Les faucons poussent des cris d’orfraie
« Rarement un président américain n’a eu autant tort sur autant de sujets […] L’Irak risque de tomber aux mains d’un groupe radical islamiste terroriste, et M. Obama parle du changement climatique. Des terroristes ont pris le contrôle de plus de territoire et de ressources que jamais auparavant dans l’histoire, et il joue au golf. Il semble ignorer avec la plus grande insouciance, ou indifférence, qu’une résurgence d’Al-Qaïda représente un danger immédiat et évident pour les États-Unis ». M. Cheney nous la baille belle. N’était-il pas, en 2003, au premier rang des partisans de l’invasion de l’Irak ? Ce faisant Dick Cheney oublie-t-il les liens organiques existants entre les Services spéciaux américains et « La Base » [Al-Qaïda] ? En Afghanistan dès 1979 [3], en Bosnie, au Kosovo, en Libye, en Syrie sous couleur du Front al-Nosra et de son rival venu d’Irak, l’EIIL, nouveau venu dans l’espace médiatique ?
En fait Cheney reproche à Obama de n’avoir pas négocié un accord spécifique avec le gouvernement irakien pour le maintien de troupes après leur piteux retrait de décembre 2011. Là encore le politicien américain semble ne pas tenir compte d’une substantielle présence américaine assurée sur le sol irakien par quelques milliers de « contractors », autrement dit de mercenaires assurant la sécurité des infrastructures – principalement pétrolières – ou celle de la Zone verte et de son État dans l’État qu’est l’ambassade américaine et de ses approximativement trois mille personnels. Grandiloquent, Cheney préfère accabler l’actuel président qui doit, hélas pour lui, se dépatouiller avec le merdier laissé par ses prédécesseurs, le Démocrate Clinton et les Républicains, Bush père et fils… Au lieu donc de maintenir une force d’occupation, Obama « a abandonné l’Irak et nous assistons à la défaite américaine, arrachée aux mâchoires de la victoire ». Mais quelle victoire ? Celle de la mort à tous les étages de la société irakienne ? Bref un peu élégant crêpage de chignons à Washington, épisode qui en dit long sur le niveau du débat au sommet de l’establishment. Qui est également révélateur de l’indécision, des tiraillements et des contradictions qui sous-tendent des politiques étrangères bâties de bric et de broc. Une incohérence qui aboutit à l’impuissance du serpent hégémonique réduit à s’auto-dévorer : soutenir en Syrie ceux qu’elle va être amenée, volens nolens, à combattre en Mésopotamie.
Malgré tout de fortes lignes directrices existent et perdurent. Ce sont ces constantes – néanmoins variables avec le temps, ainsi les réinterprétations successives de la doctrine Monroe [1823] en fonction des circonstances historiques - qui configurent en gros la politique étrangère des États-Unis… à ceci près que ces « lignes directrices » se trouvent en permanence soumises à la pression d’événements aléatoires susceptibles de les faire dévier de leur trajectoire, au moins temporairement. Ainsi la fidélité ou l’inféodation, envers et contre tous, du gouvernement américain à l’égard de son mentor israélien connaît forcément, conjoncturellement, ses limites, cela quelque soit en Amérique du Nord l’ordinaire omnipotence du lobby judéoprotestant.
Ce serait à ce titre une faute de jugement de croire que les décideurs américains commettent à tout bout de champ des erreurs d’appréciation, qu’ils seraient aveugles ou ignorants. D’abord parce que l’information existe mais qu’elle ne remonte pas forcément toute la hiérarchie jusqu’aux décideurs. Notamment par ce que la « pyramide de commandement et de décision » ne s’encombre en son sommet ni de détail ni de réalité… et que sa lecture des événements – suivant une attitude foncièrement volontariste – est au résolument politique, c’est-à-dire soit dictée par un pragmatisme circonstanciel – pilotage à vue - soit plus en moins empreinte de considérations idéologiques ou… trivialement mercantiles. Autant dire que les états-majors ne tiennent que rarement compte de la réalité dans sa complexité. Les « politiques » ont ainsi largement cessé d’être des stratèges pour se consacrer exclusivement à la combinazione [magouilles], autrement dit aux arrangements, aux compromis voire aux compromissions et aux marchandages, aux arbitrages entre des intérêts concurrents et souvent antinomiques. Ce qui est la moindre des choses dans un monde où tout s’achète et tout se vend et où l’emporte la raison du plus fort, c’est-à-dire fréquemment du plus vicieux.
L’Ukraine des faux cessez-le-feu et vrais cadavres
À trois heures de vol de Paris, le Donbass connaît une guerre qui n’intéresse pas les gens de presse. Sauf pour annoncer des cessez-le feu imaginaires et de vraies-fausses bonnes intentions de paix civile, toujours en trompe l’œil. Peut-être y aura-t-il effectivement, dans les jours à venir, durant quelques heures quelque chose qui ressemblera à un silence des armes… Le temps d’élire le luxembourgeois Jean-Claude Juncker à la tête de la Commission européenne et de négocier une vice-présidence pour le socialiste amphibie Martin Schulz – une sorte de « grande coalition » à l’allemande, mais à l’échelle européenne – et de conclure dans la foulée le partenariat euro-ukrainien tant attendu, préambule à une adhésion complète ultérieure. L’intégration dans l’Otan n’étant pas - tient-on à nous rassurer – encore à l’ordre du jour !
Maintenant parlons un peu human casualties ! Quand il s’agissait en Syrie de décompter les morts en laissant croire qu’il s’agissait exclusivement des victimes de l’atroce régime de Damas – en fait, bien évidemment, des victimes des deux camps - la presse gourmande se repaissait de chiffres d’ailleurs invérifiés. Ici les statistiques n’intéressent plus personne et pourtant ce sont, presque chaque jour par dizaines, voire par centaines, que se dénombrent les cadavres. À entendre nos journaleux le nombre des décès ne dépasserait pas les ceux cents. Notons qu’il faut un sacré cynisme ou beaucoup de mépris de la déontologie professionnelle pour reprendre les données mensongères fournies par les autorités de Kiev et leurs poissons-pilotes de l’Osce et de l’Otan.
Comprenons qu’en Syrie les statistiques de mortalité parmi les opposants se grossissaient des dépouilles des défenseurs loyalistes. Mais d’un côté nous avions de « bonnes victimes » et de l’autre des « mauvaises » non officiellement comptabilisables. Idem en Ukraine mais là, au contraire de la Syrie, nous assistons non à une inflation mais à une vertigineuse déflation du nombre de morts. Car on ne meurt pas, ou si peu, à Donetsk ou à Slaviansk et si c’est le cas, c’est dans un seul camp, celui des terroristes. En Ukraine l’indignation se joue donc à front renversé. Les opposants - russophones, fédéralistes, souverainistes - sont les méchants a contrario des bons rebelles syriens. Quant au référendum présidentiel du 25 mai, il s’agit d’un excellent référendum répondant à toutes les normes de la légalité démocratique selon les critères labellisés UE… en un mot digne de tous les éloges. Même si l’est et le sud du pays se sont généralement abstenus d’y participer ou s’en sont de facto trouvé exclus !
A contrario en Syrie, la consultation du 3 juin au suffrage universel pour l’élection du président syrien - qui a vu la réélection sans conteste de Bachar el-Assad, non seulement en Syrie mais aussi au Liban où ne pouvaient s’exercer les pressions du pouvoir - est elle, « nulle et non avenue » selon la formule tranchante du président Hollande… à l’instar du jugement porté par icelui sur le référendum d’autodétermination de la Crimée !
Au demeurant, la classe politique et médiatique nous a depuis belle lurette habitués à son strabisme divergent à géométrie variable. Souvenons-nous de la guerre de sécession du Kosovo au printemps 1999 : là également les méchants étaient ceux qui n’étaient pas du même avis que la camarilla de Bruxelles et le staff de la Maison-Blanche. Le retour de la Crimée à la terre mère de Russie s’est fait de façon non violente et sur la base du « droit » irréfragable « des peuples à disposer d’eux-mêmes ». Alors ? À quand un référendum sous supervision internationale au Donbass ? Ne fantasmons pas. Cette éventualité n’est que le désir caché de l’ogre Poutine… lequel n’attend que le moment propice pour dépecer la malheureuse Ukraine. Un État composite fait de tous les morceaux possibles et imaginables d’Europe et d’Asie… de l’Ukraine polonaise à l’Ukraine tatare !
L’hypothèque de la sécession du Donbass est loin d’être levée
Un long frisson d’horreur parcourait ces temps-ci la presse social-libérale à l’idée que l’Ukraine ne verse du mauvais côté. Au diapason de cette grande frayeur, les petits messieurs du Quai d’Orsay continuent d’émettre presque quotidiennement un long lamento de douleur et se griffent le visage pour mieux exprimer leur inaudible dénonciation de la Russie et de sa fureur à déclencher une nouvelle Guerre mondiale. Excusez du peu ! Parce qu’enfin soyons sérieux, va-t-on se lancer des missiles balistiques par-dessus mers, montagnes et continents à cause ou en raison de la Crimée ou du Donbass ? Bien sûr que non, même si quelques esprits singulièrement pervers en rêvent en secret.
Fin avril, le Premier ministre intérimaire ukrainien Arseni Iasteniouk, dénonçait à l’occasion d’un conseil des ministres retransmis en direct, les menées russes en Ukraine qui inéluctablement « mèneront à un conflit militaire en Europe… Le monde n’a pas encore oublié la Deuxième Guerre mondiale que la Russie veut déjà en déclencher une troisième » [lefigaro.fr25avr14]. Le même jour, jouant les prophètes de malheur, le Figaro nous expliquait que le long des frontières orientales de l’Ukraine les troupes russes se trouvaient placées en état d’alerte… « 40.000 à 85.000 hommes se livreraient à des “manœuvres” dont la nature réelle, des préparatifs d’invasion, ne trompe personne sur les bords de l’East River [siège de l’Onu] » ! Une estimation de la présence armée russe aux frontières ukrainiennes – l’Occident lui en dénierait-il le droit ? – qui va du simple au double. Ce qui en dit long sur la précision des sources utilisée par le quotidien de l’avionneur Serge Dassault… sans aller jusqu’à dire que ce dernier ne pourrait que se féliciter – car « les affaires sont les affaires » – d’un conflit en Europe orientale. Conflit étant synonyme de casse, c’est-à-dire de renouvellement de matériels et finalement, de carnets de commandes prospères. Or actuellement, après s’être éloignée des abords ukrainiens, les troupes russes sont de retour face à l’Ukraine… pour de nouveaux exercices de grande envergure ! Pour jouer au poker très menteur avec l’Oncle Obama, mieux vaut en effet poser le revolver sur la table !
L’Occident et sa marionnette Porochenko jouent à haut risque
Élu le 25 mai, le 7 juin dans son discours d’investiture devant la Rada [Parlement] le président ukrainien Porochenko, sous couvert d’exprimer son intention de ramener la paix à l’est de l’Ukraine, a en vérité adressé une véritable déclaration de guerre aux fédéralistes et autres autonomistes russophones, et par voie de conséquence indirectement à la Russie elle-même [lesechos.fr7juin14].
« Je jure, de toutes mes forces, de protéger la souveraineté et l’indépendance de l’Ukraine… Je ne souhaite pas la guerre. Je ne souhaite aucune vengeance. Je veux la paix, je veux que la paix advienne… mais nous avons tout d’abord besoin de paix, de sécurité et d’unité ».
Au demeurant « le chef de l’État dispose d’un large éventail de moyens divers lui permettant de maintenir l’intégrité territoriale et la paix civile… L’Ukraine était, est et sera un État unitaire. Le délire fédéraliste ne repose sur aucun fondement en Ukraine. L’intégrité territoriale de l’Ukraine n’est pas négociable. Je viens de prêter le serment par lequel je m’engage “à défendre, en vertu des pouvoirs qui me sont conférés, la souveraineté et l’indépendance de l’Ukraine” et j’entends rester fidèle à ce vœu sacré… La Russie a occupé la Crimée, qui était, est et sera ukrainienne. Hier, lors de notre entrevue en Normandie [lors des cérémonies dite du Débarquement, le 6 juin], c’est en ces termes que je l’ai présentée au président Poutine : la Crimée est ukrainienne. Point final… Il ne saurait y avoir de compromis sur la question de la Crimée, ni sur le choix européen, ni sur la forme de l’État. Mais tout le reste peut être réglé autour de la table des négociations… Je tends la main en signe de paix à… tous ceux qui faciliteront l’instauration de la paix, de l’ordre et de la concorde en Ukraine. À celles et ceux qui ont foi en l’avenir européen de l’Ukraine. Nous sommes un peuple arraché à sa grande Patrie, l’Europe – mais nous revenons en son sein. À jamais, et sans retour en arrière possible » [scythica.fr8juin14].
Résumons ce discours qui est en soi, pour Moscou un casus belli : pas de fédéralisation, pas de statut particulier pour la langue russe en Ukraine, la Crimée est et restera ukrainienne, reddition totale et inconditionnelle des Forces de défense du Donbass. On ne saurait être plus clair !
Double langage orwellien
Chacun, de Poutine et de Porochenko, déclare pourtant vouloir la paix avant toute chose ! Accordons à Poutine d’avoir dans un premier temps retiré ses troupes même si à présent se déroulent de nouvelles et vastes manœuvres précisément à proximité de la frontière du Donbass. Et si, par ailleurs, celle-ci se révèle nuitamment poreuse laissant passer hommes, matériels, provendes et munitions. De son côté l’Ukrainien jure n’avoir rien de plus cher au cœur que la paix, mais de toute évidence il s’agit là de paroles verbales qui ne peuvent tromper que des oreilles distraites… parce que l’on ne peut logiquement vouloir une chose et son contraire.
Cependant ne taxons pas trop vite l’oligarque – qui a bâti sa fortune grâce au chocolat - au pouvoir à Kiev d’irréalisme entaché d’une bonne dose de mauvaise, et pire de duplicité. Sa marge de manœuvre est mince et ses commanditaires intérieurs – tels les forts appétits oligarchiques, en particulier au Donbass où Rinat Akhmetov joue un trouble double jeux [lefigaro.fr21mai14] – ou extérieurs, que nous connaissons bien. Quant au président Poutine, son rôle est de ne pas prêter le flanc à la critique, d’éviter les provocations grossières ou subtiles, et de jouer sur les faiblesses de l’adversaire. Parce qu’au fond, derrière l’intransigeance du président ukrainien, se cache certainement le désespoir de l’impuissance. En fin de compte, Porochenko reste dans son rôle en essayant de se faire plus gros qu’il n’est en fait, en attendant de pouvoir se réfugier dans les jupes de Miss Bruxelles… ce qui doit se faire le vendredi 27 juin. Alléluia !
Enfin pour nous faire une idée de la situation sur le terrain, jugeons sur pièces en prenant par exemple, et à titre d’illustration, une petite tranche normalement saignante de la vie quotidienne au Donbass sous la nouvelle présidence… Lundi 9 juin, frappes aériennes sur Slaviansk : hôpital, écoles, bâtiments administratifs, commerces, résidences sont détruits par les appareils de l’armée ukrainienne, 7000 personnes quittent la ville pour fuir les bombardements. Mardi 10 : le total des personnes fuyant les combats atteint 10 000. Mercredi 11 : annonce par le président Porochenko de l’établissement d’un couloir humanitaire, mais bombardements au phosphore blanc à Semerovka. Jeudi 12 : attentat à Donetsk. Vendredi 13 : combats à Lougansk, l’aéroport est en flammes [bdvoltaire15juin]. Le lendemain de l’annonce par les séparatistes de l’acceptation d’un accord de cessez-le-feu provisoire avec les autorités de Kiev, le 24 juin un hélicoptère militaire Mi-8 ukrainien était abattu près de Slaviansk tuant les neuf soldats présents à bord. Le 29 mai dernier, 12 soldats gouvernementaux avaient trouvé la mort dans des circonstances identiques lors de la destruction en vol d’un appareil du même type. De la même manière, un quadriréacteur de transport de troupe IL-76 avait été descendu le 14 juin à Lougansk, causant le décès d’une quarantaine de militaires gouvernementaux… Après cela l’on dira que la guerre ne fait pas rage à l’Est de l’Ukraine, ou que tous ces événements, sans presque d’importance, doivent être relativisés et remis dans leur contexte !
Une crise majeure menaçant l’équilibre international
La crise ukrainienne est à l’évidence la crise la plus grave que traverse l’occident depuis le blocus de Berlin en 1948, crise qui ouvre l’ère de la Guerre froide. Laquelle culminera avec l’alerte aux missiles soviétiques de Cuba en octobre 1962. Observons que le niveau actuel de conflictualité est caractéristique d’un certain retour au statu quo ante de sourde belligérance entre les deux Blocs, Est et Ouest, cette fois dans un monde non plus bipolaire, mais multipolaire. L’Irak et la Syrie - qu’Israël n’hésite pas à pilonner dans le Golan au premier prétexte venu [4] - complétant le tableau d’une crise à entrées multiples et où s’observe un significatif accroissement des risques d’embrasement général… Ne perdons pas de vue la montée des tensions sur les pourtours, continentaux ou maritimes, de la Chine ! Un monde nouveau, inconnu, en pleine recomposition et où de grandes puissances émergentes battent en brèche les ambitions hégémonique des États-Unis… notamment en ce qu’elles visent à contrôler l’ensemble des régions déterminantes du point de vue des ressources en énergies fossiles ou des espaces de transit. Inutile d’énumérer les zones stratégiques qui, de ce point de vue, jalonnent le continent eurasiatique. Régions qui toutes se situent sur le Rimland, ceinture géopolitique qui enserre la masse continentale de la Mer Noire à l’Hindou Koush, et au centre desquelles se trouvent justement les trois zones de guerre dont il vient d’être question.
Trois crises qui ont en commun l’arrogante incapacité occidentaliste à susciter et soutenir des gouvernements ou des mouvements politiques aptes à bâtir des consensus nationaux en prenant comme point de départ de leurs réflexions et de leurs actions la « nature divisée » des nations en cause [5]
Ce qu’avaient réussi, pour le pire et le meilleur, la dictature communiste en Ukraine et les dictatures baasistes en Irak et en Syrie. État de stabilité auquel le modèle démocratique et libéral - dont l’essence est celle de la corruption et du perpétuel marchandage – n’est pas parvenu… jusqu’à y échouer lamentablement pour la plus grande mise en danger de tous les peuples du Vieux Continent. Car le spectre de la guerre universelle rôde à nouveau au Levant et sur les rives de la Mer Noire menaçant l’Europe de Paris à Vladivostok.
24 juin 2014