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“Ne laissons pas privatiser les océans ” Alain Le Sann

mardi 7 septembre 2021

L’interdiction du filet maillant dérivant à thon, en 2002, 
a profondément marqué les pêcheurs européens : pour la première fois, 
un engin de pêche était proscrit 
sous la pression des organisations écologistes, qui l’accusaient 
de capturer des dauphins. 
Elles s’affirmaient ainsi comme 
des partenaires incontournables 
dans la gestion des
propos recueillis par Philippe Urvois .
Comment un écologiste, un humaniste convaincu peut-il remettre en cause les organisations non gouvernementales censées lutter pour la protection des océans ? En démontrant que nombre d’entre elles, financées par des fondations liées à des multinationales, dotées de puissants moyens et de plans médias en béton, agissent pour privatiser les mers et leurs ressources.
Alain Le Sann, créateur du festival Pêcheurs du monde et président du collectif Pêche et Développement, estime quant à lui que les océans sont un bien commun : leur gestion doit rester publique, pour un partage équitable. Un discours détonnant, qui peut surprendre certains militants…

Traditionnellement, la mer était souvent gérée par les États, avec la collaboration de ceux qui en vivaient et avec les conseils des scientifiques. Sa gestion était donc publique. Depuis quelques années, la protection des océans est devenue une question de société et on constate l’influence croissante de nouveaux intervenants. Comment s’est opéré ce changement ?

Pêche industrielle, ONG pêche, lobby pêche

Ce phénomène a commencé dans les années 1970 mais s’est cristallisé dans les années 1990 avec deux phénomènes : les marées noires, les dégâts occasionnés par l’industrie pétrolière – tout le monde se souvient du naufrage de l’Amoco Cadiz en 1978 devant les côtes bretonnes ou de celui du pétrolier américain Exxon Valdez en 1989 en Alaska – et la prise de conscience de la surpêche qui correspond alors, à l’échelle mondiale, à une réalité. L’effondrement des stocks de morue au large de Terre-Neuve et l’interdiction de sa pêche en 1992 provoquent un choc dans l’opinion publique : la mer et ses ressources doivent être protégées.

Comment cela s’est-il traduit ?

Aux États-Unis, les premiers à se mobiliser ont été les amateurs de pêche au gros qui s’inquiètaient de la raréfaction de leurs prises. Une coalition nationale pour la conservation des océans est créée dès 1978 et, en 1984, ces pêcheurs amateurs réussissent à faire passer un texte qui permet aux associations de porter plainte contre les gestionnaires des pêches s’ils n’arrivent pas à restaurer certains stocks. Des fondations américaines comme Pew Charitable Trust mettent en place, à cette époque, des financements pour créer des structures pour la protection des océans.

Beaucoup d’Organisations non gouvernementales environnementales (ONGE) élargissent et durcissent également leurs actions dans les années 1980. Elles se mobilisent pour la protection des bébés phoques, des baleines, des tortues et des dauphins… En 1989, l’ONU interdit les grands filets maillants dans le Pacifique. Suite aux campagnes de Greenpeace, la commission européenne les interdit en Europe en 2002. C’est la première fois qu’un engin de pêche est banni.

La Conférence de Rio, en 1992, renforce parallèlement les outils juridiques de protection avec la Convention sur la biodiversité, adoptée en 1993, qui a force de loi. Aux États-Unis, avec les financements considérables de fondations créées par de grosses sociétés privées, des ONGE comme Greenpeace, World Wildlife Fund (WWF), The Nature Conservancy (TNC), Conservation International ou Environnemental Defense Fund (EDF) deviennent ainsi des acteurs majeurs dans le monde maritime. Leur poids tient au fait qu’elles sont capables de mobiliser l’opinion publique et de faire pression sur les politiques. Elles peuvent ainsi promouvoir leur propre vision des choses – ou celle de ceux qui les financent – avec une maîtrise redoutable des médias.

Que préconisent exactement ces ONGE ?

Elles veulent prendre en main la gestion des océans, en particulier en multipliant les réserves intégrales et les aires marines protégées (AMP), après avoir imposé ce modèle à terre, comme au Kenya chez les Massaï – mais on pourra revenir sur ce point. La Convention sur la biodiversité, un traité international signé par cent soixante-huit pays, fixe un objectif de 10 pour cent des océans en AMP, mais l’Union internationale pour la conservation de la nature (l’UICN, composée de gouvernements et d’organisations de la société civile) demande déjà une mise en réserve intégrale de 30 pour cent des océans. Et Greenpeace milite pour que cela passe à 40 pour cent.

Les réserves marines intégrales – ici celle du Cap-Couronne, à Martigues – excluent toute activité humaine. La plupart des organisations environnementalistes militent pour leur extension. © Lionel Flageul

Beaucoup de ces ONGE préconisent aussi une privatisation de la gestion des espaces et des ressources marines ainsi que la privatisation des possibilités de pêche. Cela veut dire, concrètement, qu’une personne ou une société peut acheter des quotas de pêche, les louer ou les revendre comme des actions. La mer n’est plus considérée comme un bien commun, et les pouvoirs publics ne sont plus garants de sa bonne gestion, dans le sens de l’intérêt général. Pour ces ONGE, les pêcheurs ne disposent pas, en fait, de droits réels sur leur milieu et ils le surexploitent systématiquement parce qu’il reste accessible à tous.

Quel est le fondement de ce discours ?

La promotion des réserves intégrales pour protéger la biodiversité est fondée sur deux concepts élaborés aux États-Unis : la wilderness – référence à un état de nature originel –, et la « tragédie des biens communs ». Le premier fait référence à une nature idéale qui n’a pas connu l’empreinte humaine et qui doit servir de modèle de référence. Cette idée a pris corps au XIXe siècle avec la diffusion d’une série de photographies d’une nature merveilleuse, baptisée Wilderness par leurs auteurs. Elle a façonné l’imaginaire américain et a débouché sur la création du parc de Yosemite, en Californie. En réalité, c’était un mythe car les photographes avaient occulté toute trace de présence humaine sur leurs clichés : les Indiens habitaient la vallée de Yosemite depuis des millénaires…

La « tragédie des biens communs » a, quant à elle, été théorisée par Garett Hardin (un « écologue » américain très en vue) dans un article célèbre, publié dans Science en 1968. Il explique que lorsque la propriété d’un bien n’est pas clairement définie, il se crée automatiquement une compétition pour accéder aux ressources qu’il contient. Celles-ci étant limitées, cela produit inexorablement leur surexploitation. Pour y remédier, il préconise de ne plus le laisser en accès libre et gratuit mais de le rendre privatisable : ceux qui le posséderont auront ensuite tout intérêt à bien le gérer. Cette théorie va être reprise par les économistes libéraux et beaucoup d’écologistes.

Nombre d’écologistes et d’économistes libéraux pensent que les pêcheurs ne sont pas capables de gérer les ressources marines. L’exemple des pêcheries de coquilles Saint-Jacques, en France, tend à prouver le contraire. © Lionel Flageul

Dans les faits, ces solutions sont-elles efficaces ?

Les réserves marines peuvent protéger des espèces très sédentaires mais il n’a pas été démontré scientifiquement qu’elles pouvaient être efficaces à grande échelle. On sait aussi que cela n’a pas de sens pour des espèces migratoires et que la sanctuarisation de certaines zones entraîne toujours un report de l’effort de pêche sur d’autres lieux, provoquant des difficultés pour les populations locales.

À terre, la création des parcs s’est inscrite dans une stratégie d’expropriation des indigènes et de négation de leurs droits, de façon souvent violente. Lors du cinquième congrès mondial des parcs naturels, à Durban, en 2003, leurs représentants ont ainsi résumé cette situation : « D’abord nous avons été dépossédés au nom des rois et empereurs, plus tard au nom du développement et maintenant au nom de la conservation ». Les Indiens Yosemite ont été expulsés de leurs territoires ancestraux comme les Massaï en Afrique… Plus de cent huit mille réserves terrestres ont été créées à ce jour et des millions de personnes ont été déplacées. Au sein même des ONGE, cette politique a suscité de gros débats car il y a dans ces structures des militants sincères…

Et qu’en est-il de la privatisation ?

La théorie de la « tragédie des biens communs » a été remise en cause par l’économiste américaine Elinor Ostrom qui a démontré qu’il était possible de confier la gestion de ressources naturelles communes à des acteurs locaux, avec des normes sociales et un encadrement institutionnel. Elle a d’ailleurs reçu pour cela le prix Nobel d’économie en 2009. En mer, on sait par expérience que la privation des quotas de pêche a toujours entraîné une concentration au profit des grosses entreprises et la disparition des petits pêcheurs. Malgré tout, les économistes et écologistes libéraux continuent toujours à se référer à Hardin.

Certaines ONGE prétendent néanmoins qu’il n’y a pas d’incompatibilité entre les intérêts des peuples indigènes et une stratégie de conservation.

Dans les années 1990-2000, elles ont produit de grandes déclarations en ce sens : l’UICN et le WWF ont élaboré, dès 1996, des « Principes et directives de gestion des réserves en lien avec les peuples indigènes ». Ceux-ci étaient censés devenir des « partenaires ».

En Méditerranée, les organisations écologistes se sont mobilisées pour dénoncer les fraudes et la surpêche du thon rouge, jouant ainsi efficacement leur rôle d’alerte. © Lionel Flageul

Dans les faits, ces principes n’ont pas résisté longtemps et les conflits entre locaux et conservationnistes se sont multipliés. Les revenus issus du tourisme dans ces parcs reviennent surtout aux gouvernements ou aux gestionnaires privés tandis que les pauvres supportent le poids de la conservation. Comme l’explique l’anthropologue américain Mac Chapin, « les ONGE qui avaient la responsabilité de défendre les écosystèmes ont progressivement collaboré avec les gouvernements et entreprises qui étaient les acteurs les plus agressifs de cet empiétement et en sont devenues dépendantes ». Des représentants des peuples sud-africains ont même qualifié ce phénomène d’« apartheid vert ».

Ce que vous êtes en train de nous dire, c’est que la vocation de protection de l’environnement de certaines ONGE est aujourd’hui dévoyée ?

Je partage une partie de leurs constats et de leurs alertes – pêche illégale, défense de la biodiversité ou de la pêche artisanale, lutte contre la production de farine de poisson, alerte contre la surpêche…– mais je ne les suis pas quand elles cherchent à prendre le pouvoir, et je ne cautionne pas la privatisation des océans au profit d’intérêts particuliers et au mépris des autochtones. Qui finance aujourd’hui ces ONGE ? Leurs budgets sont considérables : celui des ONGE américaines représenterait, en tout, plus de 27 milliards de dollars !

L’argent provient de trois sources : des dons, des entreprises et des fondations. La part des fondations, dont on mesure très mal la puissance en Europe, est importante. Elles ont été créées par des hommes d’affaires qui ont fait fortune avec la libéralisation de l’économie mondiale dans les années 1980 et 1990. Elles correspondent parfois à des engagements philanthropiques, mais elles permettent surtout de bénéficier d’exonérations fiscales pour leurs entreprises, dont elles défendent clairement les intérêts.

C’est le même constat pour les fondations qui s’intéressent au monde maritime ?

Oui. La plupart sont liées à de puissantes multinationales. Cinq d’entre elles se détachent : The Pew Charitable Trust, issu à l’origine des industries pétrolières, et qui contrôle plusieurs ONGE ; la fondation de David et Lucile Packard, qui possédaient Hewlett-Packard ; la Gordon and Betty Moore Foundation, mise en place par le cofondateur d’Intel ; The Walton Family, créée par les fondateurs des chaînes de grande distribution Walmart, et Oak Foundation, la fondation de l’homme d’affaires Alan Parker, qui a fait fortune dans les produits de luxe. Elles ont en commun une vision conservationniste poussée à l’extrême et une aversion pour un État fort. Ce sont elles qui mènent le jeu au niveau international.

Comment ces fondations contrôlent-elles des ONGE ?

Les ONGE agissent comme des lobbies au service des multinationales, via les fondations. Celles-ci ont une vision stratégique des enjeux maritimes, décident des objectifs à atteindre et de la façon d’y parvenir. Leur pouvoir est celui de l’argent : elles financent les ONGE, en continu ou au coup par coup, en les incitant parfois à former des coalitions pour atteindre leurs buts. Les dirigeants de ces ONGE sont payés comme des cadres de multinationales, et souvent choisis par les fondations. Mais elles n’ont parfois même pas besoin de le faire…

Pew, notamment, n’hésite pas à poser ses conditions : les ONGE ne doivent pas viser les entreprises privées, mais attaquer l’État en priorité. Le fonctionnement de toutes ces structures n’est pas démocratique et les ONGE qui ne sont pas « dans la ligne » sont marginalisées.

Les actions spectaculaires font partie des méthodes de communication habituelles des organisations environnementalistes. Depuis peu, des antispécistes, qui militent contre les souffrances infligées aux animaux, ont aussi pris les pêcheurs pour cible. Ils manifestent ici à Gênes, lors du salon Slow Fish qui met en avant les communautés pratiquant une pêche artisanale responsable. © Lionel Flageul

Comment ces fondations et ces ONGE font-elles passer leur message ?

Quand une campagne est décidée, le terrain est d’abord préparé par les ONGE qui médiatisent le problème afin qu’il soit perçu par le public et les élus. Ceux-ci sont ensuite mis sous pression pour obtenir des résultats politiques. Ces ONGE diffusent des messages volontairement catastrophistes et mettent l’accent sur la nécessité de répondre à une situation d’urgence. Pour justifier leur discours, elles partent souvent de situations ponctuelles qu’elles extrapolent. Cela a par exemple été le cas lors d’une campagne annonçant « la fin du poisson » en 2048, à cause de la surpêche. Cette approche est très controversée, mais très efficace au niveau de la communication… Une autre stratégie consiste à désigner un ou des responsables pour une situation donnée. Ainsi, les pêcheurs se retrouvent souvent seuls sur le banc des accusés, alors que les scientifiques reconnaissent que la pollution et le changement climatique ont un impact prépondérant sur l’écosystème.

D’autres campagnes, enfin, sont directement destinées à redorer l’image des multinationales : c’est du « greenwashing ». Le pétrolier BP, par exemple, a été présenté comme un modèle d’entreprise bâtissant son avenir sur les énergies renouvelables alors qu’il multipliait les forages offshore.

Ces campagnes doivent tout de même avoir un minimum de fond pour être crédibles…

Elles s’appuient sur des scientifiques ou sur des experts, mais pas n’importe lesquels : certaines ONGE n’hésitent pas à attaquer frontalement la recherche publique quand elle ne va pas dans leur sens. Les fondations ont aussi investi massivement dans la recherche sur la pêche, par des systèmes de bourses ou par des subventions directes aux laboratoires. C’est leur second poste de dons, estimé, au minimum, à 90 millions de dollars par an. Les études qu’elles publient sont souvent de portée mondiale et sont systématiquement relayées par les médias, sans aucun sens critique. Quand WWF sort un rapport, c’est parole d’évangile…

Pourquoi ces fondations et ces ONGE s’intéressent-elles maintenant à la mer ?

La mer représente 70 pour cent de la planète, c’est la nouvelle frontière du développement. WWF place les océans au septième rang des économies mondiales grâce à une production de biens et de services évaluée à 2 500 milliards de dollars (rapport Planète Vivante Océans, WWF, 2015). La valeur globale du patrimoine océanique serait, quant à elle, estimée à 24 000 milliards de dollars. La nature est envisagée comme un capital naturel à valoriser financièrement.

Aux Seychelles, la pêche artisanale était déjà marginale face aux grands thoniers européens. Désormais, elle va aussi devoir composer avec les énormes réserves marines progressivement mises en place par l’ONGE américaine The Nature Conservancy, en contrepartie du refinancement 
de la dette de l’État seychellois. © Thibaut Vergoz/Zeppelin Network

Il faut se poser des questions simples : comment gère-t-on l’espace maritime, au bénéfice de qui et avec quel impact environnemental et social ? Si la création de parcs a une incidence immédiate sur les populations locales, leur fonctionnement coûte très cher par la suite. Dans un premier temps, il est souvent assumé par les États, mais ils n’ont pas les moyens de le faire sur une longue période. Dans un second temps, on en concède donc la gestion à des privés : des ONGE, des fonds fiduciaires dont le but est lucratif. Dès lors, ils bénéficient des revenus du tourisme ou du marché du « carbone bleu » [revente de crédits permettant à des pollueurs d’améliorer leur bilan carbone, NDLR]. L’instauration des zones protégées justifie aussi l’octroi de droits d’exploitation ou d’extraction à côté de ces parcs.

On assiste ainsi à un partage des océans entre les zones mises en réserve, qui servent d’alibi environnemental, et celles livrées à l’exploitation. C’est ce qui s’est passé à terre et qui est en train de se produire en mer. Le Kiribati a ainsi bénéficié de dons importants et d’une zone d’exploration dans la zone de Clarion-Clipperton en échange de la mise en réserve de la majorité de sa Zone économique exclusive (ZEE). C’est aussi le cas aux Seychelles : TNC a repris une partie de la dette de l’État en échange de la gestion d’une grande partie de la ZEE et du contrôle de zones riches en pétrole.

La création de réserves et la privation des ressources marines ne seraient finalement qu’une étape pour ces multinationales ?

C’est vraisemblable, même si le phénomène reste difficile à décrypter. Tout laisse penser qu’on est face à un processus d’accaparement des mers, comme on l’a constaté pour les terres cultivables. Pour l’instant, on se contente de faire place nette et de se débarrasser d’activités gênantes, comme la pêche. Mais on voit déjà wwf se positionner comme conseiller en investissements environnementaux pour des banques d’affaires et tnc créer le fonds d’investissement NatureVest, avec la banque Morgan. Ce processus risque d’être rapide parce que les petits pêcheurs n’ont aucune protection juridique face à un droit de l’environnement bien établi et qu’ils sont déjà marginalisés.

Cette politique a-t-elle déjà produit des effets ?

Entre 2000 et 2006, les cinq fondations que je vous ai citées ont fortement investi dans la réforme des pêches : 231 millions de dollars aux États-Unis. Une intense activité de lobbying a abouti à la mise en place de Quotas individuels transférables (QIT), qui peuvent se vendre ou s’acheter selon une logique de marché. Entre 2006 et 2011, quand ces réformes se sont concrétisées, les onge ont commencé à mettre en place des « partenariats de pêche durable » – en anglais, sustainable fisheries trust. Ceux-ci permettent à des pêcheurs de racheter des droits de pêche avec l’appui financier des ONGE à d’autres pêcheurs qui renoncent à leur métier. Le trust reloue ensuite ces quotas aux pêcheurs restants, qui dépendent donc fortement de cette structure… Quand le groupe de pêcheurs sera réduit, on passera sans doute à la mise en place d’une gestion spatialisée, basée principalement sur des zones sans pêche.

En France aussi, la pêche joue un rôle essentiel pour certains territoires, comme ici au Guilvinec. Pourtant, les professionnels de la mer et les communautés côtières ont de plus en plus de mal à faire entendre leur voix sur le chapitre de la gestion des ressources et des espaces marins. © Lionel Flageul

La stratégie est la même en Europe ?

Lors de la dernière réforme de la Politique commune de la pêche (PCP), en 2014, 75 millions de dollars ont été investis et les mêmes méthodes ont été employées. Pew a créé Oceana et financé Ocean 2012, des ONGE capables de proposer des textes « prêts à voter » à la Commission européenne, chargée de cette réforme. La commissaire Maria Damanaki, à l’époque, s’est montrée très sensible à ces arguments. Elle est aujourd’hui employée par la fondation TNC en tant que chargée de son programme Océans, sans que cela choque personne…

Les QIT n’ont pas été rendus obligatoires, même s’ils séduisent beaucoup d’États européens, mais on constate la mise en place d’embryons de trusts au Royaume-Uni, avec le soutien de WWF et de Greenpeace. D’autres idées sont passées, comme l’interdiction de la pêche au-delà de 800 mètres de profondeur, obtenue par l’association Bloom, soutenue par Pew, et l’obligation d’arriver dès 2020 à restaurer les stocks de poissons pour qu’ils atteignent le Rendement maximum durable. Cela signifie qu’ils doivent être dans une forme optimale pour produire une « rente » maximale, sans que cela les affecte. Cette courte échéance va fragiliser beaucoup les pêcheurs… Et si l’objectif n’est pas atteint, on pourra demander des comptes aux politiques…

Parmi les succès récents de ces ONGE, on peut aussi citer le label « Pêche durable » mis en place par Marine Stewardship Council (MSC) : créé par WWF, ce label privé s’est imposé au détriment d’un label public, et les pêcheurs doivent payer pour l’obtenir. Mais le plus inquiétant, c’est le projet de la Commission européenne appelé Stratégie de croissance bleue : il établit un programme de promotion et de soutien aux activités marines qui privilégie la protection de l’environnement, le tourisme, la valorisation des ressources minérales, les énergies marines renouvelables et les industries offshore… en ignorant la pêche.
Pêche industrielle, ONG pêche, lobby pêche

Maria Damanaki, la commissaire européenne à la pêche, intervient en 2012 sur le stand de la Commission au salon Seafood de Bruxelles, spécialisé dans les produits de la mer. Le panda du WWF y figure en bonne place. © Lionel Flageul

Je suppose que ce n’est pas la première fois que vous exposez cette analyse. Comment est-elle reçue ?

En France, on n’est pas habitué à ces fondations et les ONGE bénéficient d’un capital de sympathie. Les gens les pensent indépendantes et croient ce qu’elles disent. Tous les stocks de poissons ne sont pourtant pas surexploités en Europe, ils vont même plutôt mieux ! Beaucoup de gens confondent aussi ces ONGE et ces fondations avec les associations de défense de l’environnement comme Robin des Bois ou Eaux et Rivières, qui jouent un rôle très appréciable et qui ont, elles, un fonctionnement démocratique et un ancrage citoyen. Ce discours, même si je ne suis pas le seul à le tenir, surprend, c’est vrai, mais il est étayé. Ceux qui le nient n’apportent pas d’arguments contraires. Au pire, ils nous traitent de complotistes. On aurait pu reprocher la même chose à ceux qui ont dénoncé les politiques de libéralisation dans les années 1980…

Existe-t-il des solutions alternatives ?

Nous sommes en face d’une idéologie très agressive, et notre société tend à s’aligner sur le modèle américain. Cela dit, l’approche libérale n’est pas la seule voie possible. Il faut reconnaître aux personnes qui vivent depuis toujours d’un milieu des droits et des responsabilités dans sa gestion. Pour la pêche notamment, qui reste soumise aux lois de la nature… Aux États-Unis aussi, certaines voix commencent à dire qu’il faut réformer le système des fondations pour réduire leur pouvoir… La mer et ses ressources sont un bien de l’humanité, un bien public. Elles doivent être partagées de façon équitable et il revient aux États de s’en assurer. Elles ne doivent en aucun cas entrer dans le capital d’une société ou d’une organisation ni faire l’objet de spéculations. En vous disant cela, je défends simplement une certaine idée de la démocratie et de l’intérêt général. Je milite pour une approche respectueuse de l’environnement mais aussi des droits des gens qui en vivent.

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