Après la défaite de son mouvement centriste Ensemble aux élections européennes de juin 2024, le président français Emmanuel Macron a décidé de convoquer des élections législatives anticipées pour tenter de stabiliser la situation politique intérieure. Mais le pari de Macron que les citoyens français le récompenseraient avec une nouvelle majorité et un nouveau mandat s’est retourné contre lui, et il s’est retrouvé avec une Assemblée nationale « sans majorité » divisée entre trois factions à peu près égales et politiquement incompatibles.
En septembre, M. Macron a nommé Michel Barnier, un homme de centre-droit, au poste de premier ministre, avec pour objectif de faire adopter rapidement un budget d’austérité afin de juguler le déficit budgétaire croissant de la France. Début décembre, il est apparu clairement que Michel Barnier n’était pas en mesure d’obtenir un soutien parlementaire suffisant pour son budget, et l’extrême gauche et l’extrême droite se sont alliées pour faire tomber son gouvernement.
Le 13 décembre, M. Macron a nommé l’un de ses premiers alliés politiques, le centriste François Bayrou, âgé de 73 ans, au poste de premier ministre, avec essentiellement la même tâche que celle qu’il avait confiée à M. Barnier en septembre. La principale question qui se pose désormais à la politique française est la suivante : M. Bayrou peut-il réussir là où M. Barnier a échoué ? M. Bayrou peut-il réussir là où M. Barnier a échoué, puisqu’il est confronté au même blocage parlementaire ?
Quelles sont les questions à l’origine de la polarisation croissante du pays ?
Les questions qui divisent les élites françaises et la population en général ne sont pas très différentes de celles que nous avons observées aux États-Unis et dans le reste du monde : l’augmentation du coût de la vie, la détérioration de l’état des services publics, l’augmentation des flux d’immigration et l’instabilité dans l’étranger proche de l’Europe, y compris en Ukraine et au Moyen-Orient.
M. Macron et ses alliés centristes souhaitent poursuivre les réformes structurelles de l’économie française qu’ils ont entamées en 2017, notamment en améliorant le climat des affaires, en arrêtant toute nouvelle hausse des impôts, en rationalisant le système de retraite français, très lourd, et en orientant l’Union européenne (UE) vers une intégration plus étroite dans les domaines de la défense et de l’énergie. L’extrême gauche et l’extrême droite veulent toutes deux que les riches paient une plus grande part d’impôts, voudraient défaire la réforme des retraites de Macron en ramenant l’âge de la retraite à 60 ans, et sont plus eurosceptiques lorsqu’il s’agit de déléguer davantage de pouvoirs souverains à Bruxelles. Le Rassemblement national, parti d’extrême droite dirigé par Marine Le Pen, souhaite prendre des mesures plus radicales contre l’immigration, ralentir la transition vers les énergies propres et est sceptique quant aux interventions à l’étranger. Le Nouveau Front populaire de gauche, mené par Jean-Luc Mélenchon de la France insoumise et par Olivier Faure du Parti socialiste, souhaite maintenir les protections sociales généreuses de la France et adopter des mesures plus ambitieuses pour lutter contre le changement climatique.
Alors que le déficit budgétaire de la France s’élève à 6,1 % du produit intérieur brut (PIB), il est difficile pour ces partis de s’entendre sur un budget qui permette à la fois de modérer les dépenses publiques et d’augmenter les recettes par le biais d’une hausse des impôts. Les dépenses publiques actuelles de la France atteignent déjà le niveau record de 58,3 % du PIB, tandis que les recettes fiscales s’élèvent à environ 52,2 %.
La situation de la dette du pays pourrait-elle poser un risque de contagion plus large à l’échelle de l’UE ?
La situation actuelle de la France n’a rien à voir avec la gravité de la crise de la dette grecque de la première moitié des années 2010, lorsque les coûts d’emprunt sont devenus incontrôlables et que la Grèce a failli sortir de la zone euro. Toutefois, l’agence de notation Moody’s a pris note de l’impasse politique dans laquelle se trouve la France et a abaissé d’un cran la fiabilité de la dette du pays, la faisant passer de Aa2 à Aa3. Cela signifie que la France est désormais contrainte de payer une prime plus élevée pour l’émission de nouvelles dettes, notamment par rapport à l’Allemagne, la plus grande économie de l’Union européenne.
Bien qu’une contagion à d’autres pays fortement endettés soit possible - notamment la Belgique, qui n’a toujours pas de gouvernement, et l’Italie, qui s’efforce de finaliser son budget -, la Banque centrale européenne (BCE) pourrait intervenir par l’intermédiaire de son instrument de protection de la transmission (IPT) si elle juge que la panique sur le marché obligataire n’est pas justifiée au regard des fondamentaux du pays. Mais si cela peut aider l’Italie, qui dispose d’un budget stable et devrait parvenir à rapprocher son déficit des 3 % du produit intérieur brut (PIB) recommandés par l’UE, cela n’aidera pas la France si elle ne peut pas montrer aux responsables de l’UE et de la BCE qu’elle est réellement déterminée à réduire son déficit.
Pour ce faire, M. Bayrou devra former un gouvernement capable d’obtenir un soutien suffisant à l’Assemblée nationale française, des Verts de gauche aux Républicains de droite. On voit mal comment M. Bayrou pourrait y parvenir, car il est confronté aux mêmes exigences incompatibles que son prédécesseur. Tout budget qu’il proposera sera soit inacceptable politiquement, soit incapable de rassurer les marchés financiers sur la capacité de la France à réduire de manière réaliste le niveau de sa dette souveraine. Selon la loi, de nouvelles élections ne peuvent être organisées avant l’été 2025.
Quelles sont les implications pour le leadership français au sein de l’UE sur des questions telles que l’Ukraine ou la politique migratoire ?
La Cinquième République française - un système semi-présidentiel avec un président puissant qui gère les affaires étrangères et un premier ministre qui supervise le budget et la politique intérieure - a été fondée par Charles de Gaulle en 1958 pour éviter les nombreux gouvernements faibles de la Quatrième République entre 1944 et 1958. Depuis 1958, il y a eu des périodes de « cohabitation », où le président et le premier ministre étaient issus de partis politiques opposés, mais il n’y a jamais vraiment eu de situation où aucune faction de l’Assemblée nationale n’était en mesure d’obtenir une majorité.
Alors que la situation intérieure est chaotique, M. Macron conserve de larges pouvoirs pour mener la politique étrangère du pays. Alors même qu’il s’efforce de former un gouvernement stable, il s’est rendu en Pologne pour chercher du soutien dans la mise en place d’une force militaire européenne de 40 000 hommes capable de protéger la frontière entre la Russie et l’Ukraine dans l’éventualité d’un cessez-le-feu. Il a également joué un rôle diplomatique actif dans la stabilisation du Moyen-Orient après la chute de l’ancien président Bachar el-Assad en Syrie. S’il avait besoin de fonds supplémentaires pour financer des initiatives à l’étranger, cela devrait être autorisé par une majorité à l’Assemblée nationale, mais cela pourrait toujours se faire au cas par cas.
Que signifie l’instabilité en France et en Allemagne pour la place de l’Europe sur la scène mondiale ?
Compte tenu de la position affaiblie de Macron et en l’absence d’un chancelier allemand fort - le gouvernement du chancelier Olaf Scholz vient de s’effondrer et des élections anticipées auront lieu en février 2025 -, il y a un vide de leadership en Europe. Il est actuellement comblé par Ursula von der Leyen, chef de la Commission européenne, qui a entamé son second mandat le 1er décembre, et par Donald Tusk, premier ministre polonais, qui succédera au Hongrois Viktor Orbán à la présidence tournante de l’UE le 1er janvier 2025. Mme Von der Leyen vient de signer un important accord de libre-échange entre l’UE et le bloc commercial sud-américain Mercosur, dont les négociations ont duré vingt-cinq ans. Avec le retour de l’ancien président Donald Trump à la Maison Blanche le 20 janvier 2025, la Commission européenne jouera également un rôle central dans les relations commerciales entre les États-Unis et l’UE et dans la promotion d’une coordination plus étroite des dépenses européennes en matière de défense.
Cela dit, aucun progrès de l’intégration européenne depuis la Seconde Guerre mondiale n’a eu lieu sans le soutien fort et explicite de la France et de l’Allemagne. En l’absence de leadership national à Paris et à Berlin, d’autres, comme la Première ministre italienne Giorgia Meloni ou Viktor Orbán en Hongrie, pourraient être tentés de négocier directement avec Trump, ce qui risquerait d’attiser les divisions croissantes au sein de l’UE. À un moment où l’UE doit parler d’une seule voix, un concert cacophonique de différents dirigeants nationaux se bousculant pour gagner en influence pourrait miner le bloc, à moins que Mme Von der Leyen et Antonio Costa, le nouveau président du Conseil européen, ne parviennent à faire chanter tous les dirigeants de l’UE sur la même feuille de chants. La tâche ne sera pas aisée.
Cette publication fait partie du projet Diamonstein-Spielvogel sur l’avenir de la démocratie.
Matthias Matthijs est chargé de mission pour l’Europe au Council on Foreign Relations