C’est ainsi qu’on assiste, pour être précis depuis le tournant du tir à l’arme chimique du 21 août 2013, à un abandon progressif de la légalité internationale de la part des puissances œuvrant à la déstabilisation de la Syrie.
Rappelons quatre événements-clés (liste non exhaustive) marquant cette évolution, en précisant qu’aucune puissance alliée de la Syrie (Iran, Russie) ne s’est rendue coupable entre-temps de violations comparables du droit international.
- Le 6 septembre 2013, en marge du sommet du G20 de Saint-Pétersbourg, 11 chefs d’état et représentants des pays de ce groupe (Australie, Arabie saoudite, Canada, Corée du sud, Espagne, États-Unis, France, Royaume-Uni, Italie, Japon, Turquie) se déclarent prêts à une intervention en Syrie sans l’aval de l’ONU, suite au tir à l’arme chimique dans la banlieue de Damas le 21 août 2013, dont ces pays accusent, sans nuances et avant toute enquête, l’armée syrienne de l’avoir perpétré [1].
- 20 septembre 2014 : suite à l’expansion foudroyante de Daech en Irak et dans l’est de la Syrie, à partir du mois de juin, et eu égard aux gravissimes exactions commises par ses combattants, est mise en place une « coalition internationale » pour lutter contre Daech en Irak. Cette coalition, dans laquelle on retrouve la plupart des pays précités, est légitimée le 20 novembre 2015 par le vote de la résolution 2249 de l’ONU [2] qui autorise les états membres à recourir à « tous les moyens nécessaires [3] » pour contrer Daech non seulement en Irak, mais également en Syrie. Les avions de la coalition à partir de là vont pouvoir mener des frappes en Syrie, prétendument pour éradiquer Daech, sans avoir besoin de l’accord des autorités syriennes qui se plaignent de ce qu’elles considèrent d’autant plus comme une ingérence dans leurs affaires, que les membres de la coalition refusent en même temps de façon catégorique tout appui au sol de la part des troupes syriennes.
- 22 août 2016 : Les USA transmettent un communiqué au gouvernement syrien et à l’autre coalition anti-terroriste, (composée de la Russie, de l’Iran, et du Hezbollah libanais), quant à elle appuyée au sol par les troupes syriennes. Les USA y font savoir qu’ils ont prélevé à leur usage une bande du territoire syrien, qu’ils entendent occuper militairement en y maintenant des troupes, des forces d’opérations spéciales, des conseillers, des mécaniciens et des unités de soutien ; ils ont également établi une zone d’exclusion aérienne (« no fly zone ») et averti qu’ils abattraient tout avion syrien ou russe qui survolerait cet espace réservé. Les autorités syriennes protestent vigoureusement contre ce qu’elles dénoncent comme une atteinte à la souveraineté de la Syrie.
- 17 septembre 2016 : l’aviation des États-Unis bombarde une position tenue par l’armée syrienne surplombant l’aéroport de Deir El Zor, causant la mort de plus de 80 soldats syriens [4]. La position est aussitôt reprise par l’organisation EI qui assiège cet aéroport depuis 2 ans. Cette grave « bavure » met gravement en péril l’accord de cessez-le-feu conclu après de longues et âpres négociations entre John Kerry et Sergueï Lavrov le 13 septembre. La Russie en riposte convoque immédiatement une réunion d’urgence du conseil de sécurité qui se réunit le jour-même de la frappe (17 septembre). Samantha Powers, la représentante des USA à l’ONU reconnaît la responsabilité de l’armée de son pays, mais en minimise la gravité en rappelant, sans donner de détails et avec les éléments de langage anti Assad traditionnels, que le régime « frappe volontairement des cibles civiles avec une régularité effrayante (…) et a torturé des milliers de prisonniers.] » La diplomatie russe, très remontée, y voit un « mauvais présage ». L’incident est d’autant plus grave que la Russie et les USA sont les principaux garants de l’accord de cessez-le-feu du 13 septembre, et que John Kerry et Sergueï Lavrov doivent s’entretenir mercredi 21 pour annoncer une reprise des pourparlers, dans la foulée de l’accord de cessez-le-feu signé une semaine plus tôt.
La veille de la conclusion de l’accord de cessez-le-feu à Genève par Kerry et Lavrov, le 13 septembre dernier, l’envoyé spécial de l’ONU pour la Syrie, Staffan de Mistura, s’était montré d’un optimisme inhabituel, qui a pu convaincre certains observateurs que nous serions enfin à l’aube d’un règlement politique de la crise syrienne. Après une semaine de multiples violations du cessez-le-feu par les « rebelles », avec en point d’orgue ce bombardement « par erreur » de l’armée syrienne, sur le front contre Daech, force est de nous rendre à l’évidence que ce nouvel accord de cessez-le-feu est en train de s’inscrire dans le même schéma dynamique que les précédents qui ont jalonné la crise. On songe en particulier à l’accord de cessez-le-feu du 27 février 2016, et à celui du 21 avril 2012, premier du genre, à la fin de la première année de la crise.
La grosse « bavure » étasunienne contre l’armée syrienne près de l’aéroport de Deir El Zor n’est pas de même nature que le massacre de Houla du 25 mai 2012, qui avait réduit à néant ce premier accord de cessez-le-feu mais elle intervient dans un contexte comparable. Le massacre de Houla a été honteusement exploité à l’époque par les pays « amis de la Syrie » pour expulser dans le même tempo tous leurs ambassadeurs [5], mais il ne s’agissait pas d’une violation flagrante de la légalité internationale. De même, après le tir à l’arme chimique du 21 août 2013, des états clés « amis de la Syrie », comme les États-Unis et la Grande-Bretagne pouvaient encore sembler soucieux de demeurer dans une forme de légalité en sollicitant le vote de leurs parlements respectifs avant toute attaque en dehors du cadre de l’ONU.
Depuis, comme on l’a vu, les puissances hostiles aux autorités syriennes, ont progressivement abandonné le cadre de la légalité internationale, la dernière des violations, le bombardement meurtrier de l’armée syrienne sur une position stratégique sur son propre sol, de loin la plus grave à ce jour, n’étant que la conséquence de cette première violation qu’était la mise en place de la coalition « internationale » contre Daech en septembre 2014.
Autre différence notable avec la séquence d’avril/mai 2012 : après cinq années de guerre, tous les acteurs, affirmés, ou cachés, de cette crise de portée mondiale, se trouvent à présent impliqués directement et en pleine lumière sur le sol syrien, évoluant comme des éléphants dans un magasin de porcelaine, et accroissant les risques de confrontation directe pouvant servir d’étincelle au déclenchement d’un incendie incontrôlable.
Au moment où je termine cet article (20 septembre), je découvre qu’un convoi humanitaire chargé d’acheminer de l’aide à Alep à été pris pour cible par un bombardement, dès le lendemain de la fin de la trêve de 7 jours, 12 employés du croissant rouge trouvant la mort. Les grands médias français rapportent sans surprise, immédiatement, comme un seul homme et avant toute enquête , qu’il ne peut s’agir que d’un forfait de l’armée russe ou de l’armée syrienne, sans doute pour faire contrepoids, dans l’opinion publique, à l’effet produit par ce bombardement meurtrier des États-Unis contre l’armée syrienne sur son propre sol, en dehors de toute légalité internationale.
François Belliot vient de faire paraître, en septembre 2016, aux éditions SIGEST le second volume de ses chroniques sur la Guerre en Syrie, initulé « Quand médias et politiques instrumentalisent les massacres » : http://editions.sigest.net/page0001...