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Afghanistan : la débâcle américaine.

Léon Camus

lundi 11 juillet 2011

L’École des cadavres ! La France fête dans l’indifférence son 63e soldat tombé au champ du déshonneur national et annonce un retrait à petit vitesse de ses hommes à la remorque des Américains, avec en toile de fond une passation de pouvoir à des troupes afghanes improbables, un attentat spectaculaire au cœur de la zone verte de Kaboul contre l’hôtel Intercontinental… Dans ce théâtre de fin du monde le Président Obama claironne sa victoire sur les forces du mal !

Obama vient d’annoncer avec fracas le retrait d’Afghanistan d’un premier contingent de 5000 GI’s (sur cent mille) au moment même où certaines velléités de négociations avec les Taliban [1] reviennent sur le tapis [2]. Mais le bon peuple Américain sait-il que ce retour des Boys (les derniers cependant pas avant 2015) constitue une sorte de capitulation en rase campagne ? Un Vietnam bis qui n’ose dire son nom ? Car c’est bien de cela dont il s’agit : négocier n’est-ce pas implicitement admettre la défaite ? Une défaite d’autant plus cuisante qu’elle renvoie au mépris sans limites affiché par le vainqueur de 2001 quand il paradait sur les décombres fumantes de Kaboul ou devant les prétendus bunkers de Tora Bora, repaire de la tentaculaire nébuleuse Al Qaïda ?

L’Amérique est donc tout à sa liesse de voir mettre un terme (en principe) à une guerre interminable qui avait définitivement perdu tout sens. Cela grâce à un président qui est parvenu à remporter une victoire décisive sur le Mal (et subsidiairement venger l’Amérique bafouée) avec la liquidation du chef d’Al Qaïda que nul n’attendait plus… Épisode pourtant peu glorieux que l’assassinat d’un vieillard plongé dans le sommeil mais dont Obama sort auréolé, au moins aux yeux de l’Amérique ébahie par l’assaut final et victorieux lancé contre la tanière du démon ! Reste que le tueur d’un Ben Laden réputé mort dix ans auparavant - aux dires des ténors du renseignement américain - n’est qu’un vainqueur virtuel né in vitro dans la matrice artificielle du discours médiatique.

Convenons à ce propos, que seuls les nord-américains ont vraiment gobé la mise en scène spectaculaire ainsi que les récits grotesques et grandiloquents de l’assaut et de la tuerie nocturne d’Abbottābād. Un exploit qui, contrairement à ce qu’en ont dit la fanfare et les grosses caisses de résonance de la grande presse, a tout sauf amélioré l’image de marque des États-Unis et de ses classes dirigeantes. Encore que les citoyens américains pris en otage par une propagande médiatique harassante et une presse chambre d’écho de tous les mythes fondateurs les plus tordus de l’Amérique au XXIe siècle, commence à ne plus être tout à fait dupe par la vertu du puissant remède au mensonge que constitue Internet.

La faillite de la guerre « du fort au faible ».

Bref apparemment gagnant sur le front électoral, Obama n’en est pas moins un épouvantable perdant sur tous les fronts extérieurs : Afghanistan, Irak, Libye ! Il s’agit donc pour nous, en prenant le contre-pied de Sénèque pour lequel « le tout un chacun préfère croire que juger par lui-même », de pratiquer ici une opportune forme d’hygiène mentale et de relativiser à l’extrême les victoires purement imaginaires (mais subjectivement bien réelles pour l’opinion et particulièrement pour l’Américain moyen) de M. Obama dont le bilan, bien qu’en demi-teintes, n’a rien à envier à celui de Bush Junior.

Notons de cette façon qu’après avoir augmenté les effectifs présents sur le sol Afghan de 30 000 hommes en déc. 2009, il est assez cocasse de présenter aujourd’hui comme un courageux désengagement, à grand renfort de tambours et de trompettes, le rapatriement de 33 000 personnels d’ici l’été 2012. Un retrait à haut rendement électoral en fait, basé sur un principe analogue à celui des soldes : les prix augmentent au préalable ceci afin de rendre plus alléchant le rabais ultérieurement consenti. Passez muscade ! Signalons également que personne dans la médiacratie occidentale ne paraît remarquer ou se souvenir (car ceux qui pourraient en parler sont soit muselés soit rendus inaudibles) que l’Administration Obama ne se prépare au mieux que revenir dans un an à son point de départ de 2009.

Ainsi, les échéances électorales aidant, de part et d’autre de l’Atlantique, et alors que l’armée tricolore en est à son 63e héros (dont 11 pour ces seuls six derniers mois !), M. Sarkozy emboîte le pas au président américain en claironnant dans la foulée - effet d’annonce oblige - que lui aussi entendait retirer nos troupes (4000 hommes) « progressivement », les premiers rapatriements devant avoir lieu fort opportunément un peu avant les élections présidentielles. Un calendrier au demeurant assez vague, mais élégamment calqué sur celui de son charismatique homologue qui, mine de rien, fait son petit effet aux yeux des naïfs et des jobards qui ne se sont jamais posés la moindre question sur la nature des intérêts que nous étions censés défendre aux abords de l’Hindou Koush !?

Rappelons en passant que les Américains agissent en Afghanistan d’abord pour leur propre compte [3] (Opération Enduring Freedom), et qu’ils sont en même temps à la tête d’une coalition dont ils assurent le commandement par le truchement de l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord, intervention elle-même couverte par un mandat des Nations Unies. Au total la Force internationale d’assistance et de sécurité regroupe quelque 147 000 hommes et est supposée intervenir exclusivement (comme en Libye !) pour le « maintien de la paix » et la protection des populations. Ceci dit, dans tout univers orwellien comme celui où nous évoluons sans toujours bien nous en rendre compte, règne l’inversion sémantique et la guerre porte avec allégresse le joli nom de paix… 147 000 soldats en uniformes auxquels viennent s’ajouter un nombre indéfini, mais substantiel, de personnels de sécurité (euphémisme pour désigner les mercenaires et autres sous-traitants). Lesquels pullulent toujours malgré l’interdiction les ayant frappés en août 2010 après quelques sinistres bavures…

Interdiction édictée par le président Hamid Karzaï lui-même mais très vite rapportée puisqu’officiellement en décembre de la même année, 52 agences (parmi lesquelles plusieurs officines israéliennes) et 26 510 hommes d’armes étaient réautorisés sur le sol afghan aux fins d’assurer la sécurité des forces internationales, des agences de l’Onu, des agences d’aide gouvernementales afghanes, des Ong et des médias étrangers, ou directement en charge de former policiers et militaires. Ajoutons que les missions de ces « sociétés » ne s’arrêtent peut-être pas là et l’on peut supposer à bon escient qu’elles prennent également en charge la surveillance active des champs de pavot et des laboratoires de transformation appartenant à la famille [4] et aux protégés du susdit président… ainsi qu’aux seigneurs de guerres tôt réapparus après la chute du régime Taleb et qui ont depuis proliféré à l’ombre du parasol américain [5].Précisons que jusqu’à 2009 le gardiennage (passif il est vrai) des cultures destinées à la production d’opium et partant, à la fabrication de l’héroïne, était assumé par les forces de l’Otan elles-mêmes. Une drogue fléau de la Russie [6] et cause des ravages passés sous silence en Europe occidentale. Une autre Guerre de l’Opium en quelque sorte, qui ne dit pas son nom et cette fois, en sens inverse !

Une quadruple défaite : militaire, politique, diplomatique et morale.

Bref, vu des bords de la Seine, pour un esprit indépendant, l’affaire afghane se révèle être un formidable fiasco. Cette « guerre du fort au faible » soi-disant remportée en décembre 2001 en écrasant sous les bombes des bandes dépenaillées de va-nu-pieds armés de pétoires, de RPG (lances roquettes anti-char) hors d’âge et de Kalach - AK47 - home made. De rustiques montagnards dont nous devrions - parce qu’il faut rendre à César ce qui lui appartient - admirer le courage, l’inventivité guerrière et la rage d’indépendance face aux plus puissantes armées de la planète.

Car enfin, ces barbus enturbannés, objet de tous nos mépris de nantis et auxquels M. Donald Rumsfeld refusa l’application des Conventions de Genève (notamment l‘application du statut de prisonniers de guerre), devraient quelque part nous inspirer (de prime abord moralement parlant) si nous voulons entamer la reconquête de nos libertés ? Des libertés concrètes que les pouvoirs dits républicains nous troquent contre la monnaie de singe de la grande Liberté virtuelle abondamment produite par l’inflation verbale des démagogues qui nous mènent par le bout du nez, droit à l’abîme, de crise en crise, de guerre en guerre.

Pour nous résumer, l’Afghanistan représente pour l’Amérique et pour l’Occident tout entier qu’elle traîne derrière elle, une quadruple défaite. Militaire en premier lieu : à partir de 2004, le temps de sidération passé, les Taliban (entendez les Pachtounes) reprennent du poil de la bête et s’inspirant des guérillas menées par la résistance irakienne commencent à regagner du terrain, cela jusqu’à contrôler aujourd’hui les deux tiers du territoire afghan portant même la guerre au cœur même de sa capitale. Rien n’y fait, ni les bombardements massifs, ni les drones tueurs (répondant aux doux noms de Predator et d’Hellfire – Feu de l’enfer) qui franchissent de plus en plus fréquemment la frontière du Waziristân et portent la foudre dans les Zones tribales pakistanaises… ou sur des civils innocents, rebaptisés dommages collatéraux. La messe est dite et les armées occidentales se retirent maintenant sur un deuxième échec politique celui-là : leur impuissance à construire en Afghanistan un État autonome viable…

Mais comment un État décalqué du modèle nord-américain et recollé sur un pays partiellement démembré et déstructuré, où les communautés ont été dressées les unes contre les autres, pourrait-il espérer survivre au départ de ses garde-chiourmes occidentaux ? C’est par principe dogmatique que les stratèges de Washington contrarièrent le retour de la monarchie… certes abolie depuis 1973 avec l’installation la République à l’initiative du prince Daoud Khan. Celle-ci sera vite remplacée, en déc. 1979 par un régime communiste qui reprenait cependant et consolidait certaines libertés prévalant sous les rois afghans. Une monarchie qui ne demandait qu’à renaître étant reconnue et tacitement acceptée par tous, mais à laquelle Washington, par un inepte sectarisme, préféra un fantoche élu et légitimé à l’occasion de simulacres électoraux passablement consternants.

À ce propos quelques chiffres parfaitement éloquents : en 2009, 113 000 soldats étrangers environ dont 71 000 américains faisaient semblant de tenir le pays. Un an plus tard leur nombre était passé à 147 000. Pourquoi, je vous le demande ? En juin 2010, le Pentagone déclarait que les insurgés Taliban « contrôlaient en partie le sud, le centre et le nord du pays »… L’est étant sous influence iranienne, que restait-il alors à la coalition ? Une armée autochtone prête à prendre la relève ? Mais quelle armée ? Et bien une armée autochtone prête à prendre la relève.

Mais qu’en est-il réellement ? Actuellement l’armée afghane devrait compter 171 600 militaires, ses effectifs devant atteindre plus tard un plafond fixé à 240 000 personnels. En octobre 2010, la police afghane, elle, comprenait officiellement, 109 000 policiers et il était prévu de la porter également à 240 000 hommes. Ceci corrigeant cela, il faut savoir que l’armée en réalité fond plus vite qu’elle ne s’accroît en raison d’un invraisemblable taux de désertion, surtout dans les unités de combattantes. Traduit en langage vulgaire cela signifie que les contribuables américains et européens payent de leurs deniers la formation des Taliban qu’ils affrontent ensuite sur le champ de bataille : sur 25 000 hommes recrutés de 2003 à 2005, 18 000 sont à présent portés manquants ; en 2009, 25 % des unités susceptibles d’être envoyées en première ligne ont de ce point de vue dû être remplacées.
En trois, une cuisante défaite diplomatique : l’assassinat d’un Ben Laden, réel ou supposé, était censé clore le volet afghan de la guerre anti Terroriste. Au contraire d’applaudir à ce magistral tombé de rideau, le Pakistan mauvais joueur s’est offusqué de la violation de son espace aérien et plus encore de sa souveraineté par les furtifs commandos américains ! Islamabad, décidément mal embouchée, commence à prendre au sérieux le risque jusque là virtuel, d’une attaque générale contre ses sites nucléaires en cas de crise majeure ou de montée aux extrêmes des mouvements islamistes. Les supercopters – des « Faucons noirs » dopés – à long rayon d’action ont en effet démontré à l’occasion de la tuerie d’Abbottābād que la marine américaine possédait vraiment la capacité d’une attaque surprise des sites stratégiques pakistanais. Adossé à la Chine, le Pakistan s’est donc aussitôt vu secouru par un Pékin courroucé, lequel adressa à Washington par retour de courrier un sévère « avertissement » (parfaitement passé inaperçu aux yeux de nos formidables gens de presse)…

Bref, un froid sensible s’est installé entre une nouvelle Asie de plus en plus sûre d’elle et une Amérique pleine de rage, en proie à une forme inédite de confusion mentale. Au total l’opération hollywoodienne de liquidation du chef d’Al Qaïda a peut-être réjoui les chaumières du Middle West et l’homme de la rue, mais elle s’est soldée par un regain de tension dans une zone géopolitique déjà hautement sismique (Formose, la Corée du Nord, la Birmanie) et un raidissement des puissances émergentes régionales dont les peuples et les nations du monde se seraient bien dispensés.

Enfin, quarto, une affreuse défaite morale : que reste-t-il du « Rêve américain » après les camps de concentration et de tortures institutionnalisées de Guantanamo, Bagram et Abou Graïb ? In fine, les massacres, ceux de convois de prisonniers ou encore l’écrasement sous les bombes de la prison forteresse de Kalat i Jambi où les prisonniers du champ de bataille s’étaient révoltés et dans laquelle l’on a retrouvé dans les caves inondées, encore vivant, le pitoyable Taleb américain John Walker, auront plus fait pour disqualifier moralement l’Amérique que toutes les crises financières pourtant génétiquement programmées par la système néolibéral, le modèle de la démocratie anglo-saxonne et les Likoudniki des think tanks riverains du fleuve Potomac.

C’est de cette dernière défaite et de nulle autre dont l’Amérique, en tant que mythe ne se relèvera pas. Mais parce que le mensonge et l’illusion portent la guerre comme la nuée porte l’orage, craignons cependant la vindicte du Dieu Dollar agonisant. Grâce au ciel il nous reste encore quelques marchands sable pour nous endormir dans la paix du Seigneur… Et ceux-ci occupent les sommets de la bonne gouvernance ! De cette façon, et pour ne pas conclure, méditons le commentaire proprement panglossien [7]qu’inspire la débâcle afghane aux caciques de l’Institut français des Relations internationales (Ifri) : « Il est clair que ce retrait est l’aveu d’un échec. Néanmoins, même si les effets à long terme de l’intervention mettront longtemps à apparaître, l’Afghanistan va inexorablement changer, en s’intégrant dans les flux mondiaux. Pour les talibans, c’est une victoire tactique, mais à long terme, ils ont perdu. Ils ne pourront pas continuer éternellement cette fermeture du pays. Finalement, l’intervention n’aura pas été inutile ». On ne saurait finalement mieux dire…

Notes

[1Taliban et le pluriel de Taleb, étudiant en théologie. Ceux que l’on nome Taliban sont en réalité les Pachtoune, ethnie indo-européenne dominante (38%) parlant une langue très proche du persan et qui a embrassé le Wahhabisme, forme rigoriste de l’Islam et religion officielle de l’Arabie saoudite. Le Wahhabisme, religion du désert, prône la Salafiya, à savoir un mode de vie à l’imitation de celui du Prophète : barbe, turban noir, puritanisme excessif des mœurs. De ce point vue la guerre livrée aux Taliban revient à faire la guerre aux Pachtounes au profit des ethnies concurrentes peuplant les vallées de l’Hindou Koush : Hazaras (24%), Tadjiks (25%), Ouzbeks (7%) et Turkmènes (1,5%).

[2Dès juillet 2010, au moment WikiLeaks rend public quelque 92 000 documents militaires, l’Administration américaine, parvenue à la conclusion que désormais « la solution militaire n’existe plus », prend les devant et laisse entendre qu’elle serait prête à négocier avec la résistance afghane (The Guardian/Le Monde 19 juil. 2010).

[3Opération Enduring Freedom. C’est nom générique donné à toute une classe d’interventions armées notamment aux Philippines, en Kirghizie, dans la Corne de l’Afrique, dans la bande sahélienne de l’ancien Soudan français et dans le grand sud algérien, etc.

[4Le New York Times du 27 oct.09 met en cause Ahmed Wali Karzaï, frère du président et accusé de participer au trafic de l’opium et de ses dérivés. Celui-ci aurait été par ailleurs rémunéré par la CIA entre autres pour le recrutement d’une formation une force paramilitaire opérant sous ses ordres dans la région de Kandahar, ancien bastion de Mollah Omar.

[5Narco-État l’Afghanistan libéré du joug wahhabite incarné brièvement par Mollah Omar, Émir al-Muminim, avait vu sa production d’un coup de fatwa (décret religieux – en théocratie la loi temporelle n’existant pas) et d’un seul, passer de 4500 T avant la prise du pouvoir par le Commandeur des croyants à 180 T lors de la chute de l’Émirat islamique (qui sortait à peine de vingt ans de guerre) écrasé sous les bombes libératrices de la croisade antiterroriste. Aujourd’hui, sous la férule conjuguée de Washington et de Bruxelles (siège de l’Otan) la production avait atteint en 2008 le niveau très honorable de 8200 T soit 95 % de la production mondiale. Aujourd’hui elle serait en décroissance rapide, au moins sur le papier !

[6La Russie tient la première place mondiale pour la consommation et le trafic d’héroïne, essentiellement afghane (les filières du Triangle d’Or étant partiellement taries). Chaque année ce sont ainsi 75 à 80 T qui y transiteraient pour une valeur de 18 milliards de $. Avec pour conséquences visibles 356 décès par jour, soit 130 000 morts par an dus à la consommation d’héroïne, et 120 000 délinquants et criminels incarcérés en lien direct avec le trafic de drogue (d’autres statistiques moins catastrophiques font seulement état d’une centaine de morts quotidiens).

[7Pangloss personnage du Candide de Voltaire pour lequel « Tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes » !

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