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Jacques Chirac : gourou de campagne

vendredi 24 mai 2013

Quand Jacques Chirac a effectué sa première visite présidentielle à Washington, en juin 1995, la Maison-Blanche a demandé à son entourage de proposer des invités pour le dîner officiel donné en son honneur. Un des noms a semé la consternation dans l’équipe de Bill Clinton : celui de Roger Ailes, le consultant républicain qui avait aidé Richard Nixon, Ronald Reagan et George Bush père à écraser leurs rivaux démocrates. Roger Ailes à la Maison-Blanche, sous présidence démocrate, l’idée était insupportable ! Son nom a été rayé de la liste. « J’avais commis cet impair sans même réaliser ce que je faisais, confiera Claude Chirac plus tard. Je voulais l’inviter à titre personnel. »

Roger Ailes était plus qu’un ami de Claude Chirac. Il était le gourou secret de Jacques Chirac. Après sa défaite face à Mitterrand en 1988, Chirac avait en effet entrepris d’aller discrètement à New York consulter celui qui était alors considéré comme le meilleur spécialiste américain en communication politique. Ailes - un ancien cadre de la télévision - était tout disposé à développer l’habileté médiatique du maire de Paris en vue de l’élection présidentielle de 1995.

C’est en fait Claude Chirac qui a contacté Ailes et son associé de l’époque, Jon Kraushar. « J’ai eu la chance en 1984 d’assister à la convention républicaine lors de la réinvestiture de Reagan , raconte-t-elle. Ça m’a beaucoup intéressée. J’y ai rencontré deux hommes avec qui je suis restée en contact par la suite, Roger Ailes et son numéro deux, Jon Kraushar. Ce sont les hasards de la vie. Je les ai rencontrés, puis revus à Paris et aux Etats-Unis. J’avais évidemment avec eux des conversations passionnantes. »

Aujourd’hui, Ailes est président de Fox News, la nouvelle grande chaîne d’information qui en tout juste cinq ans a dépassé CNN en audience. Comme Kraushar, il est peu disposé à commenter ses relations avec Chirac ou ses activités politiques passées. Mais on comprend bien ce qui chez lui a pu attirer Chirac et ce qui a pu le séduire dans ses tactiques.

Ailes est un homme de contact, comme Chirac. Il aime les poignées de main musclées ; il saisit le bras de ses interlocuteurs ou leur tape sur l’épaule pour renforcer un argument. Conservateur convaincu (il défend la peine de mort et s’oppose à l’avortement), cet homme corpulent aux yeux bleus et au rire facile est impitoyable quand il s’agit de compétition. Actuellement, ses instincts de chasseur visent son grand rival CNN. Mais, à l’époque où il était consultant, ces mêmes qualités mises au service de ses clients détruisaient leurs adversaires par des messages publicitaires assassins et une image médiatique percutante. C’est Roger Ailes qui a créé le fameux spot qui a torpillé le démocrate Michael Dukakis en 1988 : on a diffusé à grande échelle la photo d’un détenu noir à la mine patibulaire qui avait violé et tué une femme après avoir été libéré sur parole par Dukakis, alors gouverneur du Massachusetts.

Rendre coup pour coup

Quand il préparait ses clients pour une émission de télévision, Ailes s’occupait de tout, du style du discours au choix de la cravate et jusqu’à la coiffure. En 1988, il a même sauté sur le plateau de CBS pour arracher un poil blanc du sourcil de Bush père juste avant une interview ! « Il y a des limites à ce qu’on peut accomplir pour perfectionner un discours , a-t-il déclaré à un reporter de Time en 1988, à moins que le sujet ne soit un élève assidu de lui-même. »

Dans le cas de Chirac, le candidat n’était pas seul à s’étudier : sa fille Claude était toujours à ses côtés, baignée dans « l’Evangile selon Ailes », qui est devenu le modèle de la stratégie de communication qu’elle a développée pour la campagne de son père en 1995.

Le fondement de cette stratégie consistait à tenir des meetings dans la France profonde. L’ancien associé d’Ailes, Jon Kraushar, qui a lui-même travaillé avec Chirac, a récemment souligné, lors d’un séminaire sur la communication, l’importance de ce type de contact. « Les gagnants sont ceux qui rassemblent des informations sur le terrain , dit Kraushar, ceux qui sont proches des gens, observent, questionnent et pratiquent toutes sortes de recherches » (1). C’est précisément ce qu’a fait Chirac pendant des mois avant l’élection de 1995, en rencontrant des fermiers, des pompiers, des pêcheurs, des professeurs, des étudiants et des patrons de PME à travers tout le pays, tandis que Balladur ne quittait guère son bureau doré de Matignon. La même stratégie est à l’œuvre aujourd’hui.

Le livre qu’Ailes a publié eu 1989, « You Are the Message », contient une profusion de recommandations : « Chaque fois que vous parlez, pensez toujours à vos objectifs... Concentrez-vous sur votre niveau d’énergie... Votre crédibilité ne sera complète que lorsque le public sentira que vous êtes complètement ouvert. » La méthode d’Ailes consiste essentiellement à prendre l’initiative et à maintenir l’adversaire sur la défensive : si jamais on devient l’objet d’une attaque, il faut rendre le coup si fort que l’adversaire regrettera amèrement d’être devenu agressif.

Il y a malgré tout des limites à l’application de la méthode Ailes à une campagne française. Son génie du spot publicitaire négatif, par exemple, ne peut pas avoir d’équivalent en France, puisque la publicité électorale y est interdite. Mais il est évident que l’approche de Chirac a été influencée par les leçons d’Ailes. Son insistance à s’en tenir à un message simple et clair est reflétée dans la rhétorique chiraquienne sur la « fracture sociale » en 1995. La riposte brutale qui a suivi récemment les railleries de Jospin à l’égard de l’âge de Chirac - accusations d’arrogance, d’agressivité, d’extrémisme et de fascisme - aurait fait la fierté de Roger Ailes.

La campagne 2002 s’est en effet encore américanisée. Même sans spots publicitaires, la France commence à mettre au point sa propre version d’une campagne négative à l’américaine. Les épouses des candidats s’affichent désormais à leurs côtés, le regard attendri, prononcent des discours ou donnent des interviews. Les scandales et les révélations embarrassantes secouent la campagne, comme souvent dans les élections américaines, même si les scandales, en France, concernent les financements politiques, alors qu’aux Etats-Unis ils touchent la vie privée - et sexuelle - des candidats. La technologie américaine a fait son apparition sous la forme symbolique du fameux prompteur de Chirac. Jospin, qui a qualifié le prompteur de Chirac de « tricherie » , a pour sa part autorisé une équipe à filmer à l’intérieur de son atelier de campagne, un projet directement inspiré du documentaire de D. A. Pennebaker, « The War Room », sur la campagne de Clinton en 1992.

Une autre invention américaine, le conseiller en communication, est de plus en plus sollicité depuis son apparition en France dans les années 80. Jacques Séguéla a délégué une de ses collaboratrices pour choisir les costumes et le maquillage de Jospin. Chirac compte sur sa fille Claude. Même le communiste Robert Hue se tourne vers un ancien publicitaire très à la mode, Frédéric Beigbeder. L’image personnelle des candidats prend d’autant plus d’importance qu’en France comme aux Etats-Unis les désaccords idéologiques s’estompent.

Américanisation

Bob Shrum, spécialiste en communication basé à Washington, qui a conseillé Tony Blair en Angleterre et Ehoud Barak en Israël, prétend que l’expansion des méthodes américaines est une excroissance normale de la globalisation. « On assiste à une internationalisation de la politique dans les pays démocratiques , dit-il. L’impunité zéro, par exemple, est une idée new-yorkaise qui fait maintenant son chemin en France. Dans un monde où les films, le divertissement, les informations et la culture s’internationalisent, pourquoi n’en serait-il pas de même pour les techniques politiques ? »

Peu d’observateurs américains se risquent cependant à prédire l’issue d’un second tour serré entre Chirac et Jospin. Ils laisseraient peut-être les deux sortants méditer ce conseil de Jon Kraushar : « La plus belle réussite arrive quand on dépasse les espérances. La confiance et la fidélité, ce ciment qui scelle les relations, augmentent quand on va au-delà des attentes pour montrer qu’on place l’intérêt des autres avant le sien propre. »
Thomas Sancton Le Point

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