’avons plus le défi d’une idéologie totalitaire qui séduisait jusqu’au sein de l’intelligentsia occidentale. Lorsque j’étais à la Maison Blanche [comme conseiller à la sécurité nationale de Jimmy Carter, de 1977 à 1981], l’une de mes responsabilités était de coordonner la réponse nucléaire. Nous savions que nous pourrions n’avoir que quelques minutes pour prendre des décisions impliquant la mort ou la survie de plusieurs millions de personnes. Aujourd’hui, nous sommes davantage conscients, peut-être, d’autres menaces globales, le climat, l’environnement, l’injustice sociale, le terrorisme… Ce sont des problèmes sérieux, mais qui ne sont pas de nature aussi apocalyptique que ceux qui étaient les nôtres il y a vingt ans encore.
H.V. : Il est surtout plus incertain que le monde stable et cruel de la guerre froide. Il est aussi beaucoup moins réjouissant que celui imaginé dans l’ivresse de la victoire de 1989. Est-il plus dangereux ? Oui, pour des raisons démographiques, écologiques et économiques. Non, stratégiquement, car je ne crois pas que l’ensemble des conflits non réglés débouche sur un scénario d’affrontement à grande échelle. La dissuasion nucléaire demeure. Le budget militaire américain représente toujours, à lui seul, 50 % des dépenses militaires mondiales. Ce monde rappelle à certains égards celui de l’Europe au XIXe siècle. Il y avait alors un système, imparfait, de « concert des puissances », avec des concertations régulières, qui a maintenu peu ou prou la stabilité. Nous avons aujourd’hui dans l’UE des pratiques bien plus avancées. A l’échelle mondiale, où tout reste à faire, un tel système de concertations permettrait de dépasser la bagarre multipolaire. Le G20 n’est pas, et ne peut être, un gouvernement mondial, mais il pourrait devenir l’enceinte où la compétition s’organise, où les Occidentaux s’habitueraient à ce que leur leadership ne soit plus que relatif, et où les émergents prennent leurs responsabilités.
Je suis davantage préoccupé par la difficulté à enrayer le compte à rebours écologique. Il y a une crise globale. La réponse ne peut être que collective et non pas globale, ce qui ne veut rien dire. Cela signifie que chacun d’entre nous est responsable à son niveau, depuis le citoyen qui éteint la lumière en sortant de la pièce, jusqu’à n’importe quel gouvernement, petit ou grand. Yes we should…