Geopolintel

Victor Bout, retour sur image

par Jean-Michel Vernochet

jeudi 8 décembre 2022

Seconde partie

Portrait biographique

Vrai polyglotte, grand manieur de chiffres, Victor Bout 39 ans est l’archétype même du patron globe trotter spécialiste du fret tous azimuts. Une sorte de « service postal » universel en mesure de faire parvenir n’importe quoi n’importe où sur la planète, en particulier des armes. Un trafiquant hors pair sans lequel les guerres civiles africaines n’auraient pu se prolonger si elles n’avaient été alimentées entre autres par le trafic diamants contre armes...

D’où le surnom de « marchand de mort » que lui donnera Peter Hain quand il était en charge du Foreign office entre 1999 et 2001. L’exceptionnelle et fulgurante carrière de Victor Bout a d’ailleurs inspiré un livre « Le marchand de mort » et un film « Lord of War » d’Andrew Niccol [voir infra] dans lequel l’homme apparaît sous les traits du trafiquant Youri Orlov interprété par l’Américain Nicolas Cage. Pour l’anecdote, l’Antonov qui apparaît à l’écran aurait été loué par la production à Bout lui-même, détenteur d’une soixantaine d’avions cargos, la plus grosse flotte de fret au monde. [1]

Victor Bout voit officiellement le jour à Douchambé, au Tadjikistan, le 13 janvier 1967. Cependant, pour sa part, il affirme être né près de la mer Caspienne, à Asghabat au Turkménistan… Quant aux Services spéciaux sud-africains, eux situent sa naissance en Ukraine ?

Victor Anatoljevitch Butt, alias Victor Bout, Victor Butte, Victor Sergitov, Vadim Asminov, Victor S. Bulakin ou Victor Vitali reçoit la formation de l’Institut Militaire Soviétique des Langues Étrangères d’où sortaient les officiers du GRU, le service de renseignement de l’Armée rouge. Bout, doué pour manier les langues, parlerait couramment le russe, le farsi, l’anglais, le français, le portugais, l’espagnol, le xhosa et le zoulou... Facilités linguistiques que Bout aurait fréquemment mises au service des personnels de l’Onu notamment en Angola à la fin des années 80 et pas seulement au service de ses seuls intérêts commerciaux ! Bout serait aussi, parce qu’on ne prête qu’aux riches, lié à la mafia russe ! De 1985 à 1989 il aurait encore possiblement dépendu de l’antenne du KGB à Rome ? Ex-agent ou pas, Bout a su en tout cas exploiter à fond sa connaissance des organigrammes et des infrastructures des forces armées communistes pour mettre en place un prodigieux système de trafic sans frontières.

Avec la chute du mur de Berlin et la fin de la Guerre froide, des centaines de pilotes du Pacte de Varsovie se retrouvèrent d’un seul coup sans emploi. Leurs appareils pourrissaient sur les tarmacs déserts, Bout comprit vite tout le parti qu’il pouvait tirer d’une telle situation. Les avions cargo à décollage court pouvaient aisément se poser au plus près de dépôts d’armes communistes dont la garde ne recevait plus de solde depuis des mois. Vendus à vil prix par les unités fantômes de l’ex-union soviétique, les matériels de guerre commencèrent à se négocier sur le marché noir et à passer directement des entrepôts aux soutes des avions. La filière Bout était née avec l’avantage inégalé de livraisons sans intermédiaires hasardeux directement du fournisseur aux consommateurs.

À la dissolution de son unité en 1991, l’ancien officier se lance ; il a vingt-quatre ans et part pour l’Angola. Un an plus tard, Bout fait l’acquisition de ses trois premiers Antonov pour la somme de 120 000 $. Ils décollent aussitôt pour le continent africain qui va devenir le terrain de chasse de prédilection du jeune aventurier. Une autre version, moins glorieuse, voudrait que, Bout étant parrainé par le major général Vladimir Marchenko, directeur au Ministère des Affaires intérieures russes, ce soit le GRU lui-même qui ait lui fourni les aéronefs !

Commerçant avisé, il rentabilise au mieux l’affrètement de ses avions : une cargaison illégale livrée, le retour peut se transformer en opération lucrative ! Après des largages sur les maquis angolais, Bout embarque de cette façon à Johannesbourg des glaïeuls achetés 2 $ et revendus 100 à Dubaï ! Aujourd’hui, avec une soixantaine d’appareils et quelque trois cents employés, « Victor B » possède le plus grand parc privé d’avions de transport au monde.

Pour l’an 2000, le système Bout est achevé. Ses talents d’organisateur lui permettent d’assurer sans défaillance la continuité des livraisons quelles que soient les circonstances matérielles et les obstacles juridiques ou institutionnels qui surgissent immanquablement lorsqu’on opère dans les zones grises du commerce illicite. Pour ce faire, Bout a monté un remarquable dispositif de contournement des barrières légales encadrant les vols commerciaux. Les licences de vol étant toujours sujettes à retrait, il dispose en permanence de pré-enregistrements dans divers pays d’accueil. Ses avions sont enregistrés aussi bien en Belgique, aux Émirats arabes unis, au Swaziland, au Liberia, en République centrafricaine qu’en Guinée équatoriale et jusqu’au Kazakhstan.

De multiples sociétés écrans sont ainsi constituées et mises en sommeil en attendant de prendre le relais si nécessaire. Quand l’une d’entre elles se trouve grillée politiquement ou judiciairement parlant, quelques heures suffisent pour transférer les activités d’une société et d’un pays à l’autre. Un exemple : le « Bureau d’enregistrement aérien » libérien basé au Royaume-Uni dans le Kent, épinglé par un rapport des Nations Unies publié en 2000. Ce « Bureau » offrait un large éventail de services : création de compagnies aériennes fictives, certificats de vol, autorisations de fret, rôles d’équipages… Inutile de dire qu’aucune inspection ou contrôle technique n’était exigé pour les appareils immatriculés par une telle officine, laquelle avait par ailleurs la haute main sur l’enregistrement de la Guinée-Équatoriale !

Le paravent légal monté, les avions pouvaient décoller de Bulgarie, voire de Moldavie ou d’Ukraine avec une cargaison d’armes officiellement achetée par un pays non soumis à embargo telle la Guinée, le Kenya ou la Zambie. En cours de route, l’avion changeait sa destination et ralliait par exemple une base de l’Unita. Autre méthode : des États complaisants comme le Zaïre de Mobutu Sese Seko (auquel il enverra un avion aux dernières heures de son règne alors que Bout avait lui-même équipé les forces rebelles l’encerclant), ou le Togo de Gnassingbé Eyadéma, fournissaient de faux certificats d’utilisation finale pour les armes importées pour le compte de l’Unita en contrepartie de diamants de guerre.

Quant à la liste des clients de Bout, elle est aussi impressionnante que révélatrice. En 1992, Bout approvisionne l’Alliance du Nord de Shah Massoud en lutte contre ses anciens alliés Taliban. Ceux-ci interceptent en août 1995, un Iliouchine-76 avec à son bord une cargaison de munitions à destination de Kaboul destinée au Président Rabbani. L’équipage est emprisonné et l’aéronef confisqué. Bout est alors reçu à Kandahar par Mollah Omar, la négociation va se prolonger plusieurs mois, mais un an après, miraculeusement, l’équipage s’évade aux commandes de son propre appareil. Bien entendu Bout se défendra mordicus d’avoir passé un quelconque accord avec les Wahhabites afghans. Cependant les documents trouvés après la chute du régime taleb (s’il ne s’agit pas de faux) tendraient à prouver que le partenariat de Bout avec le régime islamique fut bien réel : transports de volontaires, de fonds et peut-être de drogue. Précisons à propos de ce dernier point, que le régime Taleb avant sa chute, pour complaire aux occidentaux, ne produisait plus annuellement que 180 tonnes d’opium contre plus de 5000 aujourd’hui après cinq années d’occupation par les forces de l’Otan ! Bout reviendra en Afghanistan fin 2001, mais cette fois du côté des forces américaines et des organisations humanitaires pour lesquelles il acheminera vivres et matériels en tout genre.

Même schéma de double jeu en Afrique. En Angola, entre juillet 1997 et octobre 1998, 37 vols depuis la Bulgarie à destination de Lomé au Togo approvisionnent l’Unita de Jonas Savimbi. Parallèlement Bout fournit les troupes gouvernementales. L’une de ses compagnies, Aerocom, aurait cependant acheminé, en février 2003, toujours en Angola, de l’équipement de déminage pour le compte de l’association humanitaire britannique Halo Trust alors qu’un an auparavant un rapport des Nations unies avait mentionné cette même société pour des transports de mines antipersonnel !

Un jeu à double face qui lui permet de se garantir et de pérenniser ses trafics. En 1993, dans le cadre de « Restore Hope » en Somalie, il achemine sur le terrain par le biais de TransAvia Export Cargo Cie, personnels humanitaires et agents de l’ONU. En 1994, il transporte au Rouanda 2500 soldats français des forces d’interposition. En 2000, c’est encore lui qui achemine aux Philippines les négociateurs chargés d’obtenir la libération des otages du groupe Abou Sayyaf dont il avait été par ailleurs le pourvoyeur ! Il intervient aussi quelques fois à la demande du Programme alimentaire mondial (PAM) dans ses programmes d’urgence. 2004, Bout joue un rôle non négligeable dans les transports au Sri Lanka des premiers secours après le mortel Tsunami…

Bout est donc un homme très recherché à la fois par ceux qui cherchent des armes et par ceux qui ont besoin de ses moyens de logistique aérienne, mais également par ceux qui veulent lui demander des comptes au nom de la légalité internationale ou pour régler des comptes privés ! Ainsi, à Johannesburg dans sa somptueuse villa de Sandhurst, il reçoit en mars 1998 la visite inamicale d’un commando venu l’occire. Quelques jours plus tard un motard tente à nouveau de l’abattre alors qu’il est au volant de sa voiture. Les États cherchent également à le neutraliser : dès 2002, la France (à l’origine de la création du groupe d’experts sur «  l’exploitation illégale des ressources naturelles de la RDC en relation avec les conflits affectant ce pays ») demande des sanctions au Conseil de sécurité pour « mettre un terme aux activités déstabilisantes » des trafiquants d’armes et de Victor Bout en particulier. Mais les États-Unis qui utilisent les services du trafiquant en Afghanistan, font retirer son nom du projet français de résolution. Mars 2004, à nouveau à l’initiative de la France, l’ONU dresse une liste des proches de l’ex président Charles Taylor, comprenant de Victor Bout. Les États-Unis, une fois encore, soutenus par la Grande-Bretagne, manœuvrent et obtiennent le retrait du nom de Bout de cette liste.

Pourtant le rapport d’Interpol « Projet Bloodstone » avait dès 2002 passé au crible l’ensemble des activités africaines de Bout et suite à une plainte de 2002 émanant des autorités belges pour le recyclage entre 1995 et 2001 de 325 millions de dollars d’argent sale, Interpol avait par une « note rouge » fortement recommandé son arrestation. Or il faut attendre juillet 2004 pour que George Bush signe finalement, contraint et forcé, un décret présidentiel gelant les avoirs de Charles Taylor et de ses complices ! Jusqu’à cette date tout se passe donc comme si Bout s’était trouvé au-dessus des lois.

Fin avril 2005, le filet paraît quand même se resserrer autour de l’empire oligarchique de Bout. L’adjoint au Secrétaire américain au Trésor, Juan Zarate, annonce des « sanctions » à l’encontre d’une trentaine de sociétés, lesquelles comprennent le gel des avoirs bancaires de Bout aux Etats-Unis qui devient effectif le 26 avril 2005. Notons que du 6 au 9 mars 2005, l’état-major de l’armée de l’air britannique faisait encore sous-traiter une partie de ses missions de transports de matériel vers l’Irak par la société Trans Avia appartenant à la nébuleuse Bout. Parallèlement le Pentagone continuait imperturbablement à financer des centaines de vols cargos de Bout pour la reconstruction de l’Irak et de l’Afghanistan ? 190 missions répertoriées depuis 2003 à partir des seuls aéroports irakiens sous contrôle de l’armée américaine pour l’acheminement entre autres de lecteurs vidéo, de tentes, de blindés légers, de pièces de rechange pour la maintenance de la flotte aérienne de combat ou encore des personnels et des équipements pétroliers pour une filiale d’Halliburton !

On comprend de cette manière que le Pentagone ait fait la sourde oreille aux récriminations du Trésor américain. Il fallut en fin de compte attendre fin 2005 pour que l’armée se résolût à renoncer aux services de Bout qui, banni du marché irakien, n’en continua pas moins à multiplier ses missions en Afghanistan, livraisons rendues d’autant plus nécessaires par le retour offensif des Taliban.

Que conclure de tout cela ? Bout a bâti sa fortune et un empire commercial en surfant sur la vague d’anarchie soulevée par la globalisation et sur le chaos endémique de l’Afrique post-coloniale. Il a aussi amplement profité des guerres dirigées contre des États prétendument terroristes, des conflits en fait engendrés par l’instauration d’un nouvel ordre mondial unipolaire. En cela, Bout a prospéré dans les failles et les zones d’ombre de la légalité internationale et il a su développer un vaste réseau logistique et financier impliquant des courtiers, des sociétés de transport ayant pignon sur rue, des industriels, tout système à échelle planétaire dont les activités sont évidemment bifaces, visibles et invisibles, licites et illicites, transportant tout aussi bien des fleurs ou des poulets congelés que des fusils d’assaut, des mines antipersonnel ou des missiles.

Il est à noter que la Communauté internationale se révèle particulièrement impuissante face à des pratiques profondément déstabilisatrices dans certaines conjonctures de crise. Dans un monde en profonde mutation, la multiplication d’États surendettés et fragilisés, ouvre de facto un champ illimité aux pourvoyeurs d’armes et autres moyens de contrôle ou de coercition. Gayle Smith, ex directeur du département Afrique au National Securtity Council a pu déclarer à ce sujet que « les conflits qui ensanglantent le Continent africain – Sierra Leone, Liberia, RDC, Angola, Soudan – auraient eu toute chance de s’éteindre spontanément si Bout, qui leur est l’un de leurs dénominateurs communs, n’était pas passé par là ».

Il est aussi vrai qu’il n’existe a priori aucune disposition légale permettant de sanctionner les transgressions des Résolutions du Conseil de Sécurité relatives aux embargos sur les armes ! On ne peut à ce titre que constater, voire déplorer, que dans ce cas comme dans beaucoup d’autres le droit international reste purement déclaratoire.

Bout, indifférent au tapage médiatique et aux vaines poursuites, en 2007 coulait encore des jours tranquilles à Moscou.

Arrêté à Bangkok le 6 mars 2008 par la police thaïlandaise au terme d’une opération menée sous l’égide d’Interpol à la demande des États-Unis qui l’accusent de trafic d’armes au profit des Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC) il apparaît clairement aujourd’hui que Victor Bout âgé est avant toute chose un pion sur l’échiquier des relations Est-Ouest. Le mardi 11 août 2009, la justice thaïlandaise a rejeté la demande d’extradition du Russe Viktor Bout, trafiquant d’armes présumé, vers les États-Unis. Une décision plutôt inattendue et qui intervient un an et demi après son interpellation.
Au grand dam des É-U « surpris et déçus » (voir supra), quoique le président de la cour criminelle thaïlandaise ait reconnu n’avoir « pas autorité pour sanctionner des actions commises par des étrangers contre d’autres étrangers dans un autre pays  », ajoutant que les FARC avaient été placées sur une liste d’organisations terroristes par les Nations unies et les États-Unis mais non point par la Thaïlande, laquelle considère donc cette guérilla comme un mouvement politique… L’on sait à présent [voir supra] que la partie est loin d’être jouée et que le sort juridique de V. Bout est devenu en Thaïlande une affaire d’État et un terrain d’affrontement diplomatique russo-américain !

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Quels peuvent donc être les enjeux justifiant du côté américain un tel acharnement et à Moscou, une telle âpreté dans sa défense ?

Autrement dit, aujourd’hui que représente V. Bout dans les nouvelles relations Est/Ouest ? Esquisse de réponse…
Allons droit au but : si Bout, comme nous l’avons écrit, accepte de marchander la lourde sentence qui nécessairement tombera si un procès a lieu sur le sol américain, il est fort à parier qu’il souscrira aux desiderata de la Justice américaine par des révélations relatives aux nouvelles oligarchies russes, aux clans au pouvoir, éventuellement sur Vladimir Poutine lui-même. Le Premier ministre russe n’est-il pas la bête noire du Département d’État, l’homme à abattre ? Ou pour le moins à affaiblir suffisamment pour l’écarter du pouvoir et laisser la place libre au Président Medvedev apparemment plus sensible aux sirènes occidentales ?

Car si aujourd’hui tous les commentateurs s’accordent à charger Bout de tous les trafics sans lesquels aucun conflit, aucune guérilla n’aurait pu avoir lieu et a fortiori se prolonger d’abord en Afrique subsaharienne mais encore en Insulinde ou, le cas échéant, en Amérique latine. C’est un peu vite oublier sa contribution, certes marginale mais bien réelle, à l’approvisionnement logistique des forces occidentales au Proche-Orient et en Asie centrale. De ce point de vue, la dénonciation de hauts gradés KGB ou du GRU - aujourd’hui pour la plupart à la retraite - ne peut revêtir dans l’absolu qu’un intérêt limité. A contrario, négocier le silence de V. Bout quant à certaines dimensions cachées des conflits afghan et irakien, pourrait le cas échéant constituer un motif de poids pour une Administration américaine soucieuse de ménager une image de marque passablement malmenée cette dernière décennie…

Mais la thèse prévalente, celle qui relève de l’interprétation idéologiquement dominante, demeure celle d’une Russie – celle de Vladimir Poutine - ne respectant pas les règles du jeu international.

En quelques mots, à son arrivée au pouvoir le 1er janvier 2000, Vladimir Poutine remet de l’ordre et notamment dans le pillage des arsenaux ex soviétiques, et c’est à partir de 2002, qu’Interpol, sur demande du royaume de Belgique lance un mandat V. Bout. À cette époque, résident le plus souvent à Moscou, nul ne songe vraiment à l’inquiéter (voir supra portrait biographique), ni en Russie ni ailleurs ; au contraire même puisque V. Bout est de toute évidence un « contractant » logistique du Pentagone et du Ministère de la défense britannique, et ceci en dépit des mesures punitives que prend le ministère américain de la justice à son encontre… Au plus chaud de la guerre en Irak, en 2004, l’armée américaine utilise encore les services de Viktor Bout pour acheminer des troupes et des armes sur le champ de bataille… Révélée par la chaîne CBS, l’information a été par la suite confirmée par le Pentagone.

Qu’en déduire ? Que V. Bout est au final d’une grande utilité lorsqu’il s’agit d’échafauder les pires thèses conspirationnistes relatives aux menaces pesant sur la sécurité des États-Unis en particulier et de l’Occident en général, sans dire cependant dans quelles circonstances, ni précisément lesquelles ! D’après Douglas Farah et Stephen Braun [2] « des services européens [auraient établi que V. Bout a] livré en 2005, des armes à l’Iran et en 2006, au Hezbollah » ; or, ajoutent-ils, Bout ne pouvait intervenir au Levant sans l’aval du Kremlin. CQFD, Bout ne pouvait par conséquent qu’être dûment cornaqué par Vladimir Poutine lui-même ou par l’un ou l’autre des membres de son cabinet… Le pas est aussitôt franchi et l’actuel vice-premier ministre russe, Igor Setchine, est nommément désigné outre Atlantique par la presse à grand tirage. Celui-ci se serait en effet lié à Victor Bout à Maputo au Mozambique où il fut le chef d’antenne du KGB (resident) deux années durant [3] ?

Fin août, le « Moscow Times » publie un article de la journaliste d’opinion Yulia Latynina, expliquant que V. bout est l’homme que le vice-premier ministre a chargé d’alimenter en armes les mouvements d’opposition armée à l’influence américaine dans certaines zones d’intérêt stratégiques, en Amérique du Sud en Colombie voisin frontalier avec le Venezuela d’Hugo Chavez, figure de proue latino-américaine de la résistance au Nouvel Ordre Mondial. C’est d’ailleurs encore Igor Setchine qui a établi et maintient le contact entre Moscou et Caracas. Ici tout semble s’emboîter à la perfection… resterait malgré tout à savoir si le puzzle ne peut se remonter à l’envers ? [4]

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Le film d’Andrew Niccol « Lord of war » :
Fiction ou document ?

Script analytique

Le réalisateur Andrew Niccol prétend s’être inspiré de cinq figures authentiques du trafic international d’armes pour créer le personnage de Youri Orlov. Il n’en reste pas moins que la majorité des traits de « Youri » est de toute évidence empruntés à Victor Bout.

Youri Orlov et son frère Vitaly sont nés en Ukraine avant d’émigrer aux É-U avec leurs parents sous couvert d’une identité juive, communauté alors en butte à des persécutions. Youri se fait rapidement une place au soleil dans le trafic d’armes arguant de la nécessité imposée par le système, la loi du marché et la nature essentiellement belliqueuse de l’homme et des sociétés humaines. Homo homini lupus !

Vitaly son frère commence par refuser de s’engager sur ces sentiers de perdition avant de prêter son concours à l’entreprise familiale. Au service de narcotrafiquants, Vitaly le maillon faible devient dépendant de la drogue…
Ces péripéties - périphériques au sujet proprement dit - n’interviennent au fond que pour montrer l’humaine fragilité des trafiquants, premières victimes de leur coupable commerce. Car en filigrane, le réalisateur développe un discret plaidoyer en faveur d’hommes qui se laissent entraîner dans la spirale (ascendante d’abord) de l’enrichissement par des voies illégales. Humains, trop humains. Le personnage central est ainsi montré dans sa vulnérabilité à commencer par celle de cet alter ego fraternel qui en fait un individu presque ordinaire, et davantage un « produit » d’un destin funeste plutôt que celui d’une volonté de puissance aussi perverse que sans limites. Ce qui au demeurant n’est pas entièrement faux : n’a-t-on pas vu V. Bout pleurer ce 5 octobre, tout comme son épouse et sa fille, à l’issue de l’audience lorsque la cour annulait le sursis qui lui avait été accordé la veille en annulant la procédure pour fraude et blanchiment d’argent qui faisait obstacle à son extradition vers les É-U ?

Certes Youri est l’heureux époux de la ravissante Ava Fountain, mannequin de son état, laquelle, comme de bien entendu, ignore tout des activités illicites de son mari… jusqu’au jour où, patatras ! Youri se découvre alors des états d’âme mais André Baptiste, ci-devant président du Liberia (alias Charles Taylor dans la vie réelle*), l’un de ses plus fidèles acheteurs, le ramène rapidement dans le droit chemin du commerce lucrativement correct des armes…

Cependant, à trop vouloir banaliser le parcours somme toute extraordinaire d’un homme tel que Bout (une carrière qui, en effet, suppose des talents exceptionnels à la mesure d’un destin hors pair de hors-la-loi), à force de « démocratiser » la figure du crime en ce sens qu’il est peut-être Monsieur tout le monde, c’est-à-dire vous et moi, on parvient au final par « désincarner le mal » et en absoudre les auteurs.

À ce titre, le crime n’est plus, au fond, qu’un engrenage, un avatar moderne de la fatalité, le Fatum des anciens. La délinquance, le crime sont ainsi, en quelque sorte, « la faute à personne » mais la rencontre fortuite entre un homme et l’occasion, entre l’individu et ses dérives face à l’écrasante Nécessité… Mais la liberté n’est-elle pas, de Hegel à Sartre, la capacité de nier de toutes les « déterminations », le refus de transgresser certaines valeurs ou certaines limites qui se confondent avec l’ordre social ?

Dans cet ordre d’idée le grand reproche à faire au film est que, sous couvert d’une dénonciation aussi elliptique que relativiste, il héroïse le crime ajoutant en cela à la confusion ambiante, autrement dit au chaos moral dans lequel nos sociétés semblent s’enfoncer inexorablement.
L’anti héro romantique Youri ne plaide-t-il pas pro domo lorsqu’il réplique « 

On dit : le mal triomphe partout là où les hommes de bonnes volontés ont échoué. Il suffirait de dire : le mal triomphe partout » ? On peut en effet enfoncer des portes ouvertes et porter l’accusation contre la nature (violente) des choses, des sociétés, des États, du système sociétal… C’est oublier pourtant que les États, les « systèmes » sociétaux, les guerres et les trafics ne sont pas des choses en soi, mais qu’ils s’incarnent dans des hommes. Des hommes qui font tourner et qui alimentent, en bien ou en mal la machine. Des hommes qui hélas tendent aujourd’hui à se retrancher dans l’anonymat de la responsabilité collective pour mieux s’exonérer de toute faute personnelle et échapper aux conséquences douloureuses de leurs actes.

Que dire alors d’un film qui à l’arrivée semble étrangement hagiographique, presque fait sur mesure pour convertir la légende noire de V. Bout en une légende dorée, cela en jetant une savante confusion rousseauiste entre l’innocence originelle de l’individu et la corruption inhérente aux grandes transformations en cours depuis l’effondrement de l’Union soviétique avec l’avènement d’un monde en voie de globalisation, l’unification du Marché planétaire et les inéluctables recompositions géopolitiques qui l’accompagnent… Plaidoirie et récit entremêlés au sein d’un habile flou artistique pour mieux masquer le sordide de la chose, à savoir à quoi servent les armes. On se reportera au film « Blood diamonds »* qui en dit un peu plus long à ce sujet…

En fin de compte, V. Bout aurait pu commanditer ce film, une « œuvre » presque hagiographique tant le romantisme quasi tragique du personnage est exalté en ce qu’elle fait de Youri, le marchand de mort, non un coupable mais une victime. Quel paradoxe !

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Fiche synoptique « Lord of war »

Titre : Lord of War

Réalisation : Andrew Nicol, scénariste, producteur et réalisateur néo-zélandais né le 10 juin 1964 en Nouvelle Zélande

Scénario : Andrew Nicol

Production :Nicolas Cage, Andrew Nicol, Chris Roberts, Teri-Lin Robertson, Philippe Rousselet…

Société de production : Saturn film

Budget : 42 millions de dollars

Pays d’origine : États-Unis

Genre : Drame, histoire vraie (?!)

Durée : 122 minutes

Dates de sortie : septembre 2005 aux É-U, janvier 2006 en France

Distribution : Nicolas cage incarne Youri Orlov…

Le personnage d’André Baptiste, président du Liberia est directement inspiré de Charles Taylor aujourd’hui traduit devant la justice internationale pour génocide et crime contre l’humanité.

Le film a été réalisé pour partie aux États-Unis, en Afrique du Sud et en République tchèque l’Antonov qui apparaît dans le film a été loué à l’une des compagnies aériennes de Victor Bout

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Vidéothèque

Spécial investigation - Viktor Bout l’homme qui a armé le monde

Cet homme d’affaires russe est devenu une véritable légende au point d’inspirer les scénaristes du film « Lord of War » avec Nicolas Cage. Une équipe de reporters de la BBC a tenté de remonter la piste de ce trafiquant sans vergogne. Il apparaît que plusieurs sociétés qu’il dirigeait ont été utilisées par le Pentagone ainsi que l’armée britannique, durant le conflit irakien. Le documentaire de 55’ est accessible en trois parties :

http://www.dailymotion.com/swf/x9lglu
http://www.dailymotion.com/swf/x9lgpr
http://www.dailymotion.com/swf/x9lgpr

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Entretiens réalisés à Moscou par Christoph Wanner.

Nikita Petrov - Pourquoi les autorités russes ferment-elles les yeux sur les activités de Viktor Bout ? Quelle est la stratégie du Kremlin ? Comment la famille du trafiquant d’armes justifie-t-elle ses activités ? Interview avec Nikita Petrov, expert des services secrets russes.
http://videos.arte.tv/fr/videos/int...

Sergeï Bout - Pourquoi les autorités russes ferment-elles les yeux sur les activités de Viktor Bout ? Quelle est la stratégie du Kremlin ? Comment la famille du trafiquant d’armes justifie-t-elle ses activités ? Interview de Sergeï Bout, le frère de Victor Bout.
http://videos.arte.tv/fr/videos/int...

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Liste des documents officiels téléchargeables à charge contre Victor Bout
Gouvernement américain :

Plaintes/Congrès/Thaïlande

http://www.victorbout.com/Documents.htm

Department of Justice - Drug Enforcement Administration (DEA)

http://www.justice.gov/dea/pubs/pre...
http://www.justice.gov/dea/pubs/sta...
http://www.justice.gov/dea/pubs/sta...
http://www.justice.gov/dea/major/ma...
http://www.justice.gov/dea/pubs/pre...
http://www.justice.gov/dea/pubs/sta...
http://www.justice.gov/dea/pubs/pre...
http://www.justice.gov/dea/pubs/sta... http://www.justice.gov/dea/pubs/pre...
http://www.justice.gov/dea/pubs/cng...

ONU :

Angola/Liberia/Somalie/ Congo
http://www.victorbout.com/Documents.htm

JM Vernochet-11 octobre 2010

Première partie : http://www.geopolintel.fr/article31...

Notes

[1 L’affaire des armes en provenance de Corée du Nord

Le 11 décembre 2009, un avion cargo géorgien en provenance de Pyongyang, atterrit à Bangkok. Immédiatement arraisonné par les forces spéciales de la police, il s’avère transporter une impressionnante cargaison d’armes et de munitions, violant en cela a priori l’embargo que les Nations Unies imposent à la Corée du Nord. Le plan de vol de l’appareil désigne le Sri Lanka comme étape suivante, en réalité, sa destination finale reste à ce jour encore indéterminée (Cf. Bangkok Post du12 décembre 2009).

L’appareil, un quadriréacteur de transport militaire Iliouchine 76TD militaire (fabriqué en Union soviétique à partir de 1967), est immatriculé au Kazakhstan (4L-AWA) sous le numéro AWG732 (AWG étant l’acronyme d’une compagnie disparue, Aerowings). Sur le tarmac des lignes intérieures de l’aéroport Don Mueang, quelque cent personnels des forces de sécurité thaï attendent le 11 décembre le cargo IL-76 immatriculé AWG 732 qui, arrivant de Pyongyang, vient de demander l’autorisation d’atterrir pour refaire le plein.

La surprise n’en est pas tout à fait une, lorsque la perquisition révèle, au lieu et place de matériel d’exploitation pétrolière, 35 Tonnes d’armes en tout genre parmi lesquelles des lance-roquettes antichar (rocket-propelled grenades - RPG), des missiles sol-air portables SA-7, et les munitions afférentes en grande quantité…

L’équipage, un Biélorusse et quatre kazakhs, est arrêté. L’opération n’a eu lieu qu’à la suite d’une information transmise par l’Administration américaine.

Le 21 décembre, le Wall Street Journal annonce que les armes nord-coréennes saisies à Bangkok, étaient destinées à l’Iran. Quelques jours auparavant, le 18 décembre, Dennis Blair, l’éphémère directeur du Renseignement américain avait déjà affirmé, dans le Washington Post et sans autre précision, que les armes étaient destinées au Moyen-Orient.

Le Wall Street Journal allait plus loin en donnant le plan de vol de l’IL-76 qui aurait dû faire escale au Sri Lanka, puis aux Emirats arabes unis et en Ukraine pour enfin livrer sa cargaison en Iran… Quant aux services spéciaux thaï, ils pencheraient plutôt pour le Pakistan !

Un renseignement tiré conjointement d’un document de travail provient de « TransArms », organisme d’analyse installé à Chicago et d’une étude de l’International Peace Information Service, celui-là basé à Anvers. Selon les analyses citées, le propriétaire de l’Iliouchine serait Overseas Cargo FZE, compagnie domiciliée à Sharjah aux Émirats arabes unis. Afin de maquiller leur identité réelle les affréteurs auraient ainsi été immatriculés sous couvert d’Air West compagnie géorgienne qui l’a effectivement loué le 5 novembre à une tierce compagnie néo-zélandaise, SP Trading. Par un contrat précédent, le 4 novembre 2009, Trading a loué une première fois le même appareil à une compagnie de Hong Kong dont la maison-mère est quant à elle située aux Iles Vierges britanniques… !

[2Le Figaro du 20 août 2010 et http://hebdo.nouvelobs.com/sommaire...].

[3Douglas Farah et Stephen Braun « Merchant of Death » John Wiley & Sons 2007. Douglas Farah n’hésite pas à désigner V. Bout comme un clone de Ben Laden, placé au cœur d’une nébuleuse de vendeurs d’armes à tous les ennemis jurés de l’Amérique, entre autres « les groupes djihadistes en Somalie et au Yémen… ».

[4Bout, Sechin and a Political Firestorm – Moscow Times 25 august 2010 - By Yulia Latynina. « Foreign Minister Sergei Lavrov has expressed support for Viktor Bout, a Russian citizen and suspected arms dealer who is set to be extradited to the United States. Considering Bout’s ties to a deputy prime minister and some conspicuous addresses in Moscow, it’s no wonder Russia wants Bout home ».http://themoscowtimes.com/opinion/a...]

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