Toutes proportions gardées, il n’est pas tout à fait absurde, à quelques nuances près, alors que le président américain taxe la Fédération de Russie de « menace pour le monde » [ria.ru15oct14] et que la présidente lituanienne Dalia Grybauskaité désigne maintenant le Kremlin comme le siège d’un « État terroriste », cela en présence du Secrétaire général de l’Otan, Jens Stoltenberg, d’établir un parallèle entre l’actuelle situation en Europe de l’Est et celle prévalant à l’époque de la crise des Sudètes en septembre 1938. D’ailleurs ne parle-t-on pas de manière réitérée et toujours outrancière de « guerre totale » à laquelle Kiev prétend se préparer [lepoint.fr16nov14] ? Ceci à la suite de propos assez intempestifs émanant du Secrétaire général adjoint des Nations Unies, Jens Andres Toyberg-Frandzen, à l’occasion d’une réunion d’urgence du Conseil de Sécurité, la 26e relative à la crise ukrainienne, convoquée à la demande des États-Unis après des accusations d’incursions militaires russes dans le Donbass… ce dernier s’y était en effet montré « très inquiet du risque d’un retour à une guerre totale » en Ukraine.
Aujourd’hui en 2014, soixante-quinze ans après le grand embrasement mondial, les É-U se montrent une fois encore les artisans d’une guerre profondément déstabilisatrice… mais comme toujours loin de leurs côtes. À l’instar de Delano Roosevelt, chantre de la non intervention en 1939, le président Obama, ci-devant Nobel de la Paix, sait pouvoir compter lui aussi sur un instrument, l’Ukraine et singulièrement sur son président, Porochenko… Arrivé au pouvoir le 21 février 2014 après un coup d’État soutenu par la Commission européenne, par Mme Merkel et la CIA, et plus discrètement par l’une des âmes damnées de la scène internationale, George Soros, l’homme des « Révolutions colorées », au centre de la toile des réseaux subversifs de l’Open Society Foundations [OSF].
M. Obama dispose également du relai européen allemand en la personne de la chancelière allemande, laquelle fit pourtant preuve dans un premier temps d’une notable modération pour aborder la crise de l’est de l’Ukraine… crise d’abord régionaliste, puis fédéraliste et enfin du séparatiste. Désormais Mme Merkel s’est apparemment ralliée - contre l’intérêt même de l’Allemagne, de son économie et de ses industries, de ses approvisionnements énergétiques - à l’inquiétante et radicale lecture des événements vus depuis Washington. Souvenons-nous incidemment que la Pologne fut l’un des pays qui paya le prix le plus élevé au cours de la seconde guerre mondiale… Identiquement l’entrée de l’Ukraine dans la sphère de pseudo coprospérité de l’Union européenne se paiera pour elle, certainement au prix fort. Il en ira peut-être pareillement pour l’Allemagne… même si il n’est ici question que de désastre économique potentiel.
Mme Merkel devrait pourtant avoir à l’esprit que personne ne viendra au secours de l’Europe polono-allemande. Ne pas oublier non plus que l’engagement direct des É-U ne fait plus partie de l’agenda de la Maison-Blanche… ni de celui de ses puppet masters [donneurs d’ordre/commanditaires], lesquels demeurent nécessairement dans l’ombre des pouvoirs régaliens. Comprenons que la stratégie des oligarchies mondialistes évolue désormais vers des guerres par procuration – Libye/Syrie ! – et l’installation d’un chaos durable [Afghanistan/Irak/Syrie] au sein duquel des factions et des groupes rivaux [ethnies/tribus/confessions] sont conviés à s’autodétruire ou bien, la culture du fanatisme aidant, mis en condition de s’entredévorer.
Scenarii de Guerre froide, totale ou universelle
Quelle que soit la forme actuelle du conflit - ou celle qu’il est appelé à prendre - d’ores et déjà une chose est certaine : il ne s’agit pas d’une pas d’une simple guerre civile. Au mieux faudrait-il parler d’une guerre civile internationalisée comme le fut la guerre d’Espagne, laquelle justement s’achève en avril 1939, annonçant et préfigura le conflit à venir entre l’Allemagne nationale-socialiste et le messianisme collectiviste soviétique. Mais alors qu’aujourd’hui l’on parle savamment et techniquement, avec une préciosité jargonnante, de « guerre hybride » ou d’affrontement non-linéaire, il s’agit bel et bien d’une guerre véritable. Certes pour l’heure limitée et encore de relativement faible intensité - 4400 morts en six mois et mille depuis le cessez-le-feu du 5 septembre - appelée cependant à durer avec des risques non exclus d’extension à toute la partie orientale de l’Ukraine suivant un axe Kharkiv-Odessa, en incluant éventuellement la Transnistrie et la Bessarabie… voire au-delà, frontière polonaise, Pays baltes !
Par conséquent un conflit appelé à durer que d’aucuns imaginent « gelé », sorte d’abcès de fixation dans le contexte d’une nouvelle Guerre Froide ! N’appliquons cependant par facilité de vieux concepts à un monde en transformation accélérée. Ajoutons que, quoique plusieurs personnalités soient allées jusqu’à en brandir l’épouvantail, la guerre nucléaire n’est pas, grâce à Dieu, à l’ordre du jour… Même si quelques-uns y songent et s’y préparent [1] - mais espérons-le, toujours dans le cadre d’une doctrine actualisée de la dissuasion… grâce à la mise au point – déjà très avancée - de robots hypersoniques [drones] aptes à délivrer des charges conventionnelles en tous points du globe (à la vitesse de Mach 9, 10 ou 20), dans un délai de moins d’une heure… ceci en faisant fi des frontières étatiques, c’est-à-dire des souverainetés relatives aux espaces aériens, en un mot en dépit et au mépris de toute légalité internationale. Reste que le jour où, d’ici une ou deux décennies, la technique autorisera de faire tomber la foudre depuis la mésosphère, et le cas échéant de vitrifier n’importe quel objectif militaire ou démographique en une douzaine de secondes, alors sans doute faudra-t-il reconsidérer à l’international l’ordre de préséance et l’échelonnage du leadership.
Parce qu’alors, les données élémentaires étant radicalement modifiées, il deviendra nécessaire de repenser de fond en comble les rapports de forces et de soumission … Mais nous n’en sommes pas encore là ! D’autres armes, d’autres paramètres étant entretemps intervenus pour tempérer l’impact des ambitions et des appétits des uns ou des autres. L’amélioration du bouclier suit en principe de près les progrès obtenus en matière de glaive… Pensons ici aux lasers de puissance également en plein développement, en Chine notamment ! Néanmoins on comprendra, au moment où Washington semble vouloir relancer l’installation d’un bouclier anti-missiles en Mer Baltique et en Europe orientale, que M. Poutine – le dos au mur - ne puisse accepter que l’Ukraine - cœur historique de la Russie - devienne, à la suite du Kosovo, une vaste base de l’Otan [2]… Ce que désormais réclame ouvertement la Rada, le Parlement ukrainien ! Or tant qu’une telle exigence, aussi dangereuse qu’irréaliste, sera maintenue la menace d’une guerre « totale » persistera effectivement…
Une guerre globale de bloc à bloc
Toujours est-il que le conflit ukrainien est de toute évidence un conflit de Bloc à Bloc. Bloc euratlantique contre Bloc eurasiatique + BRICS. Que cette guerre qui ne dit pas son nom, renforce la bipolarisation du monde, ce qui, a priori, ne semblerait pas devoir être dans l’intérêt des É-U. Cependant à y regarder de près, dans une perspective à plus long terme, et si l’on hiérarchise bien les objectifs et les priorités – car, de grâce, arrêtons d’imaginer que les états-majors de l’Amérique-monde sont principalement composés de garçons vachers mal dégrossis – l’on voit bien que Washington et Bruxelles poursuivent une politique d’isolement de la Russie. D’ailleurs le mot « isolement » revient souvent, à propos de la Fédération, sur les lèvres des responsables américains, en particulier celles de Joe Biden à Kiev le 21 novembre : ce qui peut apparaître comme une mise en garde est en fait et surtout un aveu d’intention [3] !
Isoler la Russie ou toute autre puissance continentale a été pendant plusieurs siècles l’une des constantes géopolitiques de la diplomatie britannique à échelle européenne [4]… c’est au tour maintenant de la diplomatie armée américaine, mais au niveau continental. De ce point de vue il leur faut tout faire pour bloquer ou au pire, contrecarrer la constitution d’un bloc continental eurorusse. À commencer par découpler l’Europe de la Russie quels que soient les liens commerciaux, industriels, culturels, historiques, ethniques qui les unissent. L’Ukraine, sur les Marches de l’Europe, constitue évidemment l’un des éléments clefs de ce grand jeu. Nous avons là en raccourci la stratégie défendue avec une remarquable constance par Zbigniew Brzezinski depuis trois décennies [5]. C’est aussi le point de vue que George Soros a exposé cyniquement le 23 octobre dernier sous le titre aguicheur de « Plan pour sauver l’Europe ». Or que nous dit en substance ce grand fourrier de guerres civiles ? Que « L’Europe doit mobiliser toutes ses ressources pour financer l’effort de guerre ». Parce que pour le citoyen du monde George Soros [6] « l’Europe est bel et bien en guerre avec la Russie » [latribune.fr23oct14].
Précisant en sus sa pensée à propos de la chancelière Merkel : « L’incohérence est de son côté, pas du mien… [Car] si vous reconnaissez que vous êtes effectivement en guerre, que vous êtes dans une économie de guerre, vous devez mobiliser vos ressources disponibles pour financer l’effort de guerre. Or aujourd’hui l’Ukraine est en première ligne. Si vous la perdez, alors c’est l’Europe qui sera sur la ligne de front et devra combattre pour sa survie. C’est pourquoi j’appelle l’Europe à se réveiller et à faire face à la réalité ».
Si l’on a des yeux pour lire entre les lignes et des oreilles pour entendre les non-dits émaillant les discours des stratèges du chaos prospérant dans les think tanks washingtoniens [fondations et autres centres d’analyse et de prévisions], tous lieux où les appels au meurtre – symboliques - du président Poutine sont quotidiens, ou encore les prises de position de M. Soros, l’on percevra sans difficulté que l’affaire ukrainienne vise ultimement à la déstabilisation de la Russie et au Kremlin, à la chute du pouvoir fédéral. Comme en Syrie dont le renversement du régime baasiste est toujours à l’ordre du jour, avec in fine, l’arrière pensée de déférer ses dirigeants déchus devant une cours de justice pénale internationale… comme ce fut le cas en Yougoslavie pour le président Milosevic après l’affolante campagne de bombardements coalisés du printemps 1999.
Au-delà de la Russie, l’Europe ce corps sans tête
M. Sergueï Lavrov, ministre russe des Affaires étrangère, entre deux sessions de négociations relatives au dossier nucléaire iranien, commence à hausser le ton tandis que la Maison-Blanche se fait porte-parole auprès du Conseil de Sécurité de la propagande toujours plus alarmiste de Kiev… selon laquelle des colonnes comprenant une centaine de chars non immatriculés et des troupes russes anonymisées - 7500 personnels ! - de la Fédération auraient ainsi franchi la frontières pour participer aux combats de l’Est ukrainien. Zone où se trouvent déployés 112 observateurs internationaux de l’Osce… qui ne semblent pas avoir vraiment apporté quelque preuves tangibles que ce soit pour étayer ces accusations [i24news.tv22nov14].
Bref, à Moscou M. Sergueï Lavrov, tout en fustigeant sévèrement « la logique pervertie » des dirigeants américains qui instrumenteraient l’État islamique pour renverser le régime de Damas [7] [AFP22nov14]… ajoute dans la foulée que l’intention à peine dissimulée de l’Occident est de chercher, de la même façon, à provoquer un changement de régime en Russie par le biais des sanctions prises eu égard au conflit ukrainien… « L’Occident a montré sans ambiguïté qu’il ne cherche pas à forcer la Russie à changer sa politique mais qu’il veut obtenir un changement de régime… Les États-Unis et l’Union européenne ont, en réponse à la crise ukrainienne, mis en place à l’encontre de Moscou les sanctions les plus sévères depuis la fin de la guerre froide, visant les secteurs de l’énergie, de la Défense et des finances. Ces sanctions n’ont rien de commun avec les sanctions qui ont visé la Corée du Nord ou l’Iran qui ont, elles, été calculées pour ne frapper que l’élite et ne pas causer de dommages dans la sphère sociale et l’économie » [AFP22nov14].
Ne refermons pas ce dossier sans conclure que du seul point de vue exposé ci-dessus, l’entrée de l’Ukraine dans l’Union européenne, certes par la petite porte, et son intégration envisageable dans l’Otan, sont autant de voies devant conduire à l’affaiblissement programmé de la Fédération de Russie… et consécutivement à celui de l’Europe réelle à partir de là amputée de ses dépendances asiatiques ! En ce qui concerne la Russie, cette politique d’affaiblissement commence par la diabolisation et le discrédit consécutif - intérieur et extérieur – qui frappe maintenant sa classe dirigeante. Tout en étant encore loin d’être tout à fait parvenus à leurs fins, les occidentalistes escomptent à terme parvenir à une marginalisation économique, diplomatique de la Russie… Ceci avant de la réduire – lorsque les oppositions libérales et pro-occidentales auront évincé l’actuelle direction, si elles y réussissent - à la condition de simple pourvoyeuse du marché mondialisé en énergies fossiles. Un type d’économie assimilable à celui des pétromonarchies et un projet assez semblable à celui qu’a tracé le Département d’État pour l’Iran, la méchante querelle du nucléaire n’étant qu’un prétexte transparent pour ramener Téhéran dans le droit fil du nouvel ordre économique mondial et du Marché universel, dont l’avancée et la logique sont inexorables.
Quant à savoir si l’aboutissement de ce grand dessein – un ours russe aux griffes rognées et aux crocs souverainistes limés – se fera au profit de l’Europe ? Rien n’est moins sûr ! Une Europe elle aussi affaiblie au bord de l’éclatement régionaliste ne sera au bout du compte que l’appendice périphérique de l’immense zone de libre échange euratlantique TAFTA [Trans-Atlantic Free Trade Agreement] qui se négocie en ce moment même dans le plus grand secret démocratique entre Washington et Bruxelles. Que dire finalement de plus quant à cette « Grande Europe », corps sans tête marqué par l’impuissance, indéfiniment malade voire inguérissable à cause ou en raison d’agrandissements successifs ab libitum destructeurs de toutes identités ?
Une expansion totalement étrangère aux intérêts les plus immédiats, les plus vitaux, les plus concrets des Européens ! Demain, après l’Ukraine ce sera le tour de la Moldavie, viendra la Géorgie, puis l’Azerbaïdjan avec ce Donbass bis que constitue le Haut Karabakh. Contrairement aux accusations, ce n’est donc pas la Russie qui se montre « déterminée à étendre son territoire et à imposer son pouvoir sur le continent eurasien ». Dans les faits, sauf à refuser de voir l’évidence, c’est bien l’Otan - en clair Washington, New-York et Chicago - qui avance vers le Caucase à marche forcée pour le plus grand préjudice confondu de la Fédération de Russie et de l’Europe réelle. Une inversion accusatoire que bien peu pensent à souligner et à dénoncer tant la répétition inlassable des mêmes arguments, aussi fallacieux soient-ils, finit par modifier la perception des faits et des choses et par conséquent, à falsifier la réalité elle-même.
Léon Camus 23 novembre 2014