Aujourd’hui, au banc des accusés figurent la société Total, représentée par Christophe de Margerie, la compagnie suisse de courtage pétrolier Vitol, l’ancien ministre de l’Intérieur Charles Pasqua, l’ambassadeur de France Serge Boidevaix ex Secrétaire général du Quai d’Orsay et, en 2002, président de la Chambre de commerce franco-arabe, et encore, Jean-Bernard Mérimée, ancien représentant permanent de la France au Conseil de Sécurité de 1991 à 1995. Au total 20 prévenus qui vont devoir répondre devant la 11e chambre du tribunal correctionnel de Paris, des chefs de corruption, trafic d’influence ou encore complicité d’abus de biens sociaux. Des débats qui se déroulent sous la férule inquisitoriale d’une présidente assez peu “compassionnelle“ au point d’avoir, ce lundi 28 janvier, interrogé debout, trois heures et demie durant, le prévenu Serge Boidevaix âgé de quatre-vingt-quatre… Une forme de “torture“ - dixit l’avocat du prévenu - qui en dit long sur les mœurs judiciaires actuelles. Les “riches paieront“, entre autres les anciens grands commis d’un État désormais engagé dans un consternant processus d’autodestruction.
Lettre ouverte au Sénateur Norm Coleman
Le 16 mai 2005, Gilles Munier, par le truchement d’une lettre ouverte assez crâne, s’adressait en ces termes au Sénateur Norm Coleman… « Le rapport de la sous-commission d’enquête du Sénat des États-Unis que vous présidez, reprend les “informations“ publiées en janvier 2004 par le journal irakien Al Mada - dont le directeur est un ancien trésorier du Parti communiste irakien manipulé par la CIA - lequel dénonçait 270 personnalités ayant bénéficié de “coupons de pétrole“ de la part du Président Saddam Hussein… J’ai reconnu que l’Association des Amitiés franco-irakiennes avait été aidée ponctuellement par une société pétrolière sous la forme de participations aux frais induits par ses activités. Je me sens donc bien placé aujourd’hui pour dire que les accusations portées contre George Galloway et Charles Pasqua sont fallacieuses et tendancieuses ».
« En attaquant George Galloway, vous vous en prenez au plus féroce opposant britannique à l’embargo, à l’agression américaine contre l’Irak, à l’occupation de ce pays et… à Tony Blair. En attaquant Charles Pasqua, vous vous vengez de la France qui a ouvert trop rapidement au goût des États-Unis une section d’intérêts économiques à Bagdad, qui a promis à Tarek Aziz de rétablir ses relations diplomatiques avec l’Irak et qui s’est opposée au déclenchement de la dernière guerre du Golfe… Votre objectif n’est pas seulement de diffamer les personnes citées par Al Mada parce qu’elles ont réclamé la levée de l’embargo ou dit que les sanctions contre l’Irak étaient injustifiées et criminelles. Vous voulez aussi et surtout effrayer tous ceux qui luttent pour la libération de ce pays. »
« Ne vous étonnez pas si vos menaces d’inculper des “amis de l’Irak“ sont interprétées par la résistance irakienne comme des actes de guerre et si elle y répondait un jour à sa façon. ».
Nous sommes, rappelons-le, en mai 2005 au début de l’intensification de l’insurrection contre l’occupant israélo-yankee [1].
« Le scandale, ce ne sont ni les “dons“ ni les “commissions“ qui ont été versés car ceux-ci ont été prélevés sur des bénéfices d’entreprises et jamais - comme vous voulez le faire croire - sur le montant insuffisant fixé par le Comité des sanctions de l’ONU pour l’achat des produits alimentaires ou pharmaceutiques autorisés dans le cadre du programme « Pétrole contre nourriture »…
« Balayez devant votre porte monsieur le Sénateur ! Sinon, le peuple américain risque de vous tenir un jour pour responsable de la mort de ses soldats en Irak, de l’image détestable des États-Unis dans le monde et de rendre Bill Clinton et George W. Bush redevables des millions de dollars de “pots-de-vin“ versés officiellement ou clandestinement à l’opposition fantoche irakienne. Le vrai scandale : c’est l’embargo lui-même et le programme “Pétrole contre nourriture“. C’est le génocide organisé du peuple irakien. Le nombre des victimes dépasse le million et demi [chiffre officiel émanant de différentes organes des Nations Unies : Fao, Unicef, Oms], mais il n’y a personne qui ose instruire le procès de cet insensé acte de barbarie. ».
« Monsieur le Sénateur, quand les États-Unis ont reconnu que l’Irak ne possédait pas d’armes de destruction massive, tout le monde a compris que le mensonge a été inventé pour asphyxier ce pays, préparer une agression sans risque et renverser le régime baasiste. Il s’est alors agi de détourner l’attention de l’opinion publique de ce qui constituait déjà un crime contre l’Humanité. Elle a ainsi fabriqué un contre-feu appelé “Affaire Pétrole contre nourriture“…
Pouvez-vous enfin répondre à cette question : est-ce la société américaine Chevron, qui a enlevé d’importantes quantités de pétrole irakien quand Mme Condoleezza Rice [Secrétaire d’État de janv. 2005 à janv. 2009] était membre de son Conseil d’administration, a versé, et à qui, d’importantes commissions aux États-Unis ou en Irak ?
Pouvez-vous par ailleurs dire pourquoi vous n’ouvrez pas d’enquête sur les malversations financières dont est accusé au Nigeria le vice président Dick Cheney lorsqu’il dirigeait Halliburton et sur lesquelles le juge français Renaud van Ruymbeke aurait tant de retentissantes révélations à faire ? Au bout du compte, pouvez-vous certifier que les accusations portées contre George Galloway et Charles Pasqua n’ont pas été forgées de toutes pièces pour escamoter dans les médias américains le scandale provoqué par la récente inculpation d’une « taupe » israélienne, soupçonnée d’avoir remis des informations militaires à un membre du puissant lobby pro-israélien AIPAC - American Israël Public Affairs Committee - dont vous êtes vous-même un membre éminent ? » G.M.
Des questions et des accusations demeurées évidemment sans réponse. Qui ne dit mot consent ?
Retour sur images… et quelques cadavres.
En janvier 2004 à Bagdad, le quotidien Al Mada, subventionné par les autorités d’occupation, publie une liste de 270 noms dont 11 français donnant un coup d’envoi au scandale « Pétrole contre Nourriture ». Octobre 2005 un rapport officiel des Nations Unies, basé sur un mémo de la Cia signé par Charles Duelfer rendu public le 30 sept. 2004, procède à l’autopsie de “détournements“ a posteriori ou a priori répréhensibles - on ne sait trop - opérés au détriment du Programme Oil for Food.
Le rapport des Nations Unies sur cette même question est alors piloté, à la demande de Washington, par Paul Volcker, ancien président de la Réserve fédérale des É-U. Celui-ci désigne 2253 entreprises dans 66 pays différents dont 172 françaises parmi lesquelles une trentaine étaient des filiales ou des sous-traitantes de sociétés américaines. En France le juge Courroye ne conduira l’instruction qu’à l’encontre de 40 d’entre elles ! Première victime de cette liste de proscription dressée par la Cia, le gérant de la société française de courtage Aredio, Jean-Loup Michel, qui se donne la mort en juillet 2005. Puis en décembre 2006, ce sera Patrick Maugein, patron corrézien de Socco International, qui se réclamait de Jacques Chirac pour l’obtention d’allocations pétrolières. Dernière victime en date, l’avocat libanais baasiste Elias Firzli, qui intervenait pour le compte de la société Total, disparaît en 2008, victime d’un “cancer“.
La Résolution 986 du Conseil de Sécurité dite “Pétrole contre Nourriture“, est finalement votée avec le soutien de Paris en 1995, mais n’est mise œuvre qu’en 1998 avec pour finalité d’atténuer les conséquences meurtrières du blocus général qui isole l’Irak du reste du monde. Une situation à ce point inacceptable qu’elle va déterminer les responsables successifs des Programmes humanitaires des NU en Irak à refuser de cautionner ce que l’Irlandais Denis Halliday, ancien Secrétaire général adjoint de l’Organisation des Nations Unies, dénonce comme un « génocide » silencieux ; il démissionne en octobre 1998 ; l’Allemand Hans van Sponeck qui prend alors en charge l’application de la R986 démissionne à son tour en février 2000 en compagnie de Jutta Burghardt, responsable du Programme alimentaire mondial, le PAM. Halliday et Sponeck signeront de concert une tribune dans le quotidien londonien The Guardian [29nov2001] sous le titre explicite « La nation otage », dans laquelle ils accusent le régime de sanction imposés par le condominium anglo-américain de violer cyniquement et éhontément toutes les Conventions de Genève.
Oil for Food : un racket bien orchestré
Les liquidités dégagées par les ventes de pétrole irakien entre 1998 et 2003 –le programme Oil for Food étant clos pour cause de guerre - se sera monté à 64 milliards de $ placés à la Bnp de New-York sur un compte séquestre géré par les Nations Unies : 30 % des ces revenus sont affectés aux dommages de guerre au Koweït ; 13 % aux Kurdes irakiens ; 3 % aux fonctionnaires des NU et seulement 54 % pour l’achat de nourriture et de médicaments. Un racket bien orchestré, n’est-ce pas ?
46% du programme se trouvent ainsi détournés à la source au profit de postes budgétaires totalement étrangers au projet humanitaire justifiant ce programme, tandis que la moitié environ des contrats soumis à l’agrément d’un Comité des sanctions supervisé par le Conseil de Sécurité, sont rejetés par les É-U et le RU. De son côté Bagdad impose une rétro-commission pour chaque contrat signé (quelques cents par baril de pétrole et 10% du montant des produits alimentaires), système bien connu, par conséquent admis explicitement ou accepté implicitement par le Conseil de Sécurité. jusqu’à l’invasion de 2003, le système de rétro-commission imposé par Bagdad n’a apparemment gêné personne, chaque contrat étant minutieusement épluché et agréé par le Conseil de Sécurité lui-même. C’est donc au vu et au su de tous que le système a fonctionné jusqu’à l’invasion de mars 2003.
Curieusement, seules les opérations effectuées sous le contrôle draconien du Comité des sanctions sont suspectes tandis que la partie immergée de l’iceberg, marché noir et contrebande, pourtant largement documenté dans le rapport Volcker, semble à présent ignoré. Mieux, toute velléité d’enquête se heurte à un mur de la part de l’Administration américaine ou de l’US Navy impliquée dans l’affaire Millenium [2]… Ainsi donc, insistons, près de la moitié du pétrole irakien vendu à titre soi-disant humanitaire n’a pas été utilisé à soulager les maux et la misère, mais a servi à payer des dommages de guerre en compensation de préjudices plus ou moins fictifs.
Mécanisme, manipulations et Smart Power
Oil for Food, n’a-t-il pas été utile, en dernier ressort, à l’élimination d’un certains nombre de concurrents des É-U ?
Concurrents économiques d’abord, puis politiques à l’occasion de la traque de prétendus “coupables de corruption passive“ – en question les rétro-commissions versées à l’Irak pour un montant de 10 milliards de $ entre 1998 et 2002 - car ce sont principalement les têtes de file de la “politique arabe de la France“ qui sont encore et toujours visés par le procès en cours… onze ans après les faits imputés.
Cela expliquerait que la diplomatie russe ait été également visée, tout comme le ministre indien des Affaires étrangères de l’époque qui appartenait au Parti du Congrès, jugé à Washington insuffisamment aligné… ou encore Jim Howard, Premier ministre australien.
La Russie avec 19,3 milliards de dollars, soit 30 % des transactions, a été le premier client de l’Irak. Rien d’étonnant à ce qu’Alexandre Volochine, ancien directeur des services présidentiels avant 2003, soit par conséquent épinglé dans le rapport Volcker pour des allocations pétrolières à hauteur de 4,2 millions de barils.
Le Parti Communiste russe, le parti Edinstvo proche de Vladimir Poutine, l’Église orthodoxe, le nationaliste Vladimir Jirinovski (qui aurait reçu une allocation de 73 millions de barils), sont en effet nommément désignés par le rapport Volcker au même titre que Natwar Singh, ministre indien des Affaires étrangères. Celui-ci, soupçonné d’avoir reçu 4 millions de barils, avait été, à la suite de la publication du rapport Volcker, suspendu de ses fonctions, provoquant du même coup une crise au sommet de l’État indien… Pareillement, Jim Howard, Premier ministre d’un pays pourtant allié des É-U, l’Australie, avait vu son gouvernement déstabilisé pour « avoir su mais avoir tu » les 180 millions d’€ de commissions versés en contrepartie de 2 Md d’€ de blé livré à l’Irak. Jim Howard accuse en retour les exportateurs de blé canadien « d’avoir monté l’affaire de toute pièce pour évincer l’Australie du lucratif marché irakien » .
Ainsi des gouvernements alliés, mais non suffisamment dociles, ont-ils été mis en cause par la machine justicialiste des États-Unis, ceci par le truchement des Nations Unies dont le Secrétaire général M. Kofi Annan s’était lui également trouvé personnellement impliqué dans le “scandale“ à travers son fils et deux de ses proches collaborateurs. Scandale qui révèle l’art subtile du Département d’État associé à celui de la Justice dans le maniement du gourdin diplomatique… dans le cadre d’un exercice bien compris du Smart Power !
En Europe, un brutal rappel à l’ordre
Même traitement en Europe pour ces personnalités qui se sont refusées à jouer le jeu de la Maison-Blanche – ou l’on a dénoncé - pendant les années d’embargo : le député britannique George Galloway, en France le sénateur Charles Pasqua – indépendamment d’un morale publique parfois fort controversable - et les derniers tenants de la politique arabe de la France Jean-Bernard Mérimée, ancien représentant aux Nations Unies, Serge Boidevaix, ancien secrétaire général du Quai, Michel Grimard, Gilles Munier [3], auxiliaires ou relais aussi discrets que zélés de notre diplomatie parallèle. Tous ces hommes avaient œuvré avec un certain courage pour le maintien de liens avec Bagdad dans ces années noires. Sans doute en marge du Quai, mais indéniablement avec son accord tacite comme le prouveraient les quelques courriers que Louis Hennekine, Secrétaire général des Affaires étrangères, rédigea à l’automne 2001.
Personnalités auxquelles il est reproché en particulier d’avoir usé de leur influence ou de leur entregent auprès de personnalités irakiennes, Tarek Aziz par exemple, pour faciliter la signature de contrats pétroliers ou alimentaires. En contrepartie ceux-ci se seraient vu attribuer des bons de pétrole pour leur propre compte. Or, en France ces rétributions “personnelles“ pour service rendu relèvent maintenant d’un délit de corruption active et passive de personnalités étrangères introduit en 2002 dans la loi par le Garde des Sceaux Elisabeth Guigou afin d’aligner le droit français sur des normes américaines soucieuses de moraliser le commerce international quand il ne s’agit pas de leurs propres entreprises [4] !
Notons pour finir qu’en ce qui concerne les allocations de pétrole par l’État irakien, les rétro-commissions aujourd’hui dénoncées – quelque cents par bail - étaient prélevées sur les profits des sociétés et non sur les montants des fonds séquestrés par le programme. De ce point de vu le préjudice invoqué n’existe pas au contraire des fournisseurs de produits alimentaires, pharmaceutiques ou de biens d’équipement qui eux surfacturaient leurs ventes afin de ne pas sortir de leur poche les montants reversés à l’Irak, aux multiples intermédiaires et parasites sans scrupules prospérant sur un système délétère de pillage légal des richesses d’un pays étranglé par un impitoyable blocus.
Léon Camus 29 janvier 2013