Aujourd’hui « ce qui en jeu, ce n’est ni un homme ni un régime, mais l’existence même de la Syrie », soit un projet de totale destruction, tout à la fois « Histoire, Civilisation et Peuple » ! Ainsi s’exprime le vice-président syrien de confession sunnite, Farouk el-Charah, au quotidien libanais pro-syrien al-Akhbar. Charah dont la presse fait ce 18 décembre des gorges chaudes parce qu’il aurait exprimé publiquement – autrement dit dans le cadre de cet entretien - ses “divergences“. Or il n’est de toute évidence pas tellement à classer dans le camp des défaitistes prêts à quitter le navire, au-delà du sentiment qu’au regard de l’actuelle évolution du rapport de force sur le terrain, aucun des deux camps n’est a priori susceptible de l’emporter à court terme, militairement parlant. Ce qui conduit el-Charah à penser qu’en l’absence d’issue militaire, les deux parties doivent nécessairement parvenir à un accord “historique“ [InfoSyrie18déc]. Cependant d’aucuns rêvent d’une défection du vice-président syrien, faisant médiatiquement miroiter l’éventualité suivant laquelle il pourrait être l’homme de la situation en prenant la tête d’un gouvernement de transition. Le diable tentateur n’incite-t-il pas toujours à choisir l’ombre contre la proie !
Des médias qui nous vendent la peau de l’ours avant de l’avoir tué
Les médias, fidèles relais de la chose politique, ne sont en effet pas en reste lorsqu’il s’agit de “vendre la peau de l’ours avant de l’avoir tué“. Cela fait deux ans que la presse nous vante quotidiennement les victoire d’une rébellion qui, en dépit de l’aide reçue de toutes parts et des flots de combattants étrangers fanatisés [1], occupe à ce jour – officiellement – 60% du territoire syrien ; à ce rythme il faudra par conséquent une année et demie supplémentaire pour achever leur guerre de conquête. De la même façon que la “défection“ imaginaire d’el-Charah, la grande presse faisait ces derniers jours ses choux gras d’une déclaration du vice-ministre russe des Affaires étrangères en charge du dossier syrien, Mikhaïl Bogdanov, selon lequel “Damas perdait de plus en plus le contrôle du pays, envisageant désormais une possible victoire des opposants“. Soit la chute du régime sempiternellement annoncée comme imminente par tous ceux qui veulent aller plus vite que la musique, singulièrement notre fringant M. Fabius ! S’engouffrant dans la brèche, le Département d’État américain s’était lui aussi un peu vite cru autorisé à ironiser en saluant « le réveil » tardif de Moscou ! Las, Sergueï Lavrov patron du susdit Bogdanov mettait les points sur les “i“ dès le lendemain et douchait l’enthousiasme des gens du Département d’État… « Nous n’avons jamais changé et ne changerons jamais notre position » sur à la Syrie, sous entendu “nous ne lâcherons rien “ [AFP14déc].
Certes, après concertation à Dublin et à Genève où Lavrov s’est entretenu avec Hillary Clinton le 8 décembre, les États-Unis et la Russie ont dépêché conjointement à Damas le médiateur des Nations Unies et de la Ligue arabe pour la Syrie, Lakhdar Brahimi, [AsSafir14déc]… Ceci afin de consulter Bachar El-Assad sur l’éventualité d’un gouvernement de transition auquel il serait véritablement associé. En fait Moscou serait disposée, semble-t-il, à ce que le président syrien renonce aux pleins pouvoirs et accepte de ne pas se présenter pas aux élections présidentielles de 2014 prévues par le “Plan Brahimi“ ?
Bien distinguer entre les désirs des uns et la réalité des autres
Nous distinguerons bien ici entre la version occidentalistes des faits et la réalité de terrain, notamment en ce qui concerne ces rencontres de Dublin et de Genève, requalifiée aussitôt en “négociations“ par la presse et les agences occidentalistes… Lesquels entretiens ont fait de la même manière, l’objet d’une mise au point immédiate du porte-parole du ministère des Affaires étrangères de Russie Alexandre Loukachevitch : « Nous ne menons aucune négociation ni avec nos collègues américains, ni dans d’autres formats » même si « la Russie recherche avec insistance et minutie un moyen de régler la situation en Syrie par la voie politique » [AFP14déc].
Dans le même ordre interprétatif, la Russie envoie de nouveaux bâtiments de guerre vers la Syrie [AFP18déc] : le patrouilleur Iaroslav Moudryi, les navires de débarquement Kaliningrad et Alexandre Chabaline, le remorqueur SB-921 et le navire de ravitaillement Lena ont quitté leur port d’attache de Baltiïsk en Mer baltique à destination de la Méditerranée orientale où ces éléments devraient prendre la relève de la force navale envoyées sur zone depuis la mer Noire en novembre et conduite par le croiseur Moskva [Itar-Tass]. Une opération dont le but serait de “participer à une éventuelle évacuation des citoyens russes“ présents sur le sol syrien. Quelque cent mille au total indépendamment des cinq mille ressortissants russes officiellement recensés par leurs autorités consulaires. En raison des menaces qui pèsent sur cette communauté expatriée [2]. Reste que c’est aller un peu vite en besogne que d’extrapoler à partir d’un dispositif d’évacuation de civils, la fin d’un régime.
Exercice cependant auquel se livrent en permanence les politiques et médias occidentalistes passés maîtres dans l’art de la prophétie auto-réalisable. Il n’empêche, outre un procédé d’autosuggestion utile à rendre les acteurs politiques aussi convaincus que convaincants ; quels que soient leurs dons naturels dans l’art du mentir vrai ! Le conditionnement des opinions est un préalable obligé avant tout recours à une quelconque forme d’intervention directe… laquelle curieusement ne semble plus à l’ordre du jour : exit le matraquage relatif aux armes de destruction massive, en l’occurrence les armes chimiques dont, du jour au lendemain, plus personne ne parle !
Changement de cap : exit les armes chimiques dont nul ne parle plus
Qu’en déduire ? Primo qu’elles n’ont jamais constitué une menace réelle, deusio que la situation a évolué et que la coalition a décidé de surseoir – ou de renoncer ? - à toute participation visible au conflit, les armes chimiques n’étant que le prétexte devant leur permettre d’entrer dans la danse. Mais quel fait nouveau a ou aurait pu faire annuler une opération qui apparaissait il y deux semaines comme plus que probable ? La détermination russe concrétisée par le renforcement de sa présence navale à proximité de la base de Tartous ? Un fait qui en soi ne constitue pas une explication suffisante. Sans chercher non plus d’hypothétiques livraisons à la Syrie de missiles anti-aériens supersoniques S-300 PMU-2, un système mobile sol-air particulièrement redoutable et véloce : Mach 6,5, que la Russie s’est apparemment engagée à ne pas livrer, ni à Téhéran ni à Damas. Un outil diplomatique hautement dissuasif et une arme d’interdiction aérienne quasi absolue à ne pas mettre entre toutes les mains. Que deviendrait la géopolitique si demain, l’Iran ou la Syrie acquérait la capacité de “sanctuariser“ leur territoire. Tel est d’ailleurs le fin mot du “nucléaire iranien“ qui n’est, ni ne sera jamais une menace pour Israël, qui cependant du jour où il existerait interdirait toute attaque de la République islamique d’Iran.
Explication tierce pour un volte face inexpliqué
Ou bien, mais ici l’explication n’est pas entièrement satisfaisante, la victoire des Frères musulmans en Égypte – pourtant prévisible – modifie sensiblement la donne géopolitique du Machrek, au point de changer des rapports de forces déjà caractérisés par une forte instabilité ? À ce titre, quelques contradictions – au moins d’apparence - sautent aux yeux : en Syrie Washington s’appuie essentiellement, dans sa lutte contre le pouvoir laïc du Baas, sur les Frères musulmans, seul mouvement politiquement structuré et profondément implanté dans le tissu social syrien majoritairement sunnite… les mêmes qui sont au pouvoir au Caire et à Tunis. Parallèlement, l’Administration Obama fait porter sur la liste rouge des organisations terroristes le Front Al-Nosra, groupe djihadiste fer de lance de la rébellion syrienne qui a relégué au magasin des accessoires la prétendue Armée syrienne libre, l’ASL…
En Égypte, Washington avait misé lors des présidentielles - et maintenant pour diriger le mouvement d’opposition au durcissement constitutionnel - sur le courant laïque conduite par El Baradaï, ancien directeur général de l’AIEA, l’Agence internationale à l’énergie atomique. Opposition qui a mené une campagne virulente contre le président Mohamed Morsi jusqu’à l’accuser d’antisémitisme (!) et d’être un « nouveau Pharaon » en lieu et place du despote Moubarak. En clair, Morsi, lorsqu’il sert les intérêts américains est un “type convenable“ - a good guy – mais rien ne va plus lorsqu’il modifie la constitution pour affermir le pouvoir des Frères et se donner les moyens élémentaires de sa politique.
La charia ou le chaos ?
Au demeurant, ici dans la vieille Europe, l’épouvantail de la Charia est du meilleur rendement. Or la nouvelle future Constitution donne la Charia - code jurisprudentiel s’appuyant sur la révélation coranique - comme « source de toute législation ». Une disposition qui figurait auparavant dans la Constitution en vigueur du temps de Moubarak. Il est vrai qu’alors les Frères Musulmans n’étaient pas au pouvoir et que les salafistes n’apportaient pas leur soutien au gouvernement, ce qui les met tous ensemble en position d’appliquer aujourd’hui la loi coranique dans toute sa sombre rigueur ! Il y aurait malgré tout beaucoup à dire et à redire à ce sujet, eu égard à notre belle religion des droits humains, cache sexe de la liberté sans frein des marchés, au nom de laquelle nous versons tant de sang à travers le monde ! Ce qui nous amène à dire maintenant l’horreur suivante : à savoir que pour l’Égypte, pays arabe le plus peuplé avec quelque 85 millions d’habitants – chiffre estimé en janvier 2012 – mais aussi en plein effondrement économique, seul un pouvoir fort – musulman ou non – pourra ou pourrait espérer le remettre sur les rails… si tant est que cela soit possible dans les circonstances actuelles ? Un super volcan sub éruptif que les puissances occidentalistes ont tout intérêt à manier avec mille précautions.
M. Baradaï n’ayant pas vraiment fait ses preuves, volens nolens les occidentalistes devront donc faire avec les Islamistes au pouvoir en Égypte, en Tunisie et demain – Washington faisant tout pour – en Syrie. Une perspective qui n’enchante guère le roi Abdallah II de Jordanie qui s’inquiète fort de la constitution d’un axe reliant la Turquie à l’Égypte via le Qatar… dont l’Émir, Cheikh Hamad, brisait, par sa visite “historique“, le 23 octobre, le cordon sanitaire diplomatique et militaire qui enfermait Gaza jusque là… Cela trois semaines avant l’assaut des forces israéliennes et l’Opération “Colonne de nuée“ qui devait frapper durement du 14 au 21 novembre le réduit palestinien.
Si donc la Syrie tombe finalement - pour répondre aux vœux les plus ardents de Washington, Londres et Paris - l’avènement d’un nouvel État islamique à Damas menacera directement la Jordanie [aljazeera12déc]. C’est en tout cas ce que le petit roi au visage défait laisse désormais entendre aux journalistes qui veulent bien lui prêter l’oreille et lui tendre le micro. De fait, pour la première fois depuis le début des « Printemps arabes », à Amman des manifestants commencent à scander des slogans exigeant l’abdication de leur autocrate. Gageons que le sacrifice de la monarchie hachémite est à ce jour une étape envisageable - si elle n’est pas déjà programmée - dans le cadre d’un règlement “régional“ du conflit israélo-palestinien : la Jordanie contre la Cisjordanie. Liquidation par transfert de population d’un contentieux autrement insoluble, une voie qui ne se comprends que dans le cadre de « l’Initiative Grand Orient » de reconfiguration générale, géographique et politique, de l’aire islamique, des Colonnes d’Hercule à l’Indus… un projet bien avancé qui sème le chaos partout où il s’étend. Inutile de préciser. Parions encore que l’option de l’éviction de la dynastie Hachémite est déjà sortie du carton où elle sommeillait en attendant sagement d’être activée.
Les apprentis sorciers maitriseront-ils les forces qu’ils déchainent ?
Comprenons ici que ce qui apparaît dans la politique proche-orientale de l’Administration Obama comme autant de “contradictions“ ne sont en vérité que le frein et l’accélérateur dont disposent les pilotes… ceux qui s’efforcent de maîtriser ou de canaliser les possibles réactions en chaînes d’un Orient en pleine ébullition : favoriser et miser sur les islamistes, les Frères musulmans en Syrie, cela tout en s’employant à limiter la capacité de nuisances de leurs éléments les plus durs – Al-Nosra mais encore toutes les Katibas salafistes et/ou takfiristes qui pullulent sur le front de guerre [3]… n’a rien de contradictoire avec la volonté arrêtée de tout faire pour brider et tenir en lisière ces mêmes islamistes en Égypte. De ce point de vue, il est assuré que la nouvelle constitution égyptienne va se heurter sur place à forte partie : la partie laïque de la société civile, mais encore des corps constitués comme la magistrature qui défendra autant des positions de principes que les privilèges attachés à leur fonction. Les Frères musulmans ont peut-être montré trop vite leur indocilité vis-à-vis de la puissance tutélaire américaine, mais il s’agissait de prendre de vitesse la reprise en main d’un vaste corps social travaillé par la tentation ultra-libérale… et l’on sait par exemple la somme de misères que ce modèle a engendré en Russie dans la période de l’immédiat postcommunisme. Comme dit précédemment, n’assistons-nous pas à la naissance d’un bloc régional sunnite, un arc islamiste allant de la Turquie à la Tunisie, ceci dans le cadre d’une politique turque à forte coloration néo-ottomane ?
Les islamistes au pouvoir en Égypte se voyaient reconnaître par l’Occident le droit d’exister et mais sans excès de zèle, or ceux-ci semblent vouloir s’affranchir de tous rapports de dépendance pour conduire tous azimuts des politiques autonomes. Il y a par conséquent péril en la demeure – Tel-Aviv le sait qui ourdit sa vengeance contre la Maison-Blanche - telle est la le leçon à tirer de la longue histoire des Golem fabriqués par l’Occident. Ainsi Al-Qaïda, emblème de l’invariable répétition des mêmes chaînes de causalité : les créatures enfantées par les apprentis sorciers de la guerre indirecte se retournent immanquablement contre des créateurs imprudents ou impudents. À force de jouer avec le feu à tout coup l’on se brûle. Et convenons-en, l’imbroglio d’alliances et de partenariats contradictoires tissés par la CIA, le Département d’État et leurs affidés européens, relève du prodige labyrinthique. À l’arrivée nous avons une Babel subversive, un édifice diplomatique et géopolitique branlant qui menace de s’effondrer à chaque instant… Et n’est-ce pas ce qui est en train d’arriver en Syrie où les Occidentalistes viennent de caler au moment de donner l’assaut au bastion damascène ? Attendons cependant les prochains rebondissements, dans une conjoncture qui, répétons-le, n’incite guère à un grandiose optimisme. La guerre rôde à nos portes, elle est déjà chez nous, à Oslo avec Breivik, à Toulouse avec Merah, à Newton avec Lanza et des tueurs non encore identifiés. Mais la guerre odieuse, n’est pas encore tout à fait la fin du monde, n’est-ce pas ?
Léon Camus 18 décembre 2012