Si vous faites partie des 600 000 Français qui ont déjà téléchargé l’application StopCovid, vous l’aurez peut-être remarqué : aucune mention du terme « traçage », qui est pourtant sa fonction première, n’apparaît.
La page d’accueil porte une invite : « Protégeons nos proches, protégeons-nous et protégeons les autres. Participez à la lutte contre l’épidémie en limitant les risques de transmission ! » Et si votre doigt hésitait encore, l’engageant « Je veux participer », inscrit en lieu et place du classique « Télécharger », vous aura peut-être convaincu ? Rien d’étonnant : vous avez été « nudgé » !
Une équipe de spécialistes en sciences comportementales a œuvré pendant trois semaines pour rendre l’application désirable. Avec un mandat clair : faire en sorte que les Français, inquiets de la protection de leurs données personnelles et encore indécis, téléchargent quand même un outil défini par le gouvernement comme indispensable à sa stratégie de lutte contre le Covid-19.
« Le mantra du nudge (ou coup de pouce, en anglais), c’est que le message soit simple », résume Éric Singler, patron de la BVA Nudge Unit, une filiale du groupe BVA missionnée par le gouvernement. Mais le message actionne aussi des leviers émotionnels (appel à l’altruisme, à l’engagement…), et dans les jours qui viennent, il sera amplifié par d’autres actions : les titres de presse martelant le nombre, forcément « record », de téléchargements de StopCovid vont se multiplier, et de « grands messagers » témoigneront qu’ils utilisent eux-mêmes l’application afin de suggérer une adhésion massive de la population.
Une technique éprouvée (avec succès !) en 2017 par une poignée de militants qui avaient réussi le tour de force d’imposer l’écriture inclusive grâce à un simple sondage assurant que 75 % des Français y étaient favorables, alors que 12 % seulement des répondants avaient compris la question… « Nous sommes des animaux sociaux, et nos décisions sont inconsciemment orientées par toutes sortes de biais, précise Éric Singler. Or, la recherche a prouvé que l’homme tend naturellement à se conformer à la norme. » En clair : si vous pensez que la majorité des Français utilisent l’application, vous basculerez à votre tour pour vous conformer à cette « norme sociale »… Qu’importe qu’elle soit fictive : si la campagne est réussie, elle deviendra bientôt une réalité.
L’homme, cet être « irrationnel »
C’est tout le génie du « nudge », qui explique sa fulgurante popularité bien au-delà de la sphère économique et publicitaire, pour laquelle la théorie a initialement été pensée. Elle naît des travaux entrepris dès le milieu des années 1970, aux États-Unis, par des économistes qui cherchaient à comprendre les écarts observés entre les décisions qu’imposeraient les canons de la science et celles effectivement adoptées par les individus dans la vraie vie. À la croisée des neurosciences et de l’économie, leurs recherches démontrent que le cerveau de l’homo œconomicus est influencé par une foule de facteurs extérieurs, largement inconscients : son environnement, ses émotions, la norme sociale, l’aversion au risque… La liste de nos biais cognitifs compte aujourd’hui près de 200 entrées.
En 2008, l’ouvrage publié par l’économiste Richard Thaler et le juriste Cass Sunstein rencontre un succès fulgurant : Nudge, La méthode douce pour inspirer la bonne décision expose très concrètement comment les connaissances accumulées peuvent être utilisées dans la vie réelle : un simple « coup de pouce », une modification discrète de l’environnement, peut influencer les comportements plus sûrement qu’une campagne massive, et pour un coût très faible. Les publicitaires ont trouvé leur graal : c’est alors qu’apparaissent, sur les sites de location en ligne, ces messages clignotants anxiogènes : « Plus que deux chambres disponibles à ce prix »… La marque de soupes Campbell’s, en affichant la mention « promotion limitée à 12 boîtes par acheteur », va doubler ses ventes ! Mais l’amélioration potentielle des décisions relatives à la santé, et plus largement aux politiques publiques, apparaît elle aussi d’emblée. Cass Sunstein, qui est un intime de Barack Obama, le convainc dès 2009 de créer une « nudge unit » au sein de la Maison-Blanche, avec le but assumé de corriger les faiblesses de la nature humaine pour pousser les individus à prendre, par défaut, les bonnes décisions pour eux-mêmes. Il sera suivi par un nombre croissant d’institutions et de gouvernements – Royaume-Uni, Australie, Japon, Singapour, Canada… Et les avancées que permet la nouvelle approche sont réelles, de la fameuse mouche peinte dans les urinoirs pour inciter à pisser droit, aux nudges imaginés pour améliorer la sécurité routière, la lutte contre l’obésité ou le recouvrement des impôts. En 2017, Richard Thaler est récompensé du prix Nobel d’économie pour l’ensemble de son œuvre.
Le « nudge », élément clé de la campagne d’Emmanuel Macron
En France, une première collaboration du gouvernement avec BVA, en 2013-2014, pour faciliter la déclaration d’impôts est un succès : « Plus de 13 millions de personnes utilisent déjà le site impots.gouv.fr », est-il simplement rappelé dans le mail envoyé à la période de déclaration, faisant bondir de 10 % le nombre de télédéclarants. Deux ans plus tard, le jeune Ismaël Emelien, ex-publicitaire chez Havas et fervent lecteur de Thaler, devenu proche conseiller d’Emmanuel Macron, ne l’a pas oublié. « J’étais convaincu de la grande pertinence et de la modernité de l’approche », raconte-t-il. Et il signe un contrat avec la « nudgeunit » du groupe BVA, qui sera étroitement associée à chaque aspect de la campagne présidentielle, pour penser les meetings, les discours, la récolte de dons du candidat Macron. « Par exemple, ils ont changé complètement l’architecture de notre site Internet et activé le biais de pression sociale pour augmenter le don moyen, en expliquant que la plupart des gens donnaient 8 euros. Compte tenu de nos ressources limitées, ils ont vraiment amélioré l’efficacité de la campagne, avec des gains supérieurs à l’investissement. »
Arrivée à l’Élysée, l’équipe du président est convaincue de l’avantage d’intégrer les sciences comportementales à la conception de ses politiques, et en mars 2018, une cellule est créée au sein de la Direction interministérielle de la transformation publique (DITP). Aujourd’hui, sept chercheurs y travaillent, conseillant les ministères et le SIG (le Service d’information du gouvernement) sur un large éventail de problématiques, avec des méthodes (et une déontologie) sensiblement différentes de celles utilisées dans la sphère commerciale. « Nous ne sommes pas des religieux du nudge, qui peut séduire par son approche sympa et pas chère, mais qui reste un outil marketing à la base », explique Stephan Giraud, à la tête de l’unité. « Le cœur de notre action consiste surtout à simplifier la vie des gens. Le marketing fait autour du nudge a popularisé l’idée que les gens seraient irrationnels. Mais la plupart du temps, si les politiques mises en place fonctionnent mal, c’est parce qu’elles sont mal expliquées, ou qu’elles n’ont pas été pensées pour la vie réelle ! Nous avons travaillé, jusqu’à la crise du Covid-19, à simplifier et rendre plus efficaces des messages d’intérêt général : comment faire en sorte que les gens fassent plus de sport, consomment moins d’antibiotiques, fassent plus attention au sommeil de leurs enfants… » La crise du Covid-19 va rebattre les cartes.
D’un stade « exploratoire » à un stade « industriel »
15 mars. Alors qu’Édouard Philippe a annoncé la veille de nouvelles mesures pour enrayer l’épidémie qui touche alors 4 500 personnes en France, et que le gouvernement martèle la nécessité de respecter une « distance sociale », les Français se sont rués dans les parcs, dans les cafés, au marché, pour profiter d’un dimanche ensoleillé. Dans un message posé sur LinkedIn, le patron de la BVA Nudge Unit fulmine : « Le gouvernement semble découvrir avec stupéfaction que les humains ne sont pas rationnels : ils adoptent des comportements qui vont à l’encontre de leur propre intérêt sur un sujet pourtant critique. […] J’appelle solennellement (et humblement) les autorités à la constitution d’une task force d’experts en sciences comportementales pour travailler au côté des autorités », écrit Éric Singler.
Quelques heures plus tard, son téléphone sonne. Ismaël Emelien, l’ami de la campagne, active son réseau et lui décroche un rendez-vous à l’Élysée. Le 17 mars, la collaboration est actée : la nudge unit du groupe BVA conseillera le gouvernement, en complément de la cellule de sciences comportementales de la DITP, mobilisée sur des campagnes plus institutionnelles, et d’une spécialiste intégrée à la cellule « déconfinement » dirigée depuis Matignon par le haut fonctionnaire Jean Castex.
« Nous sommes réellement passés, avec cette crise, d’un stade exploratoire à un stade industriel », raconte l’un des membres de l’équipe, inondé de demandes d’avis de l’ensemble des ministères. « Dans cette crise, énormément de choses dépendent d’un enjeu comportemental, confirme à Matignon un membre du Service d’information du gouvernement. Nous nous sommes posé mille questions sur la façon dont les gens allaient comprendre la nécessité du confinement. » Chaque mot de l’attestation obligatoire de sortie est soigneusement pesé pour qu’elle soit la plus claire possible et, en même temps, suffisamment complexe pour inciter à ne sortir qu’avec parcimonie. Certains casse-tête mobilisent plusieurs jours les équipes. « Dans les Ehpad, à la demande du ministère de la Santé, explique Stéphan Giraud, nous avons mené une étude commando avec l’ARS Aquitaine pour comprendre comment des personnels admirables, respectant scrupuleusement les gestes barrières, pouvaient relâcher la pression le temps d’une pause cigarette. Il a fallu penser de nouvelles organisations pour leur simplifier la vie. » Les demandes de visuels pleuvent. Quelle signalétique dans les écoles, les commerces ? Comment symboliser le respect des gestes barrières ? Comment, surtout, apporter des consignes claires, dans une crise caractérisée par l’incertitude, à la fois scientifique et matérielle ?
« Notre toute première note a porté sur la façon de ne pas paraître contradictoires en disant à la fois aux gens d’aller travailler et de rester chez eux », confie Éric Singler. « Nous avons suggéré ce discours avec trois lignes de front : les soignants, les professions essentielles… Mais il fallait les nommer. » Dans ses discours, Emmanuel Macron commence à citer les hôtesses de caisse, les chauffeurs… Sur les masques, en revanche, dont la pénurie fait rage, pas de formule magique. « Nous avons voulu porter le message d’un usage » à bon escient, réservé d’abord au personnel soignant : je n’en porte pas si je ne suis pas malade. Dans l’urgence, il fallait faire au mieux avec les moyens du bord, et nous n’avions pas le choix : il n’y avait pas de masques ! Cela a pu être mal perçu, comme si les masques étaient inutiles… »
Les leaders politiques ignorent leurs propres biais
De fait. Les déclarations de Sibeth NDiaye ou d’Édouard Philippe déclarant de facto le port du masque « inutile » et gourmandant des Français qui ne sauraient pas les porter seront très mal perçues dans l’opinion publique. « La bonne gestion de cette crise repose essentiellement sur la confiance dans l’autorité. Un discours incohérent ébranle cette confiance, et le gouvernement français a commis cette erreur », estime Samuel Bendahan, docteur en économie comportementale et maître d’enseignement à HEC Lausanne. « Il aurait fallu dire, dès le début : nous n’en avons pas assez, donc il faut les réserver aux personnes prioritaires. Prétendre que cela ne servait à rien, alors qu’on a rapidement compris l’importance de la transmission par des gens asymptomatiques, n’était tout simplement pas vrai… » Et pour le chercheur – comble de l’ironie –, l’incident révèle les biais cognitifs des dirigeants français. « On a tendance à penser que les gens qui nous gouvernent sont des êtres supérieurs. Mais toutes les études montrent, au contraire, qu’ils sont soumis à des biais plus importants, du fait des situations intenses dans lesquelles ils sont plongés ! Le gouvernement français veut toujours donner l’impression qu’il sait les choses, qu’il maîtrise la situation, même quand ce n’est pas vrai. Et du fait de l’extrême centralisation du pouvoir, il a une approche autoritaire plutôt que transactionnelle. Votre gouvernement a beaucoup insisté sur la sanction : si vous ne faites pas ceci, vous ne partirez pas en vacances ! C’est totalement infantilisant, et contre-productif : si vous traitez les gens comme des enfants, ils vont avoir tendance à se conduire comme tels. »
Dans les « cellules » d’experts, les demandes gouvernementales ont parfois provoqué l’agacement. L’un d’eux l’avoue : « Je dois militer en permanence auprès des ministres pour leur expliquer que le nudge, ce n’est pas ce truc magique et pas cher qui va tout résoudre. Ils sont imprégnés d’une culture marketing, vendue par les agences de pub,décrivant les gens comme des êtres totalement irrationnels qu’il faudrait éduquer. C’est une tendance infantilisante, mais qui n’est pas celle que doit porter une action publique raisonnable et raisonnée. »
Incitation, ou manipulation ?
En forçant sur les techniques d’incitation douce, le gouvernement est-il allé trop loin ? Le décompte des morts effectué chaque soir par le directeur général de la Santé, pour « entretenir un sentiment de peur »et faire respecter le confinement, était-il indispensable ? N’a-t-il pas freiné les retours à l’école, au travail ? « Nous n’avions pas la main sur tout, loin de là », se défendent les experts qui l’ont conseillé. « Et ces questions relèvent du politique, pas du nudging. Notre rôle se limite à optimiser au mieux la façon dont on communique et l’investissement budgétaire. » Ismaël Emelien balaye ces critiques : « C’est un débat théorique. En réalité, tout est manipulation ! Chaque choix est le résultat à la fois du libre arbitre et d’une mise en scène. Et les techniques du nudge ne sont pas coercitives, on n’enlève aucune option. On fait juste en sorte que la personne regarde dans la bonne direction. C’est complètement indissociable de l’intérêt général. Quant à la question de savoir si le confinement était ou non d’intérêt général, elle a été tranchée de manière démocratique : le président a été élu. Quel est le problème de s’assurer que sa décision est comprise, et respectée ? »
Peut-être. Mais la « résistance » de Français contraints d’abandonner leur travail, leur commerce, pour éviter la saturation du système de santé, était-elle si « irrationnelle » ? « Il est très difficile, dans une crise de cette nature, de définir le bien commun », observe Samuel Bendahan. « Certains ont souffert davantage, ont perdu leur travail ou subi une perte de revenus. D’autres n’ont rien perdu du tout : retraites, salaires, capitaux, revenus locatifs… Mais il a fallu que d’autres financent cela ! »
Sauver des vies
Et il ne fait guère de doute, pour le philosophe Raphaël Enthoven, qu’ils l’ont fait consciemment. « Les nudges s’adressent à ce que Leibniz appelle nos petites perceptions. Le bruit global de la vague est composé de milliards de bruits de gouttelettes qui s’agrègent entre elles, mais qu’on perçoit comme un tout. Le résultat, sur le plan électoral, peut vous faire voter pour tel ou tel candidat à cause de la manière dont il croise ses doigts à la télévision : c’est l’un de ces moments où l’impensé nous gouverne sans qu’on le sache. Mais ces outils s’adressent au domaine de la perception non consciente, à des niveaux bien en deçà des radars de la loi ou de la contrainte. Rien n’empêchait de s’opposer à la durée du confinement… »
La crise a permis à chacun, en tout cas, d’apprendre à pas de géant. Et les études permettant de calibrer une communication, totalement absentes au début de la crise, permettent aujourd’hui d’affiner les messages. « Il y a quelques semaines, seules 30 % des personnes à risque se sentaient à risque, mais en l’absence de données, nous avons dû attendre pour cibler nos actions. Sitôt que nous avons pu, nous avons développé des outils pour inciter les personnes vulnérables à se protéger davantage. Cela tient en quelques mots, très clairs, martelés : 9 personnes décédées du Covid-19 sur 10 ont plus de 65 ans. » Et si un « nudge » peut leur sauver la vie… Pourquoi pas ?
Les erreurs de com d’Emmanuel Macron
Publiée à la veille du déconfinement, une étude conduite à l’université d’Aix-Marseille révèle à quel point la communication présidentielle axée sur un discours guerrier est tombée à côté de la plaque. Quatorze chercheurs ont testé, dans un processus rigoureux auprès de deux panels de 1 200 personnes, les messages qui ont été les plus efficaces. Verdict : les discours les plus épurés (« restez chez vous ◊) ou incitant à protéger sa famille et à se protéger soi-même ont eu le plus d’impact. La phrase d’Emmanuel Macron « nous sommes en guerre contre le virus » n’arrive qu’en septième position sur un total de 12 messages testés. Quant aux appels à l’unité de la nation et au lien collectif, ils font carrément un flop : les messages affirmant que les Français sortiront plus forts de cette crise (10e position), que la nation est avec les Français et qu’elle sera reconnaissante (11e position), ou que chacun doit se comporter comme tous les autres Français (12e position) arrivent derniers du classement.
Par Géraldine Woessner
Le Point.fr le 04/06/2020