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« De la Révolution à la guerre… Printemps et automnes arabes »

Journal de guerres qui ne veulent pas dire leur nom - Chronique géopolitique de Jean-Michel Vernochet

mardi 6 août 2013

Depuis deux décennies, le géopolitologue français Jean-Michel Vernochet s’attache à sonder la face cachée des relations internationales. Après un très brillant ouvrage consacré à l’islam révolutionnaire et aux motivations anthropologiques, historiques et psychosociologiques des mutations en cours à l’œuvre au sein de l’aire islamique, l’auteur s’est fait remarquer par une production géopolitique intense illustrée notamment par la publication de très nombreux articles dans diverses revues spécialisées. Coup sur coup ces dernières années, il a ainsi fait paraître cinq ouvrages spécialement consacrés à l’analyse des grandes transformations du monde contemporain. Europe, chronique d’une mort annoncée, paru en 2009 aux éditions de l’Infini ; Crise, krach, collapsus [tome II]. De la faillite bancaire et obligataire au krach écologique et sanitaire. Crise, krach, collapsus [tome III]. La crise agricole et alimentaire, ouvrages tous deux parus en 2010 aux éditions de l’Infini ; Iran, la destruction nécessaire, paru en 2012 aux éditions Xénia et tout récemment De la Révolution à la guerre. Printemps et automnes arabes, paru en mai 2013 aux éditions de l’Infini.

Ce dernier ouvrage se présente comme une volumineuse somme – au sens où l’on employait ce terme à l’époque médiévale pour désigner une synthèse indépassable sur un sujet - de 522 pages. L’auteur y analyse dans un style magnifiquement recherché et avec une clarté rare les causes, choix et décisions ayant conduit à l’enchaînement des événements ayant secoué l’ensemble de l’aire arabophone périméditerranéenne – Maghreb-Machrek - depuis l’année 2010.

Le propos de l’auteur se trouve tout entier résumé dans le sous-titre de l’ouvrage. « Journal de guerres qui ne veulent pas dire leur nom ».
En effet, derrière de prétendus révolutions spontanées, fruit de mécontentements populaires et de l’accumulation de frustrations collectives, l’auteur décrypte un vaste mouvement d’ensemble caractérisé par le basculement dans l’anarchie, la multiplication des conflits violents et la promotion à tous les niveaux d’une certaine stratégie du chaos. Stratégie décrite, conceptualisée et théorisée dans certains think tanks washingtonien. Phénomènes que les médias occidentaux se sont longtemps révélés incapables de percevoir et d’expliquer à leur juste niveau ; ce qui explique pour une large part l’aveuglement des élites européennes à prendre réellement la mesure de l’événement et à en tirer toutes les conséquences. Comme souvent le non-dit est ici plus important que la chose exprimée et nommée.

Le texte se présente tout d’abord comme une chronique – dans tout ce que ce terme contient de classique et d’antique… rappelons que Joinville était le chroniqueur de Louis IX comme Racine le fut plus tard de Louis XIV – autrement dit, comme un récit au jour le jour des faits et des événements ayant secoué le monde arabe depuis le début des émeutes tunisiennes en décembre 2010. Mais par delà ce récit, écrit sur le vif et composé au fil de l’eau, l’auteur s’attache à démêler le vrai du faux et à sonder les causes réelles ayant conduit à la production et à l’enchaînement effectif des faits.

De parti pris, l’auteur a donc choisi de présenter ces textes dans l’ordre chronologique inverse. Choix salutaire qui ne renvoie pas seulement à l’inversion de l’ordre de la lecture dans les langues sémitiques par rapport aux langues indo-européennes – point capital autour duquel se noue sans doute depuis plus de deux mille ans l’une des racines du clivage Orient/Occident – mais aussi à la volonté de mettre en avant une remontée anagogique des causes permettant en partant du plus proche d’atteindre bientôt le plus lointain et d’étapes en étapes de comprendre ainsi ce qui se joue effectivement sous nos yeux. L’auteur s’en explique du reste fort bien : « Au demeurant, puisqu’ici il est question de l’Orient où les livres se lisent à rebours de nos pratiques – de la droite vers la gauche – chacun sera ainsi libre de commencer sa lecture suivant une double entrée, soit par les dernières pages ou a contrario par les premières. Mais quel que soit le choix retenu, la chronologie, ascendante ou descendante, sera cependant toujours la même, celle d’un enchaînement d’épisodes fixés pour l’éternité de nos fugaces mémoires.

Au demeurant, faits, situations, événements, circonstances s’inscrivent tous dans une matrice dont les composantes historiques, confessionnelles, culturelles, ethniques, politiques, géographiques, économiques, déterminent – et par conséquent orientent, particulièrement dans l’Orient proche – les grands accidents contemporains de l’aventure humaine. Les saisons qui auront rythmé les Révoltes arabes sont de cet ordre… Saisons à la fois immuables en leur succession et changeantes dans leurs modalités. Leur imprévisibilité relative et leurs soudains débordements ne se conçoivent que parce qu’ils suivent en réalité le lit déjà tracé, mais peu visible, d’un fleuve : celui que dessine à la fois le jeu des tensions internes à chaque pays et celui de l’architectonie dynamique des rapports de puissance et d’influence à l’œuvre dans un monde en recomposition, et, corrélativement, en “décomposition“ ! Monde en proie à de sourdes rivalités et à des luttes inexpiables pour la conquête, la captation et le contrôle des ressources vitales que sont au premier chef les énergies fossiles, l’eau et les terres agricoles… et les “marchés“, débouchés indispensables sans lesquels l’Économie ne saurait exister ».

La démarche anagogique ainsi mise en avant – dans une référence toute philologique qui nous renvoie à nos propres racines grecques et n’est pas sans évoquer la retraite des dix mille dans l’Anabase de Xénophon - n’a rien d’une fantaisie littéraire. Si elle donne à l’ouvrage son style propre, elle est étayée et renforcée par une analyse factuelle des plus pointues. Expert géopolitique reconnu, analyste averti, journaliste ayant sillonné le globe et tout particulièrement le Proche-Orient, disposant d’informations de première main, Jean-Michel Vernochet nous livre tout au long de ces 522 pages de texte des analyses d’une rare finesse et d’une étonnante précision.

Qu’il s’agisse de renseignements militaires, de câbles diplomatiques, d’informations techniques (calibrage des munitions, quantité, nature et volume des armes fournies), de déclarations publiques (de chefs d’État mais aussi de chefs de la diplomatie et de chefs des armées) – mais aussi parfois privées – des principaux protagonistes du jeu politique et diplomatique, des circuits empruntés par les acteurs du jeu géopolitique pour faire parvenir aux rebelles et autres mercenaires djihadistes “libérateurs”, armes, ressources et vivres, on ne peut qu’être frappé de la qualité et de la précision des informations ici délivrées par l’auteur.

Tunisie, Égypte, Lybie, Arabie Saoudite, Qatar, Koweït, Bahreïn, Émirats arabes unis, Israël, Liban, Syrie, Irak, Iran, Afghanistan, il n’est pas un seul de ces pays qui ne fasse l’objet d’une analyse pointue et fournie. L’évolution des crises géopolitiques du Moyen-Orient est ainsi détaillée à partir de leur épicentre mais aussi de leurs connexions croisées avec les crises avoisinantes. Pour mieux en montrer la complexité, Jean-Michel Vernochet n’hésite pas du reste à étendre encore un peu le regard en montrant les connexions de ces renversements avec les évolutions survenues parallèlement dans les pays situés plus en périphérie : Turquie, Algérie, Soudan, Pakistan, Kazakhstan… Le jeu des puissances occidentales (Etats-Unis, France, Royaume-Uni, UE…) y est admirablement passé au crible de la raison critique en même temps que le jeu en miroir développé en réaction par les deux grandes puissances alternatives et émergentes : Chine et Russie…

L’analyse se fait ici englobante et permet de montrer pourquoi certains pays sont restés pour le moment à l’extérieur de l’œil du cyclone et pourquoi d’autres pourraient à leur tour prochainement y être précipités.

Dans cette analyse détaillée des printemps arabes et des diverses révolutions arabes survenues dans le Maghreb-Machrek depuis 2011, Jean-Michel Vernochet ne se contente pas de suivre ou de restituer le fil des événements. Il s’attache à sonder les causes profondes – c’est-à-dire démographiques, économiques, militaires, stratégiques - de ces bouleversements politiques dont nous ne commençons que seulement à percevoir la profondeur et à cerner les conséquences. La description des stratégies de manipulation mentale, individuelle et collective, mises en œuvre – via notamment l’utilisation active des nouvelles technologies (Facebook, Twitter, Internet, Google, Youtube, Dailymotion, Al Jezirah, les forums sociaux…) – permet par contrecoup de dévoiler les ressorts secrets de cette mise en branle soudaine et inattendue des populations – et par contrecoup de porter le projecteur sur les effets de conditionnement ou d’alignement mimétique dont sont à leur tour victimes les populations européennes (printemps français, mouvement des indignés, militants anticapitalistes).

L’analyse factuelle s’élève ainsi progressivement à la hauteur d’une authentique philosophie de l’histoire dont Jean-Michel Vernochet ne se prive pas de tirer les principaux enseignements et dont il dégage les grandes lignes dès l’introduction de son texte :

« En vérité l’histoire n’est pas, à l’évidence, le simple produit d’un hasardeux hasard, ni celui du seul vouloir des hommes, aussi aléatoire, instable ou, au contraire, mécaniquement déterministe puisse-t-elle paraître ! Des logiques, fugaces ou durables, la traversent et l’orientent comme en autant de champs magnétiques ordonnant la carte circonstancielle des drames et accidents de l’humain… ou encore comme en un kaléidoscope où les formes souvent varient, diffractent, changent et se recomposent selon des schémas aussi immuables qu’indiscernables de prime abord.

Alors est-il nécessairement besoin que les années se soient accumulées pour repérer les tendances qui marquent et organisent le cours des choses ? Serait-il si difficile, et peut-être impossible, d’écrire en quelque sorte l’histoire au présent ? Difficile certes, mais à condition d’aborder cette tâche avec un tant soit peu de retenue et de prudence, partant, à l’usage celle-ci ne se révèle pas inaccessible. En fait, elle cousine, très banalement, avec une pratique immémoriale aujourd’hui trop délaissée, celle de la “chronique“... La recension au fil des semaines et des mois des faits notables, inscriptibles ou descriptibles, comme scansion des jours qui passent…

Ne s’agit-il donc pas d’aller à rebours, à contresens des convenances inhibantes, voire stérilisantes de la “pensée unique” ? D’opposer un refus catégorique – pour ne pas dire “ontologique” – à cette camisole de bienséance, des bonnes mœurs dévoyées et de bienpensance qui nous enserre ? Pourtant, dira-t-on, la nature – humaine trop humaine – ne doit-elle pas en effet être périodiquement élaguée ? Ou mieux, canalisée, vertébrée, et parfois protégée d’elle-même par des garde-fous tels la réprobation, voire la sanction pénale ? Sans doute, mais à bon escient, en accord et non en violation des lois profondes, engrammées, celle par exemple de la morale naturelle, d’un sens inné du vrai et du faux, de la vérité et du mensonge, que porte en elle l’espèce ! ».

On le voit, le message porté par l’ouvrage va donc bien au delà de la simple chronique historique journalistique rédigée “à chaud”. De fait, l’intérêt du livre de Jean-Michel Vernochet ne se limite pas seulement à sa capacité à fournir des clés de lecture nouvelles dans le décryptage des événements et le démêlage de cet écheveau complexe de faits et de rumeurs qui n’ont cessé de se confondre dans le traitement de l’information par les médias dominants.

Il tient aussi à sa capacité hors norme à rattacher le local au global, à raccrocher l’analyse régionale aux grandes transformations géopolitiques en cours.

Dans un remarquable effort de synthèse, Jean-Michel Vernochet parvient ainsi à rattacher la quotidienneté des faits à la matrice globale dans laquelle ils s’insèrent et à montrer comment des décisions apparemment fluctuantes et contradictoires s’inscrivent en réalité dans une logique se déployant sur la longue durée, logique par ailleurs structurée autour de la pensée de quelques géostratèges ayant depuis longtemps fixé les plans de la marche à suivre.

Le plan de déstabilisation de la Syrie apparaît ainsi comme le décalque exact de programmes établis dès 1982 par l’armée israélienne. De même découvre-t-on avec surprise que les politiques de renversement des régimes arabes laïcs étaient en réalité déjà théorisés par certains géostratèges américains dès la fin des années 70. De fil en aiguille, l’auteur nous fait de cette façon pénétrer dans les arcanes de la pensée des principaux théoriciens des relations internationales et nous aide à comprendre comment les événements présents participent par certains aspects d’une modélisation imaginée et conçue par quelques grands machiavéliens – au sens que James Burnham donnait à ce terme - théoriciens d’envergure à l’instar de Zbigniew Brzezinski.

Dans cette analyse en surplomb, l’auteur réussit la gageure d’allier érudition et clarté, précision et puissance poétique.

Le travail sur la langue, tout à fait remarquable, permet au lecteur même non familier de la question d’entrer très rapidement dans le sujet et de se sentir au bout de quelques pages de plein pied dans la réalité du terrain. C’est que Jean-Michel Vernochet n’a pas perdu le souvenir de son expérience de journaliste de guerre et sait mettre à profit ses trente années passées à parcourir le monde pour donner un récit tout à la fois vivifiant et précis des faits et de leurs enchaînements.

Mais le plus intéressant est ailleurs : dans la capacité de l’auteur à mettre en liaison ces événements politiques avec la grande politique – celle qui se dessine loin des caméras, dans les salles de réunion feutrées des conférences internationales ou dans les couloirs discrets des grands palaces internationaux, et qui, de loin en loin, forme la matrice dans laquelle prennent à terme corps dans les événements.

L’analyse met ici en évidence l’importance des réseaux, l’entrelacement des différents systèmes financiers, le jeu complexe des systèmes d’alliances et d’allégeance, le rapport par nature changeant des rapports de force entre Etats, l’inscription des choix géostratégiques dans un contexte politique et économique contraint.

Comme l’écrit l’auteur dans un autre contexte « La crise de 2008 n’a pas cessé de produire ses effets qu’une vague plus énorme encore menace déjà nos économies. Le mensonge des plans de relance et autres faux plans de sauvetage n’aura donc tenu qu’un temps. Après les banques et les bourses, ce sont désormais les États qui menacent de s’effondrer. À la crise immobilière, boursière et financière, a désormais succédé une crise monétaire et budgétaire bientôt susceptible de déboucher sur un authentique krach obligataire…

Une économie de la dette de plus en plus folle ne cesse de créer de nouvelles dépendances et de nouvelles servitudes. Les peuples écrasés sont sommés de s’adapter sous peine de disparaître ou de mourir. À bas bruit, démocratiquement, la matrice financière réinvente l’esclavage aux couleurs de la liberté : liberté de consommer, de jouir, de s’ébahir du spectacle orgiaque des puissants et d’assister en spectateur impuissant, passif et hébété aux jeux de miroir d’une société du spectacle de plus en plus déconnectée du réel. Pris de folie, l’hypercapitalisme ne cesse d’inventer de nouvelles servitudes. Un système d’usure démentiel a transformé l’économie en une sorte de titanesque essoreuse destinée à extraire des rendements financiers de plus en plus élevés…

Conséquence : non seulement notre tissu industriel, mais aussi nos savoir-faire et notre art de vivre sont menacés. Pire : nos écosystèmes et nos ressources vitales sont aujourd’hui en danger. Terres contaminées, forêts détruites, ressources halieutiques en chute libre, océans acidifiés témoignent d’une consternante dégradation de notre biosphère annonciatrice de catastrophes et de guerres à venir. Une crise globale d’une ampleur sans précédent, mêlant paramètres écologiques, géopolitiques, économiques, alimentaires, sanitaires et militaires se dessine sous nos yeux ».

Ce n’est plus dès lors seulement à une simple chronique des événements et des enchaînements factuels mais bel et bien à une élucidation des paradigmes à l’œuvre dans les transformations en cours et des voies trouvées par le système capitaliste pour sortir de l’impasse civilisationnelle dans laquelle il se trouve enfermé que se livre ici l’auteur.

Ainsi Jean-Michel Vernochet s’attache-t-il à longueur de pages à mettre en lumière les liens qui subsistent entre l’entrée en crise du système capitaliste occidental et les transformations violentes qu’induit sa prorogation momentanée par une multitude d’artifices par définition et par essence… provisoires.

En un mot comme en cent, on ne peut donc que recommander la lecture de ce livre dense et précis, empli d’informations précieuses, clair et aisé à lire qui constitue pour le lecteur une mine irremplaçable pour décrypter et comprendre ce qui se joue sous nos yeux au Maghreb et au Moyen-Orient.

David Mascré 30 juillet 2013
Géopolitologue, docteur ès Sciences et docteur ès Lettres

« De la Révolution à la Guerre… Printemps et automnes arabes » 522 pages, 50€ - Les éditions de l’Infini - 61, rue du Jard – 51100 Reims, France - Tél. 33 (0)6 81 88 98 74 / 33 (0)6 63 97 87 26 - Courriel : infini.editions@gmail.com - www.editions-infini.fr

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