Comme cela est si bien dit dans les quelques lignes qui précédent, « le Yémen subit une guerre effroyable qui ne dit pas son nom » ! Guerre d’autant plus effroyable que ces événements sont l’objet dans la presse internationale, comme de la part des chancelleries occidentales, d’une « censure d’une extrême gravité ». Censure implicite qui ne dit pas non plus son nom. En conséquence de quoi, c’est toujours avec un peu d’émerveillement que l’on relèvera à propos des guerres qui font rage au Proche-Orient, les différences de traitement de l’information selon les cas.
Ainsi avons-nous tous été témoin de l’émoi qui s’est emparée des médias quand les troupes de l’État islamique, Daech, se sont approchées puis emparées des élégantes ruines de Palmyre. Ou lorsqu’il s’est agi d’Hatra, au sud de Mossoul, ou du monastère de Mar Benam à proximité de Karakosh au nord de Mossoul (Mar Benam contenait l’une des plus riches bibliothèques syriaques au monde), détruit à la mi-mars par l’État islamique (TheIndépendant21mars15)… ou encore du sanctuaire arménien de Deir Ez-Zor dépositaire des archives de l’holocauste de 1915, mémorial annihilé un mois plus tard, en avril, dans l’indifférence la plus absolue. Il faut d’ailleurs chercher longtemps sur Google pour trouver trace de ces exactions principalement révélées par le discret truchement des réseaux sociaux. Dans la pratique ces informations n’ont fait qu’effleurer les couches les plus superficielles et les plus averties de l’opinion. Et il en va de même au Yémen où les équipes occidentales de télévision ne se bousculent pas. Car nous avons, à l’évidence, avec le conflit yéménite, une sorte d’angle mort de la géopolitique, une zone d’ombre à peine imperceptible aux yeux non avertis, toujours en marge des péripéties affectant la Fédération mondiale de football… un point aveugle dont ni le traitement par les médias, ni le volume ne peuvent à aucun moment se comparer à ceux consacrés aux naissances princières.
Pour illustrer les carences de l’information – défaillances la plupart du temps assurément délibérées - nous avons pris trois exemples significatifs parmi beaucoup d’autres dans les zones de conflit d’Irak et de Syrie, mais c’est parce que ces exemples sont a priori caractéristiques d’une attitude générale… L’omerta n’est en effet rompue que lorsque des actes criminels affectent le domaine archéologique et patrimonial universel. Faits dont la gravité exclut d’être intégralement passée sous silence. De la même façon le conflit yéménite - autrement oublié – a été fugacement évoqué ces jours derniers en raison des bombes que l’aviation de Riyad a larguées sur un quartier de Sanaa inscrit à l’inventaire de l’Unesco parmi les trésors architecturaux de l’humanité (nytimes.com/2015/06/13). Un épisode déplorable qui a traversé l’espace médiatique à la vitesse d’un météore. Fait qui a fortiori n’a suscité aucune indignation intempestives chez ceux qui s’effrayaient hier encore de l’avancée de l’État islamique au milieu des champs de vieilles pierres. Il est vrai qu’un voile pudique – ignorant les morts et les dévastations - entoure les événements du Yémen depuis l’ouverture de ce nouveau front de guerre.
La guerre oubliée
Reste à dire ce que la presse tait avec beaucoup de constance. À chacun, autant que faire se peut, de reconstituer les parties manquantes du puzzle, de trouver les pièces absentes pour cause de défection médiatique. A minima, il suffit de prendre un peu de hauteur, d’élargir l’horizon critique à l’ensemble des champs de batailles du Proche Orient et à partir de là des lignes directrices commencent à se dessiner assez nettement.
En premier lieu notons que la dynastie des Séoud est engagée – avec des armes et des équipement américains - simultanément sur plusieurs champs de bataille : Irak, Syrie, Yémen, y poursuivant des objectifs géopolitiques qui lui sont propres, mais qui doivent cohabiter et se concilier avec ceux plus spécifiques de ses alliés américains et israéliens. Sous cet angle le Yémen est un magnifique cas d’école mettant crument en évidences les forces géopolitiques à l’œuvre dans la Péninsule arabique. Alors que voyons-nous après avoir écarté l’habillage médiatique travestissant et trahissant sans vergogne la triviale réalité… ne serait-ce que par omission, défaut d’information ? Nous constatons que l’intervention séoudite ne vise qu’à briser la résistance anti Daech et anti al-Qaïda. Un tâche qu’accomplit de la même manière la Turquie au nord du Croissant fertile. Ceci revient à dire qu’au Yémen comme sur le front de guerre syrien, le parrain officiel – cependant caché aux yeux des opinions occidentales - des mouvements et des armées takfiristes n’est autre que Riyad allié de Washington, de Tel-Aviv [1]… et de Paris. La boucle est bouclée. Remarquons que ce ne sont ni le ministre de la défense séoudien, le prince Mohammed ben Salmane, ni le Roi Salman Ben Abdel Aziz qui ont annoncé l’entrée en guerre de Riyad au Yémen, mais le représentant de la monarchie à Washington. Un fait parlant en soi.
Une guerre internationale présentée comme une guerre civile
Bref, que dissimule le travestissement et pire, l’occultation de ces événement par la presse euratlantiste. Le Yémen est aujourd’hui le théâtre d’une guerre qui opposent les milices chiites houthis d’Ansar Allah aux troupes wahhabites de Daech et d’Al-Qaïda dans la Péninsule arabique (AQPA)… dont les médias – toujours eux – évitent prudemment d’évoquer trop précisément les exploits sanguinaires et surtout, les soutiens logistiques ! Parce qu’enfin il faut regarder les choses en face : le potentiel offensif de l’État islamique surpasse de loin, de très loin celui dont devrait normalement disposer des milices combattantes même abondamment nanties des pétrodollars tirés des trafics illicites de brut via la Turquie [2].
Aujourd’hui Daech contrôle de vastes territoires couvrant plusieurs de dizaines de milliers de kilomètres carrés, la moitié du territoire syrien et un tiers de l’Irak. Zones qu’il parvient non seulement à défendre militairement, tout en disposant des moyens nécessaires à une efficace administration des zones occupées ainsi que de leurs populations, et cela tout en poursuivant par ailleurs des offensives à large échelle. Dans ces conditions comment Daech assure-t-il la satisfaction de ses besoins logistiques, tant civils que militaires ? Des questions sans réponse qui ouvrent d’intéressantes perspectives transposées au conflit yéménite. Or celui-ci devrait s’éclairer d’un jour nouveau si l’on précise que les ravitaillement logistiques en Irak et en Syrie proviennent de deux côtés : au Nord, de la Turquie islamo-kémaliste, pilier oriental de l’Alliance atlantique, et au sud-ouest, via la Jordanie et l’Arabie, ces deux grands alliés des États-Unis [3]. Il est loisible d’imaginer l’importance des convois quotidiens requis pour maintenir le niveau de belligérance des troupes de Daech et d’al-Nosra à un tel étiage depuis un an. Notons au passage que de fortes quantités d’armes ont été acheminées vers les lignes de front qui ont été prélevées dans les arsenaux de l’ex Jamahiriya libyenne ou abandonnées par l’Otan après la chute du régime en octobre 2011, armes expédiées en Turquie puis en Syrie pour enclencher l’actuel conflit international sous couvert de guerre civile (wordpress.com/2015/06/12). La guerre contre Kadhafi aura au moins servi à cela : faire la guerre à Damas [4].
Une guerre idéologique et non confessionnelle
Maintenant, a contrario de ce que déclarent les grande presse occidentaliste officielle et officieuse, précisons que les rebelles houthis ne sont pas mus a priori par des mobiles confessionnels, mais seraient davantage motivés par l’intérêt national. Les chiites houtis, autrement appelés zaïdites [5], représentent environ 33 % des 25 millions de yéménites et se veulent en effet d’abord panarabes, ce qui leur permet de bénéficier du soutien ou de la sympathie d’une forte portion de l’armée nationale, de la Garde républicaine et de certaines tribus sunnites. Fait qui explique en outre leurs succès militaires. Nous devons à ce sujet observer que le régime séoudien s’efforce de partout d’effacer les derniers vestiges du nationalisme arabe qu’incarne encore peu ou prou au Yémen l’Ansar Allah, au Liban le Hezbollah et en Syrie, le Baas. Le Proche-Orient étant le théâtre d’une confrontation où depuis 1945, deux idéologies, le sionisme et le wahhabisme, se sont liguées pour venir à bout des nationalismes arabes*. Ce à quoi elles sont déjà parvenues en Irak et en Libye, et partiellement aujourd’hui en Syrie et au Yémen.
Dans cette occurrence, le royaume séoudien a, au cours de l’histoire récente, souvent témoigné du souci constant d’isoler et de brimer, les zaïdites, autant pour leurs tendances nationalistes que pour leur confession jugée mécréante au regard du fanatisme wahhabite. L’Arabie a ainsi financé au cours de ces dernières années la construction de quelque 5 000 mosquées à travers le pays. Lieux de cultes où se sont développées l’intolérance religieuse et une défiance intercommunautaire inconnue jusqu’alors au Yémen.
Toujours dans le même ordre d’idée, lors des « Printemps arabes », les Séoud par le truchement de l’Initiative du Golfe, s’étaient employés à organiser un renouvellement du pouvoir, lequel devait s’accompagner et justifier d’un redécoupage administratif du pays. Restructuration dont la finalité était la marginalisation politique des zaïdites. Ceux-ci se sont donc insurgés contre le projet et c’est seulement lorsque la situation a évolué en leur faveur, que Riyad s’est vue contrainte de se démasquer et d’entrer en lice (lorientlejour.com7mars15).
Il est clair que l’Opération Tempête décisive lancée par Riyad le 26 mars 2015 avait pour objectif principal d’écraser les zaïdites d’Ansar Allah [Ansarullah] afin notamment de les empêcher d’atteindre Aden et le détroit stratégique de Bab el-Mandeb. Détroit qui, à l’instar de celui d’Ormuz sur le Golfe, constitue l’un des points ultra névralgique du transit pétrolier mondial (opex360.com23mars15). Car si Bab el-Mandeb tombaient aux mains d’Ansarullah, une lourde hypothèque se mettrait alors à peser à la fois sur les flux pétroliers et sur la production du royaume soit 10 millions de barils/jour. Surproduction qui a eu pour effet de casser les cours mondiaux du brut et dont on sait les effets délétères sur les économies de la Russie et de l’Iran. Nous commençons ici à entrevoir que les enjeux liés au conflit yéménite débordent largement le cadre strictement régional et vont jusqu’à s’inscrire dans le cadre d’une nouvelle confrontation Est/Ouest.
Une guerre contre l’Iran et la Russie
En ce qui concerne l’Iran, il est effectivement question de réduire son influence régionale et la lutte contre Ansar Allah en est l’un moyen… Au même titre que la prise de Mossoul par Daech le 10 juin 2014, il s’agit de briser l’arc chiite et d’abord l’axe reliant Téhéran à Beyrouth via Bagdad et Damas. Ajoutons que de ce point de vue le Yémen peut être considéré comme la première victime de l’accord relatif au programme nucléaire iranien en cours de négociation entre Washington et Téhéran. Accord qui doit, ou devrait, être finalisé avant le 30 juin. Un accord dont évidemment ni Riyad ni Tel-Aviv ne veulent à aucun prix.
Pourtant à la veille du Jeûne du ramadan, les dirigeants séoudiens, malgré leur puissance de feu et leur suprématie aérienne, se voyaient contraints d’admettre l’échec de leurs opérations Tempête décisive et Retour de l’espoir, cela malgré trois mois de pilonnages intensifs et de destructions massives. Pour sauver la face des dirigeants wahhabites, le Secrétaire général de l’Onu, Ban Ki-moon, a dû voler au secours de Riyad en réunissant à Genève une seconde conférence de dialogue inter yéménite… Sans qu’au départ Ansar Allah y ait été invité sous la pression des séoudiens qui considèrent la milice houthi comme « négligeable »… quoique celle-ci ait conquis la majeure partie du pays, soit six provinces du sud et du centre du pays et qui avancent au centre-est dans les sanctuaires d’Al-Qaïda… après avoir accessoirement abattu trois aéronefs de la coalition, un hélicoptère de combat Apache, et deux chasseurs bombardiers, l’un soudanais, l’autre marocain (lorientlejour.com23mai15). Au final, les pourparlers de Genève organisés sous l’égide des Nations unies sont achevés le 19 juin (Reuters) sans qu’aucun accord n’ait été trouvé.
Une dernière remarque. Cette conquête par les Houthis de la presque totalité du territoire yéménite aurait dû en principe permis, en l’absence d’intervention de la coalition conduite par Riyad, d’éradiquer al-Qaïda particulièrement actif au Yémen. Une ingérence par voie de conséquence, éminemment révélatrice des véritables buts de guerre séoudiens, ceux-ci apparaissant comme étant en totale contradiction d’avec la participation du royaume à la prétendue coalition anti État islamique pilotée par Washington. Une intervention au Yémen au demeurant soutenue par une Résolution du Conseil de sécurité du 14 avril 2015 à l’initiative du Conseil de coopération du Golfe (CCG) [6] , mais présentée par la Jordanie (R2215/16 - Chapitre VII de la Charte des Nations Unies), qui a rendu licite au regard du droit international des bombardements massifs et ravageurs sous couvert « d’un arrêt des combats applicable à toutes les parties » leur enjoignant fermement de cesser « toute nouvelle action unilatérale ». On voit immédiatement le danger que représente ce type de situation et la facilité avec laquelle se trouve désormais détournée la légalité internationale depuis le précédent libyen, au profit de jeux et d’enjeux géopolitiques régionaux et globaux, cela sans que les médias ne daignent en souffler mot. Le silence en pareil cas devenant une arme de guerre parmi beaucoup d’autres.
Jean Michel Vernochet 15 juin 2015
* Thèse développée dans « Les Égarés » [Sigest2013].