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Syrie : anatomie d’une chute programmée

vendredi 13 décembre 2024

Ce samedi 7 décembre 2024 aux environs de 22h, et alors se terminait à Paris la cérémonie de réouverture de la cathédrale Notre Dame, un ultime avion décollait de l’aéroport de Damas emportant vers l’exil – à Moscou - le président syrien déchu, Bachar el Assad. Fuite qui mettait fin au pouvoir à Damas du Parti bassiste (nationaliste, arabe et socialiste) arrivé à la tête du pays en 1963 à l’occasion d’un coup d’État. Le père de Bachar, Hafez, issu de la communauté alaouite - jusqu’à cette date traitée en paria - aura été le fondateur du régime qui vient d’être englouti sous nos yeux. Devenu Premier ministre en 1970, il va instaurer un pouvoir fort qui fera qualifier la Syrie de « Prusse de l’Orient ». Désignation méritée entre autres par l’impitoyable répression de février 1982 d’un soulèvement des Frères musulmans dans la ville de Hama, faisant plusieurs milliers de morts. Car après 1973 les Frères musulmans – précurseurs d’Al Qaïda et de l’État islamique – commencent à monter en puissance apparaissant au fil des ans comme l’unique formation politico-religieuse réellement en mesure de s’opposer à la prépotence du Parti Baas. Les attentats sanglants contre l’État se multiplient : le 16 juin 1979, des activistes ouvrent le feu sur les cadets de l’École d’artillerie d’Alep en en tuant 32, tous alaouites, sur les 83 présents.

En juillet 1980, le Parlement syrien adopte un texte (loi no 49 dont nous ferions bien de nous inspirer afin de contrer le terrorisme ordinaire des surineurs de trottoirs) punissant de mort toute personne appartenant ou sympathisant avec les Frères musulmans :« Est considéré comme criminel et sera puni de la peine capitale quiconque est affilié à l’organisation de la communauté des Frères musulmans ».

Au cours de la nuit du 2 au 3 février 1982, un commando frériste fort de deux cents hommes lourdement armés, investit la ville de Hama et y assassine 70 personnes. Trop c’est trop. Le pouvoir réagit avec une vigueur proportionnelle à la menace et s’acquiert plusieurs décennies d’une relative stabilité. Bachar prend le relai de son père en l’An 2000. Ainsi aujourd’hui une page de l’histoire du Proche-Orient se referme. Des trois grands courants politiques qui prennent leur essor après-guerre, - baasisme, islamisme, sionisme - le premier laïciste, le nationalisme arabe, a été liquidé avec la chute de l’Irak puis à présent avec celle de la Syrie… dont les jours sont désormais comptés menacée qu’elle est par un démembrement projeté, pour ne pas dire planifié de longue date, notamment à Washington, au moins depuis le lendemain du 11 Septembre, tragédie qui ouvrit les portes de l’enfer pour les pays arabes et musulmans de l’arc méditerranéen à l’Asie centrale.

Comment comprendre des événements a priori si inattendus

Soudain alors que les portes de Notre Dame s’ouvrent devant un couple présidentiel qui eut dû y pénétrer à genoux, tête rasée et couverte de cendre, un demi-siècle de nationalisme arabe en Syrie se trouve effacé de la page du temps… Comment comprendre en effet aujourd’hui l’effondrement, soudain et inattendu, du régime baasiste ? Démêlons ensemble l’écheveau des causes et des conséquences… Que s’est-il passé ? Eh bien la Syrie affaiblie, débilitée par des sanctions économiques draconiennes ayant d’importantes répercutions énergétiques, les populations des diverses communautés religieuses - sunnite, alaouite, druze, chrétienne, ismaélienne – vivent dans un état de stress permanent se traduisant par une désaffection croissante à l’égard du régime. Un soldat de l’armée régulière – sunnite ou même alaouite - touche l’équivalent de 15 $ par mois alors qu’il lui en faudrait au moins 250 pour faire vivre une famille la plus restreinte possible. Comment imaginer que ce même soldat soit motivé pour se battre, se faire blesser ou mourir pour un régime dont il se sent abandonné ?

Passons aux circonstances générales. Le régime s’appuyait sur deux fortes béquilles, le parti de Dieu libanais, le Hezbollah et les Russes. Faut-il insister sur la situation en Ukraine où la Fédération de Russie n’affronte pas les seuls Ukrainiens (dont un million et demi a fui à l’étranger) mais l’Otan, soit une coalition militaro-économique euratlantique (É-U et UE) adossée elle-même au potentiel industriel de l’Empire occidentaliste, Australie, Nouvelle-Zélande, Corée du Sud, Canada, etc.

Le 30 septembre 2015, la Russie entrait avec des forces intactes dans la bataille contre Daesh et l’Armée syrienne libre. Évidemment de l’eau a depuis coulé sous les ponts. Si la Russie progresse sans le Donbass, si la poche de l’oblast de Koursk en Russie se résorbe petit à petit, il est clair qu’elle n’a pas les ressources nécessaires à l’ouverture d’un troisième front, le premier s’étirant sur près d’un millier de kilomètres. Au début de l’offensive islamiste la base aérienne russe de Hmeimim située au sud-est de la ville de Lattaquié – cœur du pays alaouite – n’abritait plus dit-on que trois appareils opérationnels. Lesquels furent utilisés pour tenter d’arrêter à Alep – seconde ville de Syrie partiellement chrétienne – la progression des islamistes HTS… avec le succès que l’on sait. Les Pasdaran, les Gardiens de la Révolution de la République islamique d’Iran étaient censés, sur le terrain, garantir la sécurité de la ville située à une quarantaine de kilomètres de la ville d’Idlib (bastion takfiriste jamais repris par les forces loyalistes), un barrage qui vite cédé sous la poussée d’assaillants soutenus par la puissance de feu de la République islamo-kémaliste d’Ankara.

Parlons maintenant du Hezbollah qui a joué un rôle considérable dans la stabilisation de la situation dans les années 2015/2018 (prise de Deraa) et le reflux de Daesh. Faut-il rappeler la terrible guerre aérienne que livre aujourd’hui même Israël au Liban, au Hezbollah en particulier et à la Syrie dans un effrayant silence médiatique, eu égard à sa maîtrise totale et absolue de l’espace aérien ? Guerre des airs précédée par les opérations meurtrières des bippers et des talkiewalkies piégés (mi-septembre 2024) bientôt suivies par une série d’attentats et de frappes de décapitations à Beyrouth, à Damas et à Téhéran…

Le 31 juillet 2024, au petit matin, Ismaël Haniyeh, le chef de la branche politique du Hamas meurt dans un attentat (roquette, missile, bombe prépositionnée ?), visant sa résidence officielle, dans le quartier nord de Téhéran alors qu’il venait d’assister à l’investiture du nouveau président iranien Massoud Pezechkian après la mort suspecte de son prédécesseur le président Raïssi, le 19 mai, dans un “accident” d’hélicoptère. Réfugié au Qatar depuis les tueries en Israël du 7 octobre 2023, Ismaël Haniyeh était la voix politique du Hamas et son négociateur en chef dans la conduite des pourparlers relatifs à un cessez-le-feu et à la libération des otages juifs.

En réponse à cet acte de pur terrorisme, le guide suprême de la République islamique, l’ayatollah Ali Khamenei, promet à Israël un « châtiment sévère » !? Le président turc Recep Tayyip Erdoğan, qui pour sa part avait accordé la nationalité turque à Hanieyh, menace Israël de participer à la riposte iranienne… Aujourd’hui c’est lui qui arme et lâche la horde d’islamistes radicaux d’HTS en coordination avec les forces spéciales américaine qui sont intervenues au Nord et israéliennes au Sud, le tout assorti d’un support technique ukrainien !

Quelques heures avant la mort d’Ismaël Haniyeh à Téhéran, le commandant militaire du Hezbollah, Fouad Shukr, était lui tué à Beyrouth au cours d’une frappe pour une fois revendiquée par Tsahal. Bras droit d’Hassan Nasrallah, chef charismatique du Hezbollah, celui-ci perd à son tour la vie le 28 septembre à Beyrouth sous un déluge de feu (80 bombes de 900 Kg chacune !!). Titre de gloire posthume pour Hassan Nasrallah, le tir de barrage médiatique soulignant que la tête de cet infâme avait été mise à prix aux États-Unis pour le double attentat d’octobre 1983, simultanément contre une caserne américaine à Beyrouth, laquelle fit 241 victimes américains, et l’immeuble du Drakkar occupé par 58 militaires français. À part dans les fables journalistiques, tous (ou presque) savent à ce jour que le Hezbollah encore vagissant n’avait aucune raison, au contraire, pour perpétrer un tel carnage. Cui bono ? Cherchez à qui pouvait servir ce crime terroriste et vous saurez… !

Pourquoi la Syrie s’est-elle retrouvée démunie lorsque l’heure de l’offensive fut venue ?

Retour à la question liminaire. Pourquoi, comment cela a-t-il été rendu possible ? On déjà été évoqué les causes endogènes, extrême affaiblissement économique de la société syrienne, démotivation ou démobilisation morale de son armée ; l’allié russe aux prises avec une guerre contre l’Occident collectif incarné par le monstre froid otanesque et la complicité actives d’élites politiques européennes compradores (Van der Leyen, Macron, Scholz, Starmer), l’ensemble sous la houlette de l’État profond américano-judéo-protestant ; la guerre dévastatrice et indiscriminée au Liban contre le Hezbollah, à la fois par les airs et par la guerre terroriste – sans que quiconque n’ose prononcer ce mot, terroriste ! – qui a littéralement éreinté les combattants chiites et les a contraints à regagner leurs postes de combat face à l’ennemi…

Maintenant à la question comment cela a-t-il été rendu possible, que répondre ? Et bien tout bonnement parce que si l’on regarde par-dessus l’épaule d’HTS, surgit l’énorme masse de la Turquie pilier oriental de l’Otan. Pour qui a visionné les images de la première heure une chose sautait immédiatement aux yeux : les uniformes neufs, la tenue impeccable des djihadistes, leurs armes tout juste enlevées du râtelier, les matériels lourd, canons, blindés, etc. On dit que les premières défenses syriennes auraient été percée par des missiles turcs ? Les forces américaines qui stationnent aux abords des gisements pétroliers (syriens) au nord-est sous contrôle kurde auraient également procédés à des bombardements ; des opérateurs de l’armée ukrainienne seraient venus prêter main-forte pour un meilleur usage des drones de combat… Ajoutons que les armes auraient été en grande partie financées par le Qatar qui était intervenu de la même façon en octobre 2011 dans la chute de la Jamahiriya libyenne. Quant à Tel-Aviv qui a prêté main-forte aux rebelles de l’Armée syrienne libre (Cf. note n°3), il s’est empressé d’occuper le versant syrien des hauteurs du Golan, formidable château d’eau (à l’heure des guerres pour cette ressource vitale), occupé depuis la Guerre des Six Jours en Mai 1967, finalement annexé par une loi de décembre 1981. Rattachement reconnu uniquement par les États-Unis le 25 mars 2019 sous la présidence du président D. Trump. À l’arrivée, HTS sera à n’en pas douter reconnaissant de la contribution israélienne à sa victoire si l’on croit certaines déclarations sans équivoque faites sur i24News…

Tel est ou serait l’état des lieux expliquant la débandade des troupes de l’Armée arabe syrienne (loyaliste)… Celles-ci ayant dû faire face à une attaque concertée et coordonnée de l’Otan et d’Ankara par le truchement d’Al-Nosra, proxy repeint à neuf qui cependant aurait appris de ses erreurs passées et serait désormais résolument tolérant avec les minorités, à tel enseigne que Téhéran se déclare déjà prête au dialogue… ! Le scepticisme quant aux projets réels d’HTS s’impose néanmoins, car chassez le naturel il revient au galop !

Pour ne pas conclure sur cet aspect de l’événement, si tel est le cas, à savoir une manœuvre coordonnée entre Washington, Tel-Aviv, Kief et Ankara, il faut admettre que le plan est une réussite presque parfaite (pour le moment) et mérite l’éloge des observateurs avertis quant à la planification stratégique et l’exécution magistrale du plan de reversement du pouvoir à Damas. Une opération qui pourtant n’aurait pas pu aboutir si, comme tout le laisse supposer, l’évacuation des forces syriennes sans combat n’avait été négocié à Doha capitale du Qatar, deux jours avant la chute de Damas et le repli en bon ordre des troupes d’élites vers le réduit alaouite de Lattaquié proche de la super base navale Russe de Tartous à laquelle il est absolument impossible à Moscou de renoncer, sinon c’en serait fini de sa politique d’influence africaine.

Turquie, Russie et Iran, tous trois partenaires du processus d’Astana (qui depuis 2017 cherche les voies d’un règlement définitif de la crise syrienne) se sont en effet réuni à Doha 36 heures avant la chute de Damas. On peut facilement imaginer qu’un accord non écrit aura été passé afin que la Turquie tienne en laisse ses chiens de guerre djihadistes, pour que soit respectée les terres alaouites et par là-même que nul ne prétende remettre en question la base de Tartous. Pour le reste ainsi que l’a bien dit D. Trump … « cela ne nous concerne pas, qu’il se débrouille entre eux » !

Post-scriptum

Qui sont en fin de comptes les grands perdants et les vrais vainqueurs de cet invraisemblable OPA occidentaliste sur Damas ? Le gagnant le plus évident est l’État d’Israël dont les chars depuis la chute de Damas ont envahi la Syrie au-delà des hauteurs du Golan en pays Druze… et dont l’aviation matraque sans relâche – des frappes par centaines, nuit et jour - tout ce qui, de près ou de loin ressemble à une capacité de résistance armée loyaliste, ceci par exemple au prétexte d’éradiquer de phantasmatiques usines de production d’armes chimiques. Après la Cisjordanie et le Liban, Tel-Aviv a donc ouvert un quatrième front victorieux.
Second au palmarès du succès, l’axe otano-kiévien (turqui/Ukraine) sans lequel l’opération n’eut pu être conduite de façon aussi magistrale et l’affaire bouclée en onze courtes journées.

Le premier des perdants, outre la Syrie elle-même qui risque de se réveiller au lendemain de l’éviction du pouvoir baasiste avec une formidable gueule-de-bois (une éventuelle guerre civile sur le modèle libyen au sortir de la généreuse ingérence humanitaire et des armes éminemment philanthropiques des euratlantistes), est assurément le monde arabe lui-même, et dans son ensemble. Craignons aussi pour nous-mêmes de probables retours de flammes pour avoir soutenu et encensés des djihadistes, lesquels déjà s’empressent de vider les camps où étaient internés la crème des égorgeurs takfiristes, arabes en premier lieu, mais aussi ouzbeks, tunisiens, français, oïgours, etc. Qui sème le vent récolte la tempête…

La victoire de l’Occident profond et de ses proxys islamistes radicaux signifie surtout la fin du Hezbollah libanais et du Hamas palestinien… même si celui-ci, sunnite, s’est apparemment félicité de la chute du pouvoir alaouite. L’Iran de son côté pourra se réjouir de l’affaiblissement durable d’un allié libanais (le Hezbollah) qui devenait par trop encombrant. Sacrifice mis dans la corbeille de la mariée d’un rapprochement en cours avec le camp occidentaliste. Paris valait bien une messe [Henri IV 25 juillet 1593], pareillement la normalisation des relations avec Washington et la levée des sanctions valent sans doute bien le passage de vie à trépas de Cheik Nasrallah ?

Enfin, l’immense perdant, pour l’heure, est la Fédération de Russie, dont le flanc sud, désormais, est à découvert : le glacis que constituait l’Axe de la résistance (Théran-Bagdad-Damas- Beyrouth) étant disloqué, le cordon sanitaire qu’il constituait met à découvert ses points d’appui vitaux au Levant. Essentiellement la base aérienne de Hmeimin au nord de Lattaquié, plaque tournante de la politique africaine de Moscou, ainsi que la base navale de Tartous, seule et unique place forte maritime russe en méditerranée orientale. De ce seul point de vue, la chute d’Assad, est lourde de catastrophes potentielles à venir…

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