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Ce n’est pas ce que le 21e siècle était supposé être

Robert D.Kaplan

mardi 25 mars 2014

Comment la géopolitique alimente en continue le chaos et les conflits des précédentes générations dans le XXe siècle.

A propos de la Crimée, le secrétaire d’ État américain John Kerry a dit « ce qui se déroule c’est un comportement du XIXe siècle en plein XXIe siècle ». Oubliez que le monde est devenu plat, oubliez que la technologie est un vecteur démocratique, oubliez les bontés du droit international. Les territoires et les liens de sang sont les éléments centraux et c’est aussi ce qui fait que nous sommes des êtres humains.

La géographie n’a pas disparu. Les élites globales - meneurs académiques, intellectuels, analystes en politique étrangère, responsable de fondations, courtiers d’entreprises, responsables occidentales - l’ont peut être oublié.
Ce que nous observons c’est la revanche de la géographie : primo le rapport de force Ouest-Est pour le contrôle de l’état tampon ukrainien, secondo dans l’après printemps arabe la fracturation des états artificiels du Moyen-Orient en fiefs ethniques et sectaires, tercio une course aux armes inouïe dans les pays du Sud-Est asiatique qui se disputent des régions maritimes.

La technologie n’a pas rendu obsolète la géographie, elle l’a rendu plus précieuse et même claustro-phobique.

Alors que l’Ouest en est venu à penser les relations internationales en termes de lois et d’accords internationaux, le reste du monde pense encore en termes de déserts, chaînes de montagnes, ports, territoires et mers. Le monde est revenu dans les cartes de l’école primaire où l’on apprend les fondements de l’histoire, de la culture, des religions, et des ethnies - pour ne pas mentionner les rapports de forces sur les routes maritimes et sur les ressources naturelles.
L’après-guerre froide était supposée être sur le terrain de l’économie, de l’interdépendance, et sur les valeurs universelles trompant les instincts nationaux et l’obsession de domination de l’espace géographique. Mais les actions de Poutine trahissent une vérité singulière que les États-Unis doivent se rappeler lorsqu’ils regardent ailleurs dans le monde : les relations internationales sont toujours à propos de qui peut faire quoi à qui.

Le meneur russe a utilisé la géographie à son avantage. Il a agit en accord avec la géopolitique, c’est à dire une bataille à la fois pour de l’espace et à la fois pour de la force dans une zone géographique définie - un concept qui n’a pas changé depuis l’antiquité (et cependant pour lequel beaucoup de diplomates occidentaux font la sourde oreille).
L’époque moderne de l’Europe est supposée être celui de l’Union Européenne triomphant des liens ethniques et des liens de sang, en créant un système légal de Lisbonne à la mer noire, et éventuellement de Lisbonne à Moscou. Mais la longue crise économique de l’Union Européenne a affaibli son influence politique en Europe centrale et de l’Est. Et pendant que les idéaux démocratiques ont fait leurs bouts de chemin pour beaucoup d’ukrainiens, les diktats géographiques rendent pratiquement impossibles pour le pays de s’orienter complètement vers l’Ouest.

Il est assez facile d’oublier que la plupart des acteurs politiques occidentaux et les penseurs ont grandi dans des conditions sans précédent de sécurité et de prospérité, et qu’ils ont été formés dans une époque d’après-guerre froide, dans laquelle les politiques étrangères ont été régulées dans des approches et des règles relativement rationnelles. Les meneurs autres qu’américains et européens ont cette tendance de penser principalement au territoire. Les décideurs occidentaux pensent souvent en termes universels, alors que les décideurs russes, arabes, asiatiques pensent d’une manière plus étroite, c’est à dire celle qui procure un avantage à leurs nations ou à leur groupe ethnique.
Nous voyons s’établir une divergence de perception du Moyen-Orient, que pouvait tout à fait saisir un géographe du XIXe siècle, mais qui est nettement moins intuitif à un conseiller politique de Washington.

Les violences interminables et les répressions dans l’Est de l’Arabie Saoudite, à Bahrein et au Sunnistan (couvrant l’Irak de l’Ouest et la Syrie) sont alimentées par la guerre par procuration entre l’Arabie Saoudite et l’Iran. Et puisque l’Iran développe la plateforme technologique et scientifique pour assembler des armes nucléaires, Israël se trouve de facto en alliance avec l’Arabie Saoudite.

Concernant la partie du monde la plus importante pour les EÉtats-Unis, la région Asie-pacifique est devenue de moins en moins stable. La géographie permet d’en expliquer de nombreuses raisons. La carte du XXIe siècle est similaire à l’ancienne carte de l’Europe évoquant les conflits des précédents siècles.
L’Inde poursuit sa ligne dure de politique étrangère, s’alignant toujours plus sur le Japon contre la Chine.
La Chine devra faire face dans les années à venir à de sévères troubles économiques. La question existentielle sur le futur chinois est plus de l’ordre de ses frontières, que de sa monnaie.

Les économies sub-sahariennes ont vu l’émergence d’une classe moyenne, une forte augmentation de leur population, et aussi la rareté de certaines de leur ressources qui ont exacerbé les conflits ethniques et religieux au cœur du continent notamment en République Centre Africaine et au Sud Soudan.

Vivre dans un monde où la géographie est respectée et non ignorée c’est comprendre les contraintes dans lesquelles travaillent les décideurs politiques. Beaucoup d’obstacles ne peuvent pas être sautés, c’est pourquoi les plus grand chefs d’Etat doivent travailler sur ce qui est possible. La géographie établit un ensemble large de paramètres, et c’est uniquement à l’intérieur de ces liens que l’organisation humaine a une chance de réussir.
De cette façon la société ukrainienne peut devenir prospère, si elle tisse un lien fort et durable avec la Russie vue sa localisation géographique. Le monde arabe peut in fine se stabiliser, mais les forces armées occidentales ne peuvent pas mettre en place des états de droit à des sociétés islamiques complexes et nombreuses. L’Asie de l’Est peut éviter la guerre uniquement en travaillant avec les forces du nationalisme ethnique en jeu là-bas.

Si il y a une bonne nouvelle à trouver, c’est que la plupart des frontières qui sont en train d’être redessinées ou re-soulignées existent déjà à l’intérieur des États. Un profond bouleversement est en cours, et pour la plupart des cas, ça ne devrait pas engendrer d’interventions militaires. Le gigantesque cataclysme humain payé au XXe siècle ne se reproduira probablement pas. La société civile mondiale que les élites ont pensé qu’ils pouvaient construire est une chimère. Les forces géographiques en exercice ne seront pas facilement apprivoisables.
Alors que notre politique étrangère doit se baser sur la morale, l’analyse, elle doit être réalisée avec sang froid, et avec la géographie comme point de départ. En géopolitique, le passé ne meurt jamais, et il n’y a pas de monde moderne.

Voir en ligne : time.com

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