Vaccins : Qui donc négocie avec Big Pharma ?
C’est urgent : le monde a besoin de 20 milliards de doses d’un vaccin qui n’a pas encore été inventé. Les États injectent donc d’importantes sommes d’argent public dans la course à l’éradication du Covid-19, mais qui sera le premier à trouver l’antidote ? L’industrie pharmaceutique ne visera-t-elle que son seul profit ? Le nationalisme vaccinal prévaudra-t-il ? Le brevet sera-t-il rendu universel, pour répondre à la demande d’un vaccin abordable et universel ?
Quand elle a accepté la tâche titanesque d’acheter des vaccins pour le compte de l’UE, la Commission a mis en place un comité de pilotage pour superviser les appels d’offres. Chacun des 27 États membres a sélectionné ses propres délégué.e.s. Ils ont aussi confié à sept pays, l’Espagne, la France, la Suède, l’Allemagne, les Pays-Bas, l’Italie et la Pologne, la charge de monter une équipe conjointe de négociation pour traiter directement avec les multinationales. Leurs intermédiaires sont devenus, avec Sandra Gallina, la directrice générale santé à la Commission, les contacts privilégiés des laboratoires.
Pour l’heure, la « team Europe » a réussi à mettre de côté 4,6 milliards de doses, pour une population de 448 millions d’habitant.e.s. Ce stock surabondant pourrait bien finir à la poubelle, puisque les fournisseurs ont imposé des clauses interdisant presque de les céder à autrui. Les laboratoires ont également pu augmenter leurs prix comme le montre leur dernier accord avec l’Europe. Désormais Pfizer et Moderna facturent respectivement 19,50€ et 25,50$ (22€) par dose, alors que les Européen.nes avaient payé entre 15,50€ et 22,50$ lors de leurs premières commandes. Des prix qui intriguent, d’autant qu’une étude de l’Imperial College de Londres démontre que les coûts de production des vaccins à ARN messager pourraient se situer entre 1,18$ et 2,85$ par dose.
Si les laboratoires connaissent bien l’identité des négociateur.trice.s, ce n’est pas le cas des Européen.ne.s. Malgré les milliards d’euros d’argent public mis sur la table, la Commission n’en démord pas : elle refuse de divulguer les noms.
« Une telle pression pourrait influencer voire mettre en danger le processus de négociation en cours actuellement. Notre objectif d’assurer un accès à des vaccins pour tous.tes et au meilleur prix est en jeu », a répondu Stélla Kyriakídou, Commissaire européenne de la santé, à une question parlementaire.
Dans un email qui nous était adressé, un.e porte-parole de la Commission a répété que la publication de la liste des négociateurs et négociatrices n’était pas au programme.
Ce n’est pourtant pas l’avis du Parlement européen. Il y a quelques semaines, les législateur.trices ont adopté une résolution réclamant de nouveau à ce que les noms soient dévoilés, ainsi que les contrats.
Pendant le débat, la rapporteuse du texte, l’Espagnole Dolors Montserrat, a assuré que ce mystère nourrissait la désinformation.
« [La transparence] est l’élément indispensable pour améliorer et assurer la confiance que le public peut avoir envers la campagne vaccinale, pour en finir avec le nationalisme vaccinal et justifier le système de commandes au niveau de l’UE », a ajouté la députée européenne conservatrice.
Au même moment, cinq député.e.s européen.nes ont déposé une demande auprès de la Cour de Justice européenne, afin d’obtenir « un accès transparents aux contrats ».
Les ONG tout comme la société civile ont également mis la main à la pâte. « Le public a le droit de savoir qui se charge des négociations au nom de l’UE », juge Olivier Hoedeman du Corporate Europe Observatory, un organisme de surveillance. Il prévient : « c’est la condition sine-qua-non pour évaluer les potentiels conflits d’intérêts. »
Investigate Europe, a donc décidé de mettre le nez dans cette affaire. Malgré les tentatives de Bruxelles de garder son secret, il faut croire que certaines informations n’étaient pas si bien cachées que ça.
Négociateur de l’UE et ex-lobbyiste ?
Le Suédois Richard Bergström a été le plus facile à retrouver. En tant que coordinateur national des vaccins, l’homme ne fait pas secret de son implication dans le comité et l’équipe de négociation. Il est de fait le seul négociateur en exercice à avoir répondu à nos questions. Dans une interview datant de septembre 2021, il affirmait : « je ne comprends pas l’intérêt de maintenir le secret, d’où la facilité que vous avez eu à me retrouver. Mon gouvernement ne pense pas que mon job soit un secret d’état. »
Richard Bergström n’a pas toujours travaillé pour l’administration suédoise. Il a passé trente ans dans les rangs de l’industrie pharmaceutique, dont cinq ans à diriger le lobby européen EFPIA. Quand nous avons mis le doigt sur cette partie de son CV, il a préféré éluder. « C’était il y a longtemps, a-t-il dit, nos résultats ont prouvé que nous avons été de bons négociateurs… mais je préfère ne pas parler de moi. »
Depuis cette interview, nous avons découvert qu’il semblait pourtant avoir cultivé ses liens avec l’industrie, en dehors de son mandat officiel.
Sur son profil Linkedin, les employeurs actuels de Richard Bergström sont présentés de la façon suivante : coordinateur des vaccins pour la Suède, partenaire principal du cabinet Hoelzle Buri Partners Consulting (HBPC), directeur général de Bergström Consulting GmbH et conseiller en chef de Guardtime.
HBPC est un cabinet de consultants basé en Suisse et qui cite sur son site internet Richard Bergström comme l’un de ses lobbyistes. On y fait aussi mention de ses « grands succès » sur le marché européen de la santé. HBPC se définit comme une société travaillant pour deux grands lobbies pharmaceutiques : VIPS, en Suisse, et PhRMA aux États-Unis. Parmi les membres de ce dernier, figurent AstraZeneca, Johnson & Johnson, Pfizer et Sanofi, qui ont tous obtenu des contrats avec l’UE.
Quant à Bergström Consulting GmbH, c’est une société Suisse qui existe marginalement en ligne. D’après des données publiques, son PDG n’est autre que Walter Peter Hölzle, qui détient HBPC et a dirigé VIPS pendant douze ans.
HBPC et Bergström Consulting partagent même leur adresse postale, à Zug, en Suisse.
Guardtime est un spécialiste mondial de la sécurité numérique. Son produit phare, VaccineGuard, est un service d’émission de certificats de vaccination qui a été utilisé en Hongrie, en Estonie et en Islande pendant la pandémie. Sur la page web du groupe, on retrouvait Richard Bergström au poste de « vice président des sciences du vivant » jusqu’en août 2020. On lui a ensuite préféré le titre « conseiller en chef. »
En plus de tout cela, Richard Bergström était jusqu’à récemment responsable du développement de la clientèle à PharmaCCX, qu’il a co-fondée en 2016. La firme développe des solutions pour « faciliter les accords et les contrats entre clients et compagnies pharmaceutiques. »
En février 2021, alors qu’il était déjà négociateur pour le compte de l’UE, Richard Bergtröm est apparu dans un une vidéo promotionnelle avec Nathan Sigworth, son ancien partenaire à PharmaCCX. Dans cette séquence, Richard Bergström évoque son passé à EFPIA : « j’étais lobbyiste en chef pour l’industrie pharmaceutique à Bruxelles ».
Quand, dans la vidéo, Nathan Sigworth lui demande où il se trouve, il répond : « je suis à Stockholm, au Ministère de la Santé. Je me prépare pour les négociations de l’après-midi avec les fabricants de vaccins, dans le cadre des négociations avec la Commission européenne ».
Deux mois après, en avril 2021, PharmaCCX a annoncé le départ de Richard Bergström. La raison invoquée était sa disponibilité : « De plus en plus impliqué dans son important travail sur les vaccins, il ne pouvait s’investir suffisamment dans la société ».
À la suite de cela, il a été retiré de la partie « notre équipe » du site internet. Mais en consultant les archives, on peut voir qu’il était auparavant présenté comme un « un important lobbyiste pour l’industrie pharmaceutique en Europe » parallèlement à « coordinateur des vaccins pour la Suède ».
Tou.te.s les négociateur.trices ont signé une déclaration d’absence de conflit d’intérêt. Les liens de Richard Bergström avec les multinationales ne semble pas avoir attiré le soupçon, jusqu’à présent. Pourtant, il s’est trouvé sous le feu de la critique plus tôt dans l’année pour sa gestion d’informations confidentielles. Grâce à une demande de liberté d’information (FOI), des journalistes suédois.es ont révélé que Richard Bergström transférait des emails contenant des informations sur les négociations depuis son adresse du Ministère à son compte privé, hébergé sur Gmail. Après avoir nié toute faute, il a admis que les emails contenaient des « documents classifiés » et qu’il « aurait du agir autrement ».
Aujourd’hui, Investigate Europe peut affirmer que Richard Bergström a malgré tout continué à envoyer des informations sensibles vers sa boîte mail privée. En utilisant une nouvelle demande FOI, nous avons pu accéder à un registre des emails couvrant une période allant du 14 au 27 septembre 2021. Pendant ces deux semaines, il a transféré 47 messages vers son adresse Gmail. Pour seize d’entre eux, le sujet avait été caviardé, ce qui signifie que leur contenu était considéré comme strictement confidentiel, par le gouvernement suédois.
« Quand je travaille depuis mon domicile, en Suisse, j’utilise mon ordinateur personnel pour les réunions en ligne », justifie Richard Bergström. « Les emails que j’ai transféré, ce sont les invitations aux réunions qui contiennent des noms de sociétés et de vaccins. Voilà pourquoi certains éléments sont biffés. »
Richard Bergström a préféré ne pas faire de commentaire sur ses liens avec l’industrie pharmaceutique. Le gouvernement suédois n’a pas réagi non plus.
Des personnes proches des négociations nous ont dit que la Commission se repose souvent sur l’expertise de Richard Bergström. « Je peux vous affirmer qu’il est celui qui avait le plus d’expérience là-bas depuis le début », nous a confié une source. « Est-ce une bonne ou une mauvaise chose ? Je vous laisse en tirer vos conclusions. »
Un haut fonctionnaire de santé d’un pays nordique estime que la carrière de Richard Bergström donne un avantage sur les fabricants à l’UE. « Ses compétences sont très appréciables dans ces négociations. Il sait jusqu’où on peut aller. Je suis sûr que Bergström est une véritable ressource d’intérêt général à ce poste. »
Au contraire, Olivier Hoedeman du Corporate Europe Observatory considère que la Commission a échoué à éplucher correctement les relations des négociateur.trices. « Il est évident que Richard Bergström a des conflits d’intérêts et n’aurait jamais du se trouver dans l’équipe conjointe de négociation », estime-t-il. « Il est sur la même ligne idéologique que Big Pharma et leur politique de monopole sur les brevets ».
Fonctionnaires de santé et médecins
Contrairement à la Suède, d’autres États membres ont choisi des représentant.e.s sans expérience en lobbying. Les Pays-Bas et l’Espagne ont accepté de nous donner les identités de leurs délégué.e.s. Même si ces dernier.e.s. ont refusé de nous parler.
Le gouvernement néerlandais a choisi Roland Driece pour le Comité comme pour l’équipe conjointe de négociation. Désormais directeur des affaires internationales au Ministère de la santé, le fonctionnaire est passé par les départements de la santé et des affaires européennes.
Les autorités espagnoles ont envoyé Maria Jesús Lamas au Comité et César Hernandez Garcia à l’équipe conjointe de négociation. Ce sont des professionnel.le.s de santé à la tête de l’Agence espagnole du médicament et des produits sanitaires (AEMPS).
En Italie, c’est le flou qui règne toujours. Quand nous l’avons approché, Giovanni Rezza, le directeur de la prévention du ministère de la santé, a confirmé qu’il était le membre italien du Comité. Épidémiologiste de renom, il a consacré la majeure partie de sa carrière au service public. Le gouvernement italien n’a pas répondu à nos questions concernant ses intermédiaires dans l’équipe conjointe de négociation.
Même chose pour la Pologne, nos semaines de recherche n’ont rien donné. Nous avons compris que les négociateur.trices polonaises travaillent pour URPL, l’agence du médicament du pays. Un.e porte-parole a refusé tout commentaire, et nous a renvoyé.e.s vers la Commission. Plusieurs sources estiment cependant que l’influence de la Pologne a été minime dans la procédure, à cause du fossé qui se creuse entre Varsovie et l’UE.
Le manque de transparence allemand
Quant à l’Allemagne, son manque de transparence sur le dossier des vaccins soulève de plus en plus d’inquiétudes parmi les ONG contactées par Investigate Europe. Le Ministre de la santé n’a divulgué aucun nom, mais n’a pas écarté non plus ceux que nous avons trouvés : Thomas Müller, directeur général des produits pharmaceutiques et Thiemo Steinrücken, l’un de ses adjoints.
Plusieurs personnes proches du dossier nous ont affirmé que le premier était au Comité, et que le second était « l’homme en charge de tout ce qui était lié à l’achat des vaccins et à leur distribution ».
Thiemo Steinrücken, pharmacien de formation, est un choix logique, a indiqué une personne ayant participé à plusieurs réunions avec lui. « C’est exactement le type qu’Angela Merkel enverrait pour négocier quelque chose d’aussi important. Il est calme, ne se met pas trop en avant, il est très intelligent, compétent et a une expérience dans la santé. »
Selon certains, Berlin a joué le rôle de porte-parole de l’industrie pharmaceutique. « L’Allemagne prêche pour les intérêts du secteur, surtout sur la scène internationale », affirme une source. « Pfizer est le grand gagnant, dans cette situation. Ils peuvent écrire les règles et après avoir montré qu’ils étaient les meilleurs fournisseurs, ils se sont autorisés à facturer autant qu’ils voulaient ».
Pfizer et son partenaire allemand Biontech sont devenus dernièrement les plus gros fournisseurs en Europe. La dernière commande montait à 1,8 milliards de doses. Biontech à lui tout seul a permis à l’économie de se relever de 0,5% en 2021.
L’Allemagne a l’intention de fabriquer 600 millions de doses par an, un tiers de la production prévu dans l’Union. Investigate Europe a eu accès à un document confidentiel de la task-force allemande des vaccins. Si l’on en croit son contenu, la politique privilégie l’intérêt national, avant tout. Les termes des futurs accords contiendront le « droit du gouvernement fédéral à l’approvisionnement préalable » et l’obligation d’installer « des sites de production en Allemagne ». « La possibilité de transferts l’intérieur de l’UE » n’est possible que « si nécessaire » et aucune mention n’est faite de la distribution au niveau mondial.
L’appétence de la France pour les fonctionnaires
Alors que la plupart des pays ont choisi des intermédiaires justifiant d’expérience dans la domaine de la santé, la France leur a préféré des fonctionnaires de Bercy. Des sources internes au gouvernement ont évoqué deux noms : Pierre Cunéo pour l’équipe conjointe de négociation et Edgar Tilly, membre du Comité pour la plus grande partie de cette année. Tous deux sont membres de la task-force française des vaccins.
Pierre Cunéo est entré au ministère en 2003 avant de rejoindre la SNCF. Plus récemment, il avait été vice-président de la société Thalès et conseiller à Orea, une compagnie minière. Il a également été dirigeant du consortium Opale Defense, qui a été en charge de la construction du nouveau Ministère de la défense français. La première fois qu’il a été cité dans la campagne vaccinale, c’est lors d’une audition au Sénat, en juin 2021.
Edgar Tilly, diplômé de HEC en 2018, a été conseiller discours et prospective de Bruno Le Maire, actuel Ministre de l’économie des finances et de la relance. Si l’on en croit son profil Linkedin, il a rejoint la task-force en janvier 2021. D’après nos informations, il serait en passe d’être remplacé au Comité.
Les négociateurs français ont changé plusieurs fois depuis le début de la pandémie. Il semblerait que la plupart soient issus du secteur économique, plutôt que celui de la santé. Il y a cependant au moins une exception au tableau : Jean-Christophe Dantonel, un biologiste qui a participé à la première série d’accords.
Interrogé, Bercy répond : pour des raisons de confidentialité, ils ne peuvent donner les noms de l’équipe conjointe de négociation et du Comité de pilotage. En revanche, ils ont confirmé que : « l’équipe constituée au cœur de la crise était composée de représentants de Bercy, avec des profils « non médicaux » donc, mais qui avaient déjà l’habitude de travailler en interministériel. Cette équipe a d’ailleurs été constamment en lien avec le ministère de la Santé. » A compter du mois novembre, le ministère de la Santé reprend par ailleurs le siège français au Comité de pilotage.
Un avenir encore plus flou ?
Près de deux ans après le début de la pandémie en Europe, la Commission européenne se prépare à affronter la prochaine. En septembre, elle a annoncé le lancement de l’autorité européenne de préparation et de réaction aux crises sanitaires (HERA).
Fer de lance de la lutte contre les prochains virus, cette nouvelle organisation aura pour mission de se procurer des vaccins. Certains s’inquiètent que la transparence ne soit pas sa première priorité. Des parlementaires et plusieurs ONG craignent déjà que les actions de HERA et son budget de 6 milliards d’euros soient impossibles à contrôler.