A Moscou, un Boris Eltsine aux abois en profite pour changer de premier ministre, pour la deuxième fois en deux mois. Au falot Viktor Stépachine succède un inconnu, Vladimir Poutine, officiellement présenté le 9 août 1999 comme le dauphin du président.« Cet homme, c’est la solution finale du problème tchétchène », annonce Boris Eltsine en le présentant à la télévision. Formule de mauvais augure à laquelle, hormis les Tchétchènes, personne ne prête attention.
Ce moment constitue pourtant un tournant dans l’histoire russe récente, et la situation va prendre un tour nettement plus dramatique. Lorsque, le 24 septembre, Vladimir Poutine jure de « buter [les terroristes] jusque dans les chiottes » et renvoie les bombardiers en Tchétchénie, une série d’attentats vient d’ébranler la Russie. En moins de trois semaines, du 31 août au 17 septembre, de terribles explosions ont secoué successivement un centre commercial proche du Kremlin, une petite ville du Daghestan et, surtout, deux immeubles densément habités dans des quartiers populaires de Moscou, puis un autre immeuble dans une ville du Sud, Volgodonsk. Plus de 300 morts, des milliers de blessés. Le pays est plongé dans l’horreur, traumatisé. Les autorités russes montrent aussitôt les coupables du doigt : les Tchétchènes.
Que s’est-il passé pendant l’été 1999 ? Cet épisode fondateur du nouveau régime russe et point de départ de la deuxième guerre de Tchétchénie recèle tant de mystères et de contradictions que la question n’en finit pas de se poser : et si cette série d’attentats n’était qu’une machination ?
La rumeur, à l’époque, ne tarde pas à désigner le suspect numéro un : Boris Abramovitch Berezovski, « BAB », éminence grise du Kremlin, un des pionniers du « capitalisme » post-soviétique qui apparaît de plus en plus à l’époque comme l’un des grands maîtres du chaos russe. Ses liens avec les Tchétchènes les plus radicaux, et notamment avec Chamil Bassaev, sont connus. On le soupçonne d’avoir provoqué la plupart des enlèvements d’étrangers dans le nord du Caucase dont il se posait ensuite en libérateur, devant les écrans de ses chaînes de télévision. En septembre 1999, l’un de ses proches, jeune affairiste français, contacte Le Monde en Russie. Au téléphone, il a perdu sa belle assurance et lâche son ami : « Boris annonce d’autres attentats. Il est devenu fou. C’est fini, je n’ai plus rien à faire avec lui. Il doit penser que c’est en déchaînant le chaos qu’il pourra installer son homme fort au pouvoir. Et saisir au passage de nouveaux morceaux du gâteau russe, y compris la Caspienne. C’est pour ça qu’il a organisé l’invasion du Daghestan par les Tchétchènes. Bassaev a reçu 30 millions de dollars pour ça, et des armes. »
Dans la presse russe, des articles renforcent cette thèse. Les projets d’invasion du chef de guerre Chamil Bassaev, qui se voyait déjà en « émir » d’un Etat islamique de Tchétchénie et du Daghestan libérés du joug russe, étaient connus dans toute la région. Pourtant, les unités militaires russes ont été retirées de la frontière du Daghestan juste avant que les boeviki (combattants) y entrent, puis les ont laissés sortir. Le quotidien d’opposition proche du maire de Moscou, Iouri Loujkov, Moskovski Komsomolets, publie, après les attentats, une série d’extraits d’écoutes téléphoniques de Boris Berezovski conversant avec ses amis tchétchènes, proches de Bassaev. Ces derniers s’y plaignent de ne pas avoir reçu tout l’argent promis, ou de l’apparition d’avions qui bombardent les boeviki au Daghestan, « ce qui n’était pas prévu dans les accords ». Pour tout démenti, Berezovski se borne à qualifier ces enregistrements de « compilations malhonnêtes d’écoutes faites à des moments différents ». Mais selon le directeur du journal, l’agent du FSB (héritier du KGB) qui les a livrés a ensuite été assassiné.
Plus étonnant, le 12 octobre 1999, c’est au tour d’un quotidien appartenant à BAB lui-même, Nezavissimaïa Gazeta, d’écrire, sous la plume de son rédacteur en chef Vitali Tretiakov, un homme très informé et proche de Berezovski : « Il est absolument évident que les Tchétchènes ont été incités à entrer au Daghestan pour obtenir un prétexte légal au début de la phase active de la lutte contre les terroristes réunis en Tchétchénie. Il est clair que c’était une opération des services secrets (à ne pas confondre avec la destruction des immeubles) sanctionnée politiquement au plus haut niveau. »
Les lecteurs avertis de Vitali Tretiakov voient là un double message : d’accord, les preuves existent que BAB a joué un jeu trouble avec les terroristes, mais c’était pour le plus grand bien de l’oligarchie menacée et avec la bénédiction du « sommet » (le sommet, à ce moment-là, c’est la cellule de crise de l’opération « Héritier », qui agit au nom du président Eltsine reclus à l’hôpital ; elle est composée de BAB, du chef de l’administration présidentielle, Alexandre Volochine, de la fille du président, Tatiana, et de son futur mari, Valentin Ioumachev). Deuxième partie du message : n’allez surtout pas croire que ceux-là laisseront percer un jour leur implication dans l’organisation des attentats.
La précision, donnée entre parenthèses, est devenue indispensable. Car, entre-temps, il y a eu l’affaire de Ryazan. Celle qui a popularisé, plus encore que tout le reste, la thèse de la culpabilité du Kremlin et de ses services secrets.
Le 22 septembre au soir, un habitant de cette ville du cœur de la Russie aperçoit trois personnes transportant des sacs d’une voiture dans une cave. Il donne l’alerte, les agents du FSB local et la police arrivent, constatent que les sacs ressemblent à de l’explosif et sont reliés à un détonateur. L’immeuble est évacué dans la panique et le contenu des sacs analysé sur place : il se révèle être de l’hexogène, l’explosif utilisé dans les attentats précédents contre les immeubles. Le FSB local ouvre une enquête pour terrorisme, tout le monde se félicite de la vigilance du public et des autorités, à commencer par M. Poutine. Le surlendemain, coup de théâtre : le chef du FSB russe, Nikolaï Patrouchev, annonce que toute l’affaire n’était qu’un « exercice » de ses services pour tester l’état de préparation du pays, que les sacs contenaient du sucre et que le détonateur était un leurre.
Personne n’y croit. Car le revirement a suivi l’annonce de l’arrestation d’un couple d’agents du FSB – ceux qui ont posé l’explosif. Des journalistes recueillent des témoignages de responsables locaux, qui s’en tiennent à leur première version : il s’agissait bien d’explosifs, et ni les chefs locaux du FSB et de la police ni même le gouverneur de la région n’avaient été informés d’un quelconque « exercice ». Un soldat d’une base militaire voisine affirme qu’il a eu à garder, dans un local interdit d’accès, des « sacs de sucre » dont le contenu, des granulés jaunâtres, ne sucrait rien du tout.
Mais Ryazan passe presque aussitôt au second plan. Le 24 septembre, les dirigeants russes, M. Poutine en tête, tiennent un discours extrêmement belliqueux sur la Tchétchénie. Ils annoncent que les auteurs des attentats de septembre sont connus, mais qu’ils ont malheureusement réussi à s’enfuir vers la Tchétchénie. Une dizaine de noms sont publiés, dont aucun n’est tchétchène, même si cinq sont des Karatchaïs, originaires d’une autre république du nord du Caucase. Curieusement, notre homme d’affaires français proche de Berezovski avait évoqué une alternative envisagée au cas où l’invasion du Daghestan se révélerait impossible : celle d’envoyer les Tchétchènes « libérer » la république de Karatchaevo-Tcherkessie, où des wahhabis étaient très actifs et où BAB se fera, à l’automne, élire député à la Douma. Les « sacs de sucre » étaient d’ailleurs marqués comme provenant de cette république, où, pourtant, aucune sucrerie n’existe.
Parallèlement, les détails connus de l’enquête sur les attentats de Moscou révèlent des pressions pour en masquer les résultats. Par exemple, la maîtresse du principal suspect, le Karatchaï Atchimez Gotchiyaev, celui qui aurait loué les locaux où ont été entreposés les explosifs, a été arrêtée puis libérée la nuit même, « sans raisons connues », note le quotidien Kommersant. Bien connu des autorités, Gotchiyaev a été condamné par deux fois à des peines de prison et deux fois relâché prématurément. La version officielle sur les attentats varie sur un point important : le FSB annonce d’abord que l’explosif utilisé dans tous les cas est de l’hexogène. Le nom devient si commun que le premier écrivain russe à consacrer un livre à ce sujet l’intitule Monsieur Hexogène. Or, très vite, l’explosif devient officiellement du « salpêtre ammoniacal mêlé à de la poudre d’aluminium ». Explication : l’hexogène n’est produit, à grand coût, qu’à usage militaire et par les militaires. De source diplomatique, on apprend aussi que les dirigeants russes ont décliné toutes les offres de coopération des experts étrangers arrivés en toute hâte à Moscou, notamment des Américains et des Français. A cela s’ajoute la célérité tout à fait inhabituelle en Russie avec laquelle sont déblayés les débris des immeubles, alors que les Américains, l’année précédente, ont mis deux mois à examiner morceau par morceau les gravats de leurs ambassades au Kenya et en Tanzanie, trouvant ainsi de précieux indices.
Quatre mois plus tard, le 31 décembre 2000, Boris Eltsine démissionne. En mars 2000, Vladimir Poutine est élu président haut la main. L’opération « Héritier » a réussi. On n’a plus jamais reparlé des « sacs de sucre », ni des personnes qui les avaient posés à Ryazan. L’enquête du FSB local a été illégalement fermée. Les députés de la Douma n’ont jamais pu réunir les voix nécessaires pour ouvrir une simple enquête parlementaire, ni en janvier 2000, ni au printemps 2002.
Les Tchétchènes n’ont jamais cessé de nier leur culpabilité dans les attentats de 1999. Si ce n’est eux, qui donc, parmi les Russes, pourrait être derrière ? Boris Eltsine, semi-grabataire ? Vladimir Poutine, qui a toujours couvert les malversations de ses chefs ? Un chef suprême et inconnu, collectif ou non, de la mafia russe ? Ou bien Berezovski qui, dès 1997, assurait que l’élection présidentielle « se jouerait autour de la question tchétchène » ?
Le président tchétchène Aslan Maskhadov a très vite affirmé au Mondeque les attentats ont été organisés par le Kremlin pour déclencher une guerre électorale. Venant de lui, l’accusation n’a guère de portée. Mais le maire de Moscou, Iouri Loujkov, le présentateur vedette de NTV, Evgueni Kisselev, ou le financier américain George Soros accusent Berezovski, en termes plus voilés. Et, plus explicitement, Vladimir Jirinovski, certains communistes ou l’ex-candidat à la présidence Alexandre Lebed accusent « le Kremlin ».
FIN novembre 1999, l’ami français de BAB fournit une nouvelle interprétation : « Boris [Berezovski] n’y est pour rien. C’est le FSB qui a tout organisé. Pas un groupe isolé au sein du FSB, mais le FSB comme organisation. Il y a des preuves. » Autrement dit, Berezovski aurait, dès ce moment-là, décidé d’accuser le chef du FSB qui, à l’époque où les attentats étaient en préparation, était Vladimir Poutine ou son successeur, Patrouchev, agissant sous son autorité. En décembre, BAB se déclare en faveur de négociations avec les Tchétchènes les plus radicaux et accuse Poutine de « manquer de vision stratégique ». Clairement, l’initiative lui a échappé. D’autres sources moscovites confient au Monde que le scénario de BAB a été détourné par les généraux partisans de la guerre jusqu’au bout et de jeunes oligarques qui se sont émancipés de lui.
En conflit ouvert avec le président depuis l’été 2000, Berezovski, qui a choisi l’exil en France, puis en Grande-Bretagne, n’a toujours pas produit la moindre des preuves dont il menace Poutine. Sa conférence de presse à Londres, en mars 2002, convoquée à grand bruit, n’apporte rien de nouveau. Trois ans après, les zones d’ombre des attentats de 1999 restent entières, et les interrogations sur la prise d’otages de Moscou n’ont fait qu’accroître le doute.
Le Monde du 17-11-2002-
Sophie Shihab