À l’image de Vladimir Poutine en Russie, la politique syrienne de Barack Obama est attaquée avec virulence, à la fois par les « faucons » et par les « colombes ». Le 13 juin dernier, Obama concéda deux victoires limitées mais inquiétantes aux faucons : des preuves que les troupes de Bachar el-Assad « ont utilisé des armes chimiques [c’est-à-dire le sarin] contre les forces rebelles », et la décision correspondante « de commencer à fournir pour la première fois aux rebelles des armes légères et des munitions. » [1].
Chacune de ces annonces semble particulièrement étrange, pour ne pas dire malhonnête, pour quiconque ayant suivi de près la crise syrienne. Le conseiller adjoint à la Sécurité nationale Benjamin Rhodes, l’un des principaux conseillers d’Obama en politique étrangère, fut cité dans le New York Times déclarant qu’« il n’y avait aucune raison de penser que la résistance avait accès à des armes chimiques. » Ainsi, comme la plupart des médias grand public aux États-Unis, Rhodes ignora tout simplement les informations parues en mai dernier dans les médias britanniques, selon lesquelles « des enquêteurs de l’ONU en charge des droits de l’Homme ont rassemblé des témoignages de victimes de la guerre civile en Syrie et de personnels médicaux [,] indiquant que les forces rebelles avaient employé du gaz neurotoxique sarin. » [2]. Trois semaines plus tard, d’autres informations de ce genre ont été diffusées avant d’être remises en cause. Elles avançaient qu’un cylindre de 2kg contenant du gaz sarin avait été saisi à des forces rebelles syriennes en Turquie [3]. Comme dix ans plus tôt lorsque l’Irak était en ligne de mire, nous pouvons observer aux États-Unis un nouveau cas où des impératifs politiques conditionnent le renseignement, et non le contraire.
La seconde annonce voulant que les États-Unis commencent « à fournir [en armes] les rebelles » est tout aussi peu crédible. Comme le Times l’a révélé il y a trois mois, la CIA a facilité un acheminement aérien de 3 500 tonnes d’armes (ou peut-être plus) en faveur des rebelles – l’Arabie saoudite et le Qatar étant au cœur de cette opération – [4].
Le rôle d’intermédiaires joué par ces deux pays reproduit un schéma observé en Bosnie en 2003, et plus particulièrement en Libye en 2011 ; et l’Histoire nous enseigne qu’il sera difficile – voire impossible – d’empêcher que des jihadistes ne s’emparent de ces armes, bien que Washington préférerait éviter cette issue [5]. En revanche, il est clair que ces armes amplifieront le massacre sans y mettre fin – un carnage visant plus que jamais les civils, quel que soit le camp d’où provient la violence – [6].
Avec ces manœuvres prudentes, Obama a fait bien moins de concessions que ne le désiraient les faucons, comme le Sénateur républicain John McCain. Dans cette même annonce, Benjamin Rhodes a « tout bonnement exclu l’option d’une zone de non-survol », la stratégie d’« aucun soldat au sol » qui a renversé Kadhafi en Libye. En prenant cette décision, Obama pourrait toujours espérer prévenir la manœuvre russe de fournir à el-Assad des missiles anti-aériens perfectionnés – une démarche qui provoquerait très probablement un engagement militaire israélien, et peut-être même une expansion du conflit vers le Liban et l’Irak –.
Appuyé par un éditorial dans le New York Times [7], le secrétaire d’État John Kerry a rencontré au début du mois de mai son homologue russe Sergueï Lavrov. Alors qu’un embargo sur les armes de l’Union européenne devait expirer, ils sont tombés d’accord pour organiser une nouvelle conférence internationale à la fin du mois de mai, dans le but de répondre à la crise syrienne. Cependant, cette conférence fut repoussée et sa tenue reste incertaine, en grande partie du fait que les rebelles de l’ASL – clients favoris de l’Occident dans cette rébellion – ont refusé d’y participer, alors qu’ils sont en train de perdre la guerre.
Kerry et Lavrov se sont rencontrés de nouveau à Paris à la fin du mois de mai, et l’issue de cette rencontre fut cette fois-ci plus préoccupante. En effet, les médias russes ont de nouveau rapporté – avec un optimisme mesuré – qu’une rencontre était en projet, bien qu’étant retardée [8]. En revanche, les médias états-uniens ont ignoré ou minimisé l’idée d’une conférence. Au contraire, ils ont amplement cité Patrick Ventrell, un porte-parole du Département d’État, qui reprocha à Moscou d’avoir annoncé la livraison à la Syrie du S-300, un système sophistiqué de missiles guidés anti-aériens ; et il ajouta que les États-Unis soutiendraient dorénavant l’allègement de l’embargo de l’UE sur les armes [9].
Depuis qu’il a pris ses fonctions, nous avons pu observer deux caractéristiques dans la politique syrienne d’Obama, qui se compensent mutuellement. La première a été son extrême prudence, et son refus de s’engager précipitamment dans des interventions militaires, comme celle où sont actuellement enlisés les États-Unis en Afghanistan. La seconde a été une tendance à justifier ses tactiques dilatoires par des annonces politiques aux buts abstraits, adaptés seulement pour les gros titres. Ce fut par exemple le cas en août 2011, lorsqu’il déclara de façon catégorique qu’el-Assad devait « quitter le pouvoir ». Ainsi, Obama s’est enfermé dans une position politique à laquelle la Russie n’adhèrera pas, sans se donner les moyens de parvenir à cette issue.
Dans le même temps, aux États-Unis et ailleurs, de nombreux analystes bien informés sur la crise syrienne ont mis en garde que ce conflit – qui est déjà une guerre par procuration opposant l’Iran à la Turquie et aux pays de la Péninsule arabique –, pourrait s’étendre et devenir encore plus menaçant [10]. Cependant, ces analyses ont tendance à ignorer la brutale réalité des hydrocarbures qui pourrait déterminer la chute d’el-Assad, si cette compétition énergétique n’est pas frontalement dénoncée.
En 2010, les réserves pétrolières en Syrie étaient estimées à 2 500 000 000 de barils. Plus important encore, la Syrie est la route terrestre la plus évidente pour tout oléoduc ou gazoduc exportant les hydrocarbures du golfe Persique (incluant l’Iran) vers les nations énergivores d’Europe de l’Ouest. Mais l’oléoduc Kirkuk-Bāniyās, qui acheminait le pétrole brut du champ de Kirkuk (Irak) vers la Méditerranée, fut détruit par des frappes aériennes de l’US Army en 2003 et il ne fut jamais rouvert.
En 2009, le Qatar et la Turquie commencèrent à négocier un nouveau pipeline de gaz naturel à travers l’Arabie saoudite et la Syrie, qui serait relié à Nabucco, un projet de gazoduc traversant la Turquie depuis l’Azerbaïdjan [11]. Cependant, un chemin à travers l’Irak semblait de plus en plus problématique, avec la multiplication des conflits dans cette zone.
Parallèlement, selon Oilprice.com, l’Arabie saoudite refusa au Qatar l’utilisation de son territoire, ne laissant à cet émirat qu’une route à travers le sud de l’Irak et la Syrie, pour qu’il « sécurise une nouvelle source de revenus. En Turquie, les pipelines sont déjà construits pour recevoir le gaz. Seul el-Assad y fait obstacle. » [12].
Depuis, le Financial Times a rapporté que
« Ces deux dernières années, ce minuscule État riche en gaz qu’est le Qatar a dépensé jusqu’à 3 milliards de dollars pour soutenir la rébellion en Syrie, bien plus que n’importe quel autre gouvernement. […] [S]on soutien financier pour la révolution devenue une guerre civile sournoise éclipse totalement le soutien occidental pour l’opposition. » [13].
Le site bien informé ZeroHedge.com a commenté que cet investissement considérable était, « comme c’est si souvent le cas au Moyen-Orient, […] encore une fois uniquement motivé par les ressources naturelles. » [14].
Le champ gazier North Dome du Qatar, situé au milieu du golfe Persique, ne fait qu’un avec le champ South Pars d’Iran, et ils constituent ensemble le plus grand champ gazier du monde. En 2011, el-Assad rejeta un ultimatum du Qatar. Au contraire, il se mit d’accord avec l’Iran et l’Irak pour construire un nouveau gazoduc entre l’Iran et la Syrie, qui transfèrerait le gaz naturel vers la mer Méditerranée depuis le champ iranien South Pars plutôt que depuis le North Dome du Qatar [15]. (N’oublions pas que des défis de cette ampleur contre l’hégémonie du pétrodollar US avaient été lancés par Saddam Hussein puis par Mouammar Kadhafi, avec des conséquences fatales tant pour leurs régimes que pour leurs vies.) [16].
Comme Pepe Escobar l’a commenté,
« La raison centrale (mais inavouée) de l’obsession du Qatar pour un changement de régime en Syrie est d’anéantir le pipeline [de gaz naturel] de 10 milliards de dollars [projeté par] l’Iran, l’Irak et la Syrie, qui ont conclu cet accord en juillet 2011. Il en va de même pour la Turquie, car ce gazoduc éviterait Ankara, qui s’affiche perpétuellement comme le carrefour énergétique incontournable entre l’Orient et l’Occident.
Il est crucial de se rappeler que ce gazoduc Iran-Irak-Syrie est […] une abomination pour Washington. […] La différence est que, dans le cas présent, Washington peut compter sur ses alliés du Qatar et de la Turquie pour saboter intégralement cet accord. » [17].
L’un des grands inconvénients des politiques étrangères clandestines est que des décisions cruciales ayant des répercussions mondiales sont confiées à des cowboys va-t-en-guerre. Ces derniers sont peu contrôlés, et ils sont encore moins préoccupés par les conséquences de leurs actions déstabilisantes sur le long terme. Nous avons pu l’observer deux décennies plus tôt, lorsque la CIA aida l’ISI pakistanais – collaborant avec le jihadiste salafiste Hekmatyar – à renverser le gouvernement relativement modéré de Mohammed Najibullah en Afghanistan, qui était resté en place après le retrait des soviétiques. L’Agence avait alors contourné le Département d’État [18].
L’ancien ambassadeur Peter Tomsen a écrit des mémoires éloquentes, The Wars of Afghanistan, au sujet de cette tragédie peu admise, de laquelle ont découlé à la fois le 11-Septembre et une guerre que les États-Unis sont encore en train de combattre :
« Le sous-secrétaire aux Affaires politiques Robert Kimmitt et moi-même avons tenté de faire disparaître le fossé entre le Département d’État et la Direction des opérations de la CIA sur la politique afghane. J’ai rencontré à deux reprises le directeur adjoint de la CIA Richard Kerr afin de régler nos divergences. Mais l’Agence persista à soutenir les attaques militaires de l’ISI contre Kaboul, qui visaient à remplacer Najib[ullah] par Hekmatyar. […] Chacun de leur côté, le Département d’État et la CIA agissaient pour remplir des objectifs contradictoires. Ce fut une certaine recette vers la paralysie et l’échec politique final. » [19].
En l’absence d’un changement significatif, nous pouvons anticiper la répétition de cette tragédie en Syrie – soit le fait que la CIA, avec la complicité de l’Arabie saoudite et du Qatar, facilite le transfert d’armes à des jihadistes sunnites, tandis que les responsables du Département d’État tentent de parvenir à une résolution pacifique de cette crise avec leurs homologues russes –.
La solution alternative à cette situation serait une nouvelle conférence de Genève, que les diverses factions rebelles soient présentes ou non, mais avec la nécessaire participation du Qatar et de deux autres pays exclus de la précédente conférence : l’Iran et l’Arabie saoudite. Toutes ces nations sont déjà parties au conflit et, comme le reste du monde, elles ont des intérêts légitimes que la paix serait mieux à même de satisfaire [20].
Traduction : Maxime Chaix
Article original : Peter Dale Scott, « Washington’s Battle Over Syrian Foreign Policy : Will Hawks Or Doves Prevail ? » , The Asia-Pacific Journal, Volume 11, Issue 24, N°1, 17 juin 2013
Peter Dale Scott est docteur en Sciences politiques, professeur émérite de Littérature anglaise à l’Université de Californie (Berkeley), poète et ancien diplomate canadien. The Road to 9/11 est son premier livre traduit en français, publié en septembre 2010 par les Éditions Demi-Lune sous le titre La Route vers le nouveau désordre mondial. Cet ouvrage a fait l’objet d’une recension élogieuse par le général d’armée aérienne (2S) Bernard Norlain dans le numéro 738 de la Revue Défense Nationale (mars 2011). Son dernier livre, La Machine de guerre américaine, a été publié par les Éditions Demi-Lune en octobre 2012. Il a également été recommandé par le général Norlain dans le numéro 757 de la Revue Défense Nationale (février 2013) et par le journal L’Humanité (édition du 8 mars 2013).