Au siège de Carlyle, à Washington, lorsqu’on regarde par la fenêtre, on peut observer les agents du FBI à l’œuvre dans leurs bureaux, qui se situent de l’autre côté de la rue ! La Maison-Blanche et le département du Commerce ne sont eux qu’à cinq minutes à pied. Une chance, car les présidents, ministres et hauts fonctionnaires en fin de mandat n’ont pas un long trajet à parcourir pour venir se faire embaucher chez ce très prospère et très sélect fonds d’investissement... La dream team de Carlyle est impressionnante. Elle collectionne les personnalités : George Bush senior, ancien président des Etats-Unis et père de l’actuel ; James Baker, ancien secrétaire d’Etat de Bush père et brillant avocat, qui facilita l’élection de Bush fils en menant la bataille judiciaire sur le vote en Floride ; Frank Carlucci, ex-secrétaire d’Etat à la Défense de Reagan et ancien directeur adjoint de la CIA. Le « chairman » de Carlyle Europe n’est autre que John Major, ancien Premier ministre britannique. Fidel Ramos, ancien président philippin, est lui aussi membre du « club ». La liste est longue et compte encore une flopée d’illustres commis d’Etat : des anciens du département américain du Trésor, de la Justice ou de la SEC (gendarme américain de la Bourse)...
Les Américains appellent cela les revolving doors , les portes tourniquet. A chaque changement d’administration, des « huiles » de l’exécutif entrent, d’autres sortent. Carlyle, caricature du système, devient le havre douillet de la classe politique en exil du pouvoir. Parmi ceux qui ont quitté Carlyle, on trouve George W. Bush lui-même. L’actuel président des Etats-Unis a été placé en 1990 au conseil d’administration de la société de restauration aérienne Caterair, une entreprise de la sphère Carlyle. En 1994, Bush Jr quitte son poste pour devenir gouverneur du Texas. Juste à temps ! Caterair, quelques mois plus tard, s’est effondrée.
L’existence de ce « club des ex-présidents » pourrait faire sourire. Mais les fonds d’investissement américains n’ont pas la réputation d’être des œuvres de charité, fussent-elles très « jet-set ». Les stars coûtent cher... Selon le quotidien britannique The Guardian, Bush Sr encaisserait plus de 80 000 dollars par speech. Quant à John Major, il empocherait 105 000 livres pour vingt-huit jours de travail par an !
Un tel cocktail, mêlant argent et politique, ne peut être qu’explosif. Alors, Carlyle, « faux nez » du gouvernement américain ? A quoi servent réellement les stars politiques de Carlyle ? Le discours de Chris Ullman, porte-parole du groupe, devient flou : « Ces personnalités ont une stature et une crédibilité qui sont utiles à notre organisation. Elles participent à des conférences lors d’événements privés et y attirent du monde. Par ailleurs, elles nous donnent des conseils stratégiques. John Major, par exemple, est un excellent connaisseur du marché britannique. » Puis, Chris Ullman se trahit un peu : « Chez Carlyle, il y a aussi des personnes qui travaillent. Nous avons 500 employés, les personnes dont vous parlez représentent 1 % du personnel. » Le 1 % présidentiel, en somme...
Une recette très particulière qui a permis à Carlyle de rencontrer un succès foudroyant. Créé en 1987 (avec 5 millions de dollars) par trois juristes de Washington, dans les salons du prestigieux Carlyle Hotel de New York, ce groupe gère aujourd’hui près de 14 milliards de dollars. Et affiche des taux record de rentabilité (voir encadré). Le système Carlyle a été inventé par Frank Carlucci dès son arrivée au poste de directeur général en janvier 1989. Sous l’impulsion de Carlucci, qui a effectué toute sa carrière entre diplomatie, CIA et politique, le fonds prend pour cible le secteur de la défense : en 1990, le groupe rachète le fabricant de blindés Harsco. Après la première guerre du Golfe, Carlyle s’empare de BDM International (qui a participé au programme de « guerre des étoiles ») et de Vinnell. Ces deux sociétés, d’un genre bien spécial, s’exportent : elles contrôlent et encadrent, par exemple, les forces armées saoudiennes. BDM se charge des forces régulières (armée de terre, armée de l’air et marine), Vinnell, de la garde nationale du prince saoudien Abdallah. En 1997, Carlyle se sépare de ces participations.
En moins de dix ans, le fonds américain réussit à accrocher le onzième rang des fournisseurs du Pentagone. Son gros coup remonte à 1997 avec le rachat de United Defense Industries, dont Carlyle détient toujours 54 %. Cette société produit chars, véhicules blindés, missiles et véhicules spatiaux. Elle a déclenché la polémique avec une affaire, celle du Crusader. Ce canon motorisé, manufacturé par United Defense, était depuis 1997 dans la ligne de mire du Pentagone et du Congrès, soucieux de faire des économies. Le magazine Time affirme, à l’époque, que « le type de guerre pour lequel il a été conçu le rend déjà obsolète ». Pourtant, en 2001, le patron du Pentagone, Donald Rumsfeld, ami de longue date de Frank Carlucci (ils étaient partenaires de lutte sportive à l’université de Princeton), s’entête à inscrire le développement du Crusader au budget. Finalement, le programme, très critiqué, passe à la trappe en mai 2002. Mais Carlyle ne repart par les mains vides. Quelques semaines plus tard, Donald Rumsfeld commandait à United Defense un nouveau type de système d’artillerie : une sorte de Crusader allégé ! Merci Rumsfeld ? « Messieurs Carlucci et Rumsfeld ne parlent pas de Carlyle entre eux », prétend Chris Ullman, porte-parole du groupe.
En dehors de la défense, longtemps vache à lait du groupe, le fonds s’est diversifié. Selon Carlyle, défense et aéronautique ne représenteraient que 15 % de ses investissements (beaucoup doutent de ce chiffre officiel). « Carlyle a démarré dans la défense à une époque où le secteur se concentrait aux Etats-Unis, se justifie Jean-Pierre Millet, managing director Europe. Depuis, notre champ d’action s’est considérablement élargi. » Mais Carlyle investit toujours dans des « industries de souveraineté ». En clair, sur des marchés où l’Etat intervient de façon décisive : l’énergie, les télécoms, les technologies de l’information, l’aéronautique. Plus récemment, le fonds américain s’est lancé dans les nanotechnologies et l’industrie pharmaceutique. Là encore, Carlyle peut faire bon usage de son carnet d’adresses. Exemple : William Kennard, ancien président de la US Federal Communication Commission, l’autorité de régulation des télécoms, a intégré le cercle des conseillers de Carlyle.
Pendant longtemps, cette confusion des genres, poussée à l’extrême, n’a pas choqué. D’autant que le groupe américain faisait tout pour évoluer dans l’ombre. Sans faire de bruit. Mais tout a changé le 11 septembre 2001. Ce jour-là, au Ritz Carlton de Washington, le fonds réunit ses 500 investisseurs. Le meeting est bientôt interrompu par les images des avions s’engouffrant dans la tôle des tours jumelles. Détail embarrassant, un des invités arbore sur son badge en plastique le nom de l’ennemi public numéro un : Ben Laden. En effet, un des frères de la richissime famille saoudienne a placé quelques millions de dollars dans le fonds dont... Bush senior est la vedette. Les relations d’affaires du clan Ben Laden avec Carlyle sont stoppées net en octobre 2001. Trop tard. Carlyle, qui déteste la publicité, vient de naître aux yeux du monde. Pour se protéger, le groupe déniche Chris Ullman, un professionnel de la communication. Enfin, en novembre dernier, désireux de se débarrasser d’une image trop politique, il propulse à la tête de Carlyle le charismatique Lou Gerstner, ancien PDG d’IBM, en lieu et place de Frank Carlucci, qui devient président d’honneur. « Ils ne vont se servir de Lou Gerstner qu’à usage « cosmétique », assure un enquêteur privé qui s’intéresse à Carlyle. Il n’a pas de vraies fonctions. Il consacre 20 % de son temps à Carlyle et, le reste du temps, prend des cours d’histoire chinoise. Chez Carlyle, il ne faut jamais se focaliser sur les titres officiels. »
Carlyle a beau tenter de se faire oublier, la guerre en Irak l’a projeté à nouveau sur le devant de la scène. Le 24 mars dernier, à San Francisco, les « Carlyle boys » ont déserté leurs open spaces . Ils ne sont pas venus travailler, sur ordre de la direction. Et pour cause. Carlyle faisait figure d’ennemi à abattre pour les militants antiguerre. Quelques centaines de manifestants ont bloqué l’entrée de Transamerica Pyramid, gratte-ciel qui abrite le Carlyle Group, en accusant la société de « tirer le plus grand profit de la guerre ». A New York, le même jour, 94 protestataires étaient arrêtés devant le siège du groupe. Carlyle est en première ligne. Des associations se sont emparées du dossier. « George Bush senior devrait démissionner de Carlyle, assène Tom Fitton, directeur de Judicial Watch, une ONG américaine classée à droite. Il n’est pas normal que son fils, actuel président des Etats-Unis, prenne des décisions qui ont un impact direct sur ses affaires. » Les attaques fusent : le cinéaste Michael Moore, qui avait déjà publiquement cogné sur le groupe lors de la cérémonie des oscars, prépare un film sur le sujet, tandis que les thèses anti-Carlyle ont fait l’objet d’un livre, sorti mi-avril, « Le triangle de fer : au cœur du monde secret de Carlyle », du journaliste Dan Briody.
Curieusement, le cas Carlyle ne fait pas de vagues au sein de la classe politique américaine, pourtant prompte à exploiter des scandales pouvant affecter un président. Au Congrès, il ne s’est trouvé personne pour s’emparer du sujet. Pas même Henry Waxman, représentant démocrate de Californie, qui a donné de la voix sur toutes les télévisions pour dénoncer un conflit d’intérêts mettant en cause le vice-président Dick Cheney et son ancien employeur Halliburton. « Ils veulent tous travailler chez Carlyle », ironise Seth Morris, membre de Project on Government Oversight, une ONG qui veille à l’utilisation des fonds publics. Si les connexions entre l’administration Bush et Carlyle sont étroites, le groupe, il est vrai, ne néglige pas les démocrates. L’un de ses fondateurs, David Rubenstein, est un ancien conseiller politique de Jimmy Carter à la Maison-Blanche. Carlyle abrite également Brian Bailey, ex-conseiller spécial de Clinton. Mieux, le club s’est enrichi de l’arrivée d’Arthur Levitt, ancien patron de la SEC, le gendarme de la Bourse, sous l’ère Clinton. Une belle caution morale : Levitt a beaucoup joué les Monsieur Propre lors des récents scandales de Wall Street. « Ils se comportent exactement comme les grandes firmes de lobbying, observe Seth Morris. Ils ont deux équipes. Une pour plaire aux républicains, une pour plaire aux démocrates. »
Fiction ou réalité
Cette imbrication extrême avec le pouvoir politique et un goût prononcé pour la discrétion alimentent toutes les suspicions. Certains n’hésitent pas à qualifier Carlyle de « banque de la CIA ». « On ne sait jamais réellement pour qui Carlyle achète et à qui les technologies vont servir, explique Pascal Dallecoste, chercheur au laboratoire de recherche de l’Ecole de guerre économique (1). D’ailleurs, le fonds investit toujours dans des technologies duales, c’est-à-dire pouvant avoir une finalité civile et... militaire. »
Exemple : Conexant, société dont Carlyle détient 55 %, qui produit des caméras infrarouges. Selon le chercheur, avec ces techniques, Conexant peut équiper une voiture tout autant que mettre au point un système de guidage de missile ! Même constat, pour Pascal Dallecoste, dans le domaine des biotechnologies. Elles servent à la conception de vaccins, mais pourraient permettre aussi de concevoir l’arme biologique de demain.
En Europe, Carlyle s’est fait un nom en 2000, par l’intermédiaire d’United Defense Industries, en prenant le contrôle du groupe suédois d’armement Bofors. Carlyle aurait tenté, il y a quelques mois, sans succès, de mettre la main sur Thales Information Systems. Nouveau revers, début 2003, avec l’échec de l’offensive sur les parts de France Télécom dans Eutelsat, qui joue un rôle central dans le projet européen Galileo (positionnement par satellite). La France semble un marché difficile où le fonds, à défaut d’autres cibles, investit essentiellement dans la presse spécialisée (industrie, informatique, santé...), après avoir quitté Le Figaro. En revanche, début avril, Carlyle, plus heureux en Italie, a signé un accord préliminaire avec Fiat pour la vente de sa filiale aéronautique Fiat Avio. Cette société est un fournisseur d’Arianespace (producteur des boosters de la fusée), tout comme l’est d’ailleurs la société autrichienne de métaux spéciaux Andritz AG, déjà dans le portefeuille de Carlyle. Problème : Carlyle est intimement lié à Boeing, dont la division espace est le principal concurrent d’Arianespace... « En fin de compte, ce qui est bon pour Boeing l’est aussi pour Carlyle », écrit Sorbas von Coester, conseil en stratégie, dans un article publié en mars 2003. Chez Arianespace, on redoute de voir un fonds américain « siéger au conseil d’administration ». Carlyle serait-il l’outil d’une stratégie d’encerclement ? « Carlyle fait peur. C’est un rouleau compresseur qui vise à capter la fine fleur de l’industrie militaire européenne », répond un expert. Le raid aurait déjà touché la Grande-Bretagne. En décembre 2002, Carlyle acquiert 33,8 % de Qinetic, la filiale privée de la Defense Evaluation Research Agency (centre de recherche et développement militaire britannique). Qinetic n’est autre que le conseiller du gouvernement britannique. Mais il a aussi une dimension européenne. « Qinetic est un partenaire de premier plan de l’aéronautique communautaire », assure Pascal Dallecoste. La Grande-Bretagne - John Major n’y est sans doute pas étranger, malgré les dénégations de Carlyle - laisse faire.
« Il faut arrêter de fantasmer, estime un ancien de Carlyle. Carlyle n’est ni une nouvelle CIA ni un instrument au service de la politique américaine. » Henri Martre, ancien président d’Aérospatiale, ex-conseiller de Carlyle et vieille connaissance de Frank Carlucci, renchérit : « Le but de Carlyle est de gagner de l’argent. Ils connaissent bien la défense, donc ils repèrent plus facilement les bonnes affaires. Voilà tout. »
Fiction ou réalité, le modèle Carlyle inspire et fait réfléchir. « Carlyle inaugure une nouvelle ère, affirme Pascal Dallecoste. Avec l’apparition de fonds d’un type nouveau qui ne sont plus seulement des outils de marché, mais des instruments de puissance. » De « nouveaux pouvoirs », en quelque sorte. Carlyle a déjà des clones. La société de gestion de fonds d’investissement The Blackstone Group, par exemple. Fondée en 1985, cette société a, elle aussi, été accusée de servir à travers certaines filiales les intérêts de la CIA et même d’en être sa créature. Certains vont jusqu’à affirmer que Carlyle serait contrôlé par Blackstone. En réponse, l’idée d’un « Carlyle européen » commence à faire son chemin dans l’antichambre des sociétés d’intelligence économique... les françaises surtout