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L’Union européenne survivra-t-elle en 2024 ?

mardi 27 février 2024

Archive 2018
Andrei Amalrik, écrivain et journaliste russe, s’était demandé dans un ouvrage publié en 1970 (L’Union soviétique survivra-t-elle en 1984 ?), si l’Union soviétique survivrait en 1984. Ce qui n’était alors qu’un livre de politique-fiction, signé par un opposant au régime, s’est mué en prophétie. L’erreur de datation n’a été que de sept années. En France, Emmanuel Todd (La Chute finale, 1976), Hélène Carrère d’Encausse (L’Empire éclaté, 1978) se sont rendus célèbres en formulant le même pronostic, accueilli à l’époque dans l’incrédulité générale.

Peut-on faire la même sombre prévision s’agissant de l’Union européenne (UE) ? Ce précédent y encourage, et il n’est que le dernier d’une longue suite de bouleversements ayant entraîné la disparition d’empires que l’on croyait indestructibles : l’Autriche-Hongrie, la Sublime Porte, puis les empires coloniaux français et anglais. Nous encouragent aussi au pessimisme les signes inquiétants de fragilité que donne l’UE, depuis au moins une décennie. Elle est le siège de forces contradictoires qui grippent son fonctionnement, et pourraient entraîner sa chute.

Pour analyser le bien-fondé de cette conjecture, il faut proposer un cadre de pensée, qui permette de démêler ce qui tient à l’Europe et ce qui résulte du contexte général, ce qui est anecdotique et ce qui est essentiel.

En pratique, ce qui nous importe, c’est de savoir si le collapsus a des chances de se produire, et si cette chute peut être envisagée en deçà de l’horizon qui borne notre vie économique. L’année 2024 est ce repère symbolique. Et, aussitôt après, la question est de savoir quelles sont les alternatives.

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L’Union européenne est une construction politique inédite, une « chimère » constitutionnelle, moins qu’une confédération, l’association contractuelle d’états-nations. L’appartenance à un espace économique unifié, où la libre circulation des marchandises, des hommes et des capitaux est de règle, y restreint l’autonomie des gouvernements nationaux. Certaines décisions leur sont tout simplement interdites, en droit à cause des traités, en pratique parce qu’elles seraient inopportunes. A fortiori, quand il s’agit de la zone euro. Ce fait, dissimulé aux peuples de l’Union, s’oppose au principe selon lequel ils disposeraient d’une pleine souveraineté, s’exprimant au travers d’élections démocratiques. Les candidats qui y concourent continuent de faire des promesses qu’ils seront dans l’incapacité de tenir. Si la démocratie, c’est un système d’élections libres et ouvertes à tous, où une majorité choisit ses représentants, ceux-ci doivent susciter des espoirs pour être élus, mais une fois au pouvoir, la réalité des engagements déjà imposés au sein de l’Europe les rattrape. D’où la répétition de psychodrames où l’on voit des dirigeants se dédire aussitôt élus.

Trois issues sont concevables pour sortir de ce piège : (i) moins d’Europe et plus de démocratie, ce qui signifie redonner plus de pouvoir aux gouvernements nationaux, en renonçant à certaines politiques communes : Schengen par exemple, et pourquoi pas Maastricht, après avoir organisé une sortie en bon ordre de la monnaie unique, comme l’a suggéré récemment Joseph Stiglitz, qu’on ne peut taxer d’être sensible aux sirènes du nationalisme ; (ii) plus d’Europe et encore plus de démocratie, mais cette fois en reconnaissant la souveraineté d’un « peuple européen », pris comme un tout. C’est l’idéal d’une Europe fédérale, des États-Unis d’Europe (iii) le statu quo, c’est-à-dire le maintien de l’Union dans sa forme actuelle, mais au prix d’une régression des démocraties nationales vers des régimes technocratiques voire autoritaires, mettant en scène un pouvoir dont ils ont été en réalité dépossédés.

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Cette première lecture de la situation reste toutefois superficielle. Car qu’est-ce qui motive aujourd’hui le mécontentement des peuples européens, eux qui jusque dans les années 80 avaient salué avec enthousiasme l’avènement d’un Vieux Continent enfin uni et pacifique ? Pas seulement la mauvaise gouvernance de l’Union. Ils découvrent, mais un peu tard, tous les inconvénients et les limites de la mondialisation, comme bien d’autres pays hors d’Europe. La mondialisation, c’est la mise en œuvre à l’échelle globale, de la libre circulation des biens ou services, des capitaux, et, progressivement, des hommes, voire parfois des cultures. Ils découvrent que la mondialisation a induit dans les pays développés une nouvelle stratification sociale. L’opposition « propriétaires des moyens de production - classe ouvrière » a cédé la place à un clivage entre les perdants et les gagnants de la mondialisation. Les premiers sont concurrencés par la main d’œuvre bon marché des pays émergents, les seconds raflent la mise, parce qu’ils sont compétitifs sur le marché mondial de l’innovation et de la compétence.

Ce point est bien documenté aujourd’hui : les anywherecontre les somewherede David Goodhart, les manipulateurs de symboles contre les travailleurs routiniers de Robert Reich, les élites éduquées contre les masses peu qualifiées (Emmanuel Todd), les nomades contre les sédentaires (Pierre-Noël Giraud) etc. Le groupe central, les classes moyennes, qui servaient d’amortisseur sont, elles aussi, en grand péril d’attrition (Louis Chauvel). La distinction gauche-droite est plus que jamais vidée de son contenu (Emmanuel Macron), comme le sont les analyses de Thomas Piketty qui fait de l’opposition capital-travail la matrice des conflits de répartition.

Les contradictions que nous avons pointées plus haut se transposent à n’importe quel pays industrialisé : la mondialisation dépossède les dirigeants de leur pouvoir et, en l’absence de processus démocratique à l’échelle mondiale, soit ils se réfugient dans une démocratie de façade (illibérale, diront certains), à la Erdogan ou à la Poutine, soit comme Donald Trump, ils sont résolus à « renverser la table », c’est-à-dire à changer les règles de la mondialisation. C’est le fameux trilemme, mis en évidence par Dan Rodrik : on ne peut concilier les exigences de la démocratie, de l’indépendance nationale et de la mondialisation. Le choix de deux de ces trois termes exclut le troisième. Terrible critique, qui nous rappelle que l’on ne peut avoir les bénéfices de la mondialisation sans en accepter les inconvénients, mais qu’il nous faut faire le choix sur ce qui paraît le moindre mal (quels sont les deux critères que l’on privilégie sur le troisième).

Les Européens se trompent donc en imputant tous leurs maux à l’UE. Mais c’est un bouc émissaire bien naturel, car elle est la figure paroxysmique de la mondialisation. La « concurrence libre et non faussée » y est codifiée et ne souffre pas d’exception. La liberté de circulation des marchandises a été étendue aux capitaux et aux hommes. Plus encore, l’euro est une monnaie trans-nationale, comme pouvait l’être l’or autrefois : les pertes de compétitivité, naguère corrigées par une variation du taux de change, imposent maintenant un douloureux ajustement des salaires nominaux. Les perdants à ce jeu sont rabaissés dans l’échelle sociale. Comme par ailleurs, au nom des « droits de l’homme », l’Europe ne sait pas repousser la vague d’immigrants venus des pays en guerre du Moyen Orient, ou des pays pauvres de l’Afrique, ils voient leur capital culturel, le seul qui leur reste, érodé par la présence croissante de populations allogènes. Tous les maux de l’Europe ne sont donc pas liés à son seul mode de fonctionnement, mais ce mode de fonctionnement accentue et amplifie les inconvénients liés à la mondialisation, imposant la « double peine » : européens dans ununiversmondialisé.

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Pourquoi, en dépit de ces difficultés, le consensus se refuse-t-il à envisager la disparition prochaine de l’Union ? Pas de trace notable d’un tel événement dans les cours de bourse ou dans les taux d’intérêt à ce jour. La raison en est que le coût de cette disparition serait très élevé, très supérieur même aux bénéfices que ses partisans font miroiter. Le chaos économique et financier qui pourrait en résulter serait tel que la génération actuelle refuse de prendre ce risque, à supposer que les suivantes retrouvent le paradis perdu d’un continent européen conglomérat d’état-nations rivaux, à l’image de ce qu’il était au XIX° siècle. Et encore, c’est une vue optimiste qui n’agite pas l’épouvantail des guerres intestines qui ont ensanglanté le siècle suivant.

Bref, au bout du compte, c’est la peur qui est aujourd’hui le ciment de l’Europe.

Lorsqu’un pays-membre montre des velléités de sortie, le principe de réalité a tôt fait de le rappeler à l’ordre. Plusieurs se sont déjà approchés du précipice, mais ont reculé in extremis. Les autres pays lui viennent à l’aide, car eux aussi auraient à supporter un coût élevé et redoutent par-dessus tout la contagion. Les nombreuses procédures mises en place après la crise de 2011 vont dans ce sens. Le passé récent a validé cette analyse : en 2015, Tsipras a accepté, sans barguigner, les conditions posées par les créanciers de la Grèce, alors qu’il s’était engagé à en découdre avec eux. Les Britanniques, qui n’avaient pas les contraintes de la monnaie unique, et qui ont rejeté la libre circulation des personnes (effet de la mondialisation (pour les afflux venant de l’extérieur de l’Europe), et de l’Europe (pour les mouvements intra-européens)), regrettent déjà dans les sondages le Brexit qu’ils ont validé dans les urnes. Les Italiens, dont on a encore beaucoup à redouter, donnent déjà des signes de cooling down. En France, le Front National n’a-t-il pas piteusement renoncé à la sortie de l’euro dans les dernières semaines de la campagne présidentielle de 2017 ?

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Résumons-nous : l’Europe subit, comme les autres, les inconvénients de la mondialisation, mais elle a choisi la double peine en poussant les effets de la globalisation à l’extrême et en adoptant la monnaie unique sans vouloir en assumer les conséquences en terme d’intégration budgétaire et financière, s’imposant un handicap supplémentaire dans la compétition internationale et se condamnant à un lent mais inéluctable déclin dans les domaines économique et social. La conséquence de cette situation est simple, et certaine : si aucune des contradictions citées plus haut n’est surmontée, l’union européenne disparaîtra tôt ou tard. Car ce que l’histoire nous a appris, c’est que les absurdités économiques débouchent toujours sur des crises qui entraînent soit leur disparition soit leur correction (et le plus souvent leur disparition). Pas si loin de nous, comme Amalrik l’avait prédit, l’union soviétique a disparu. Les causes structurelles que les historiens retiendraient pour expliquer l’éventuelle disparition de l’Union européenne (que nous avons énumérées plus haut) sont connues. Mais si ces causes sont nécessaires, elles ne sont aucunement suffisantes. L’Union peut survivre dans en état métastable, insatisfaisant certes, mais étayé par la crainte de déboucher sur un état pire encore. Alors faut-il rester optimiste et penser qu’en 2024, l’Union européenne sera encore de ce monde, amputé seulement du Royaume-Uni ?

Dans l’histoire des hommes, les causes accidentelles sont étroitement mêlées aux causes structurelles. Des enchaînements calamiteux, non désirés et non maîtrisés par les acteurs, peuvent conduire aux pires catastrophes. C’est le syndrome du Nez de Cléopâtre et de la Dépêche d’Ems.

Il y d’abord le risque italien, immédiat. Le nouveau gouvernement doit compter avec une opinion publique particulièrement hostile à l’establishment européen et à la monnaie unique. Des gestes inconsidérés, des décisions hasardeuses destinés à satisfaire sa base électorale auront vite fait de semer le doute dans l’esprit des investisseurs qui se détourneront des titres publics italiens Une dégradation de leur notation accélèrerait mécaniquement le flight to quality. Aucun bail out ne sera à la hauteur d’une crise qui affectera, et l’État central, et les banques de la Péninsule, déjà mal en point. Ce serait une crise majeure.

Supposons cette épreuve surmontée par une reddition en rase campagne des « populistes » italiens. Alors se profilent à l’horizon les élections européennes de 2019, : les « populistes » des autres pays, qui ont vocation à représenter les perdants de la mondialisation, pourraient se presser en masse sur les bancs du prochain Parlement. Le tropisme gauche-droite les empêchera peut-être de se coaliser, mais on devra s’attendre à un accouchement aux forceps de la nouvelle Commission.

Au-delà de cette échéance, il faut aussi avoir à l’esprit le jeu naturel du cycle économique. La période de relative prospérité que nous vivons pourrait ne pas résister au choc du protectionnisme américain ou à l’éclatement de la bulle financière, née de la politique de taux d’intérêt zéro. Tout autre événement qui aurait des effets dissymétriques sur les différentes économies accentuerait le climat de discorde, au profit de politiques de sauve-qui-peut national. Ce peut être un afflux incontrôlable de migrants, un conflit militaire, ou une action de déstabilisation de la Russie. Dans tous les cas, les marchés joueront leur rôle, sans états d’âme, dussent-ils être les premiers à en souffrir. Le statu quo arrange peut-être tout le monde, mais il est mortifère.

Face à ces menaces bien réelles, on a du mal à citer des raisons d’espérer. Rien n’indique que l’Europe est prête à sortir du statu quo et à emprunter les deux voies de salut que nous avons esquissées : le démantèlement des politiques communes les plus nocives, ou le saut vers une Europe fédérale.

Telle qu’elle est, l’Union européenne ne survivra pas. Existera-t-elle en 2024 ? Pas si sûr.

Ce texte a été rédigé avec Gérard Maarek (17/06/2018). Il est paru, dans une version un peu plus courte, dans Le Cercle des Echos.

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