Peut-être serait-il temps de relire La Révolte des masses que José Ortega y Gasset publia en 1929 ? Dans cette œuvre, l’Espagnol se fait le prophète inquiet de ces soulèvements populaires auxquels nous assistons justement dans le monde arabe - mais pas seulement, même si nos médias omettent de nous en parler - et qui n’en sont, de toute évidence, qu’à leurs premiers débuts. Et avec une éventuelle contagion à d’autres parties de la planète ! Ainsi le Sénégal musulman sera certainement le premier en Afrique sub-saharienne à suivre l’exemple de ses frères du Nord.
Les protestataires ne tentent-ils pas de s’organiser en Chine au grand dam du Parti communiste qui est presque parvenu à faire le black out sur le séisme qui secoue l’orient arabe ? Des révoltes qui en vérité ne se limitent pas au monde islamique même si elles prennent des formes plus discrètes, moins violentes, moins telluriques sous des dehors plus policés : considérons sous cet angle les frondes politiques des européens qui en Irlande et en Islande viennent de débarquer des gouvernements d’incapables et de vendus ; pensons également aux émeutes grecques, à la Belgique moribonde… et pourquoi pas demain, la France ?
Mais alors que les médias hexagonaux se gargarisaient du remaniement gouvernemental ce dimanche 27 février (une non-information pour la chaîne Euronews) et à faire une fixation compulsive sur la Lybie, les Français étaient soigneusement tenus dans l’ignorance que la colère gronde à présent de plus en plus fort et de plus en plus loin… Sur l’Irak où l’on tire à vue sur les manifestants et surtout dans ces îlots de prospérité que sont le royaume de Bahreïn, le Sultanat d’Oman et maintenant l’Émirat du Qatar, siège de la chaîne internationale Al-Jezirah et surtout de la plus grande base opérationnelle des É-U dans la région hors d’Irak et face à l’Iran. [1]
Là, dans ces pétro-monarchies aux architectures futuristes, il ne s’agit plus de la révolte de masses des jeunes de moins de vingt-cinq ans, sans avenir ni espoir, lesquels représentent en moyenne 48% des populations du Maghreb… cela dans un monde arabe à l’essor démographique sans frein : de 172 millions d’âmes en 1980, celui-ci a dépassée 330 millions en 2007 et devrait atteindre 385 millions en 2015 avec un taux moyen à 17% de sans emplois. [2]
Les facteurs démographique et économique expliquent beaucoup de choses mais en effet n’expliquent pas tout. Cependant quel État, même doté d’une élite surdouée, parviendrait à suivre une démographie en expansion galopante et à créer des emplois en proportion ? Au contraire on voit les autorités algériennes toujours bien inspirées, importer massivement de la main d’œuvre chinoise au détriment de ses propres nationaux !
Voyons également dans l’explosion des communications satellitaires, télévision, Toile, téléphonie portable et l’invasion des sous-produits de l’industrie du divertissement (cinéma et jeux vidéos), la diffusion d’une world culture permissive et consumériste suscitant et entretenant une prodigieuse frustration au sein de jeunesses désœuvrées dont les rêves les plus simples, tel le mariage souvent, sont quasi irréalisables. Une jeunesse éduquée ou non (et le rôle des chômeurs diplômés n’est pas ici négligeable) mais de mieux en mieux informée et par conséquent de plus en plus tendue vers une « modernité » aussi omniprésente qu’inaccessible.
Parce que ne nous leurrons pas, il ne s’agit pas a priori d’une révolution dirigée par un islam radical, qui existe bien entendu et qui se tient en embuscade, mais qui dans les circonstances actuelles a plutôt pris le train en marche. Parce que ces révoltes sont d’abord « sociétales », économiques et politiques voire géopolitiques si l’on tient compte de la question palestinienne, avant d’être religieuses.
S’ajoute à cela le rejet de classes dirigeantes dont l’unique souci est de se maintenir au pouvoir, d’en partager les fruits avec sa famille, son clan ou sa tribu et de le transmettre à leur héritier soit une hallucinante confusion d’intérêts existant entre fortunes personnelles et deniers publics, y compris dans les systèmes dits « parlementaires » comme au Yémen, en Tunisie, en Égypte et en Syrie !
Des dirigeants qui apparaissent finalement comme des usurpateurs. Pas seulement pour leur gestion « patrimoniale » de l’État mais aussi parce qu’ils se sont faits les « laquais de l’impérialisme » selon la vieille formule marxiste-léniniste. Entendons par-là que tous les dirigeants, sans exception (l’Algérie à travers ses accords de coopération avec l’Otan ne fait pas exception), plus ou moins ouvertement, collaborent avec la désastreuse politique des É-U en Méditerranée Orientale et dans le monde musulman en général. Politique américano-israélienne qui a conduit à éliminer l’un des seuls régimes laïques du monde arabe, le Baas irakien, le seul régime qui ait permis à ses communautés chrétiennes de s’épanouir comme jamais auparavant en terre d’Islam. Les deux guerres du Golfe, l’Afghanistan avec en toile de fond le sort de la Palestine, les guerres et les massacres du Liban et de la Bande de Gaza, ont été autant d’humiliations et de plaies jamais refermées de l’âme arabe, guerres impies qui ont engendré un inapaisable ressentiment, autrement dit une inextinguible soif de revanche.
Or ce rejet de dirigeants ayant trahi la cause arabe n’est pas d’hier. Le feu couvait depuis longtemps et l’explosion était d’une certaine façon totalement prévisible même si personne ne semblait l’attendre. Il aura suffi d’une étincelle (un jeune marchand s’immolant par le feu pour protester contre l’arbitraire d’une bureaucratie impitoyable) pour embraser un monde arabe jaloux de son identité puisée dans un Islam en fait de plus en plus « identitaire » ; jaloux de son indépendance vis-à-vis des puissances qui s’ingèrent dans ses affaires, le malmènent et pis encore, s’efforcent de lui imposer de se renier au nom du culte d’un nouveau monothéisme, celui du divin Marché, matérialiste et idolâtrique avec ses fétiches hideux, le dieu dollar et la marchandise érigée en valeur suprême.
D’une certaine façon, force est de constater, dès lors que l’on accepte de s’affranchir de clichés bêtement manichéens, que les « arabes » en refusant de se laisser totalement déraciner se montrent moins masochistes que nous autres de la veille Europe ! Cette résistance au Nouvel Ordre Mondial est d’ailleurs mû moins par le désir de pérenniser une société patriarcale et rigide (il y a belle lurette que ces sociétés, sauf dans les douars et les bleds reculés, se sont libéralisées et émancipées) que par le désir d’entrer de pleins pieds dans le nouveau monde tout en sauvant les apparences et en sauvegardant le plus possible des traditions de bases de la vie en société, à commencer par la famille si mal en point dans l’occident post chrétien libéré de toute tutelle morale.
Les États-Unis en tête, suivis de l’indigente Union européenne, ont tressé la corde pour les pendre… En soutenant des régimes compradores, en fermant les yeux sur leurs exactions et leur corruption, en se mettant à la remorque de la politique dévastatrice de l’État hébreu au sein d’un ordre mondial unipolaire en rapide déclin car fondé sur un Dollar en perte de vitesse pour ne pas dire moribond après avoir été la grande monnaie de réserve et des échanges internationaux d’hydrocarbures pendant des décennies. Une puissance financière basée sur les talents de faux-monnayeurs de la Réserve fédérale américaine et adossée à un suprématie militaire réelle cependant désormais impuissante face à des résistances nationales de plus en plus âpres.
Les Israéliens et leurs affidés américains et leurs complices européens qui ont la chance d’être aux premières loges, risquent bien de récolter ce qu’ils ont semé. Parce qu’en fin de compte, islamisme ou pas, les occidentaux comprendront peut-être, mais assurément trop tard, que la période de l’Atlantisme triomphant et de l’unilatéralisme arrogant est définitivement révolue. [3]
Pour parler sans détour, la réaction en chaîne qui s’enclenche sous nos yeux a trouvé son élan, sa force explosive, dans le rejet de dictatures plus ou moins déguisées n’existant qu’à proportion de leur inféodation prioritaire aux intérêts israélo-américains. Comble d’ironie, le président Sarkozy au moment où il venait de remercier Mme Alliot-Marie, dont l’incompétence crasse était certainement le moindre défaut, nous resservait son fameux projet d’Union pour la méditerrané lancé au début de son quinquennat, lequel, on s’en souvient, avait fait un flop retentissant. Précisons que l’un des secrétariats généraux était occupé par Israël, M. Hosni Moubarak en assurant la coprésidence avec M. Sarkozy, avec en arrière-plan leur compère Zine el-Abidine Ben Ali. Une tiercé gagnant.
En tout cas, M. Sarkozy, qui n’a tiré aucune leçon de son initiative mort-née, montre à présent une persévérance dans la sottise hors du commun. L’hypothèse la moins défavorable pour le président français étant qu’en bon petit factotum de Washington, le french president ne relance son projet abscons que comme issue à la crise ? Essayant ainsi de sauver les meubles avant une possible et inopportune intervention de l’Otan en Lybie au secours des précieux puits de pétrole américains.
Dans ce cas M. Juppé va devoir s’affronter à des casse-têtes singulièrement insolubles, et qui dépassent a priori son niveau de compétence. N’est pas de Gaulle qui veut, l’homme qui en juin 1967, lors de la guerre des Six jours, met de son propre chef l’embargo sur les armes à destination du champ de bataille. Pour ce faire, encore faut-il avoir une vision de l’intérêt national aujourd’hui devenue totalement étrangère à des « internationalistes » qui servent avant toute chose les visées d’un cosmopolitisme aussi totalitaire que libéral.
Léon Camus