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La peur structurante de l’épidémie par Jacques Attali

jeudi 29 avril 2021

Jacques Attali : « Face à un grand choc, il faut aller à l’essentiel, être utile aux autres »

Au moment de la grippe H1N1, vous disiez le 6 mars 2009 dans une chronique parue dans l’Express : « l’Histoire nous apprend que l’humanité n’évolue significativement que lorsqu’elle a vraiment peur ». Réutiliseriez-vous les mêmes termes aujourd’hui ?

Malheureusement, oui. C’était une constatation malheureuse que l’humanité en général n’avance que par la peur et non par la raison. Par exemple, il aurait fallu créer la Société des Nations avant la Première Guerre mondiale en ayant peur qu’elle se déclenche, mais nous l’avons créée après, parce que la peur avait déclenché la raison.

Avancer par peur
Une pandémie majeure ferait surgir la prise de conscience de la nécessité d’un altruisme, au moins intéressé.

Par Jacques Attali le 06/05/2009 à 10:23

L’Histoire nous apprend que l’humanité n’évolue significativement que lorsqu’elle a vraiment peur : elle met alors d’abord en place des mécanismes de défense ; parfois intolérables (des boucs émissaires et des totalitarismes) ; parfois futiles (de la distraction) ; parfois efficaces (des thérapeutiques, écartant si nécessaire tous les principes moraux antérieurs). Puis, une fois la crise passée, elle transforme ces mécanismes pour les rendre compatibles avec la liberté individuelle et les inscrire dans une politique de santé démocratique.

La pandémie qui commence pourrait déclencher une de ces peurs structurantes.

Si elle n’est pas plus grave que les deux précédentes frayeurs de ces quinze dernières années liées à un risque de pandémie (la crise de la vache folle en Grande-Bretagne et celle de la grippe aviaire en Chine), elle aura d’abord des conséquences économiques significatives (chute de l’activité des transports aériens, baisse du tourisme et du prix du pétrole) ; elle coûtera environ 2 millions de dollars par personne contaminée et fera baisser les marchés boursiers d’environ 15 % ; son impact sera très bref (lors de l’épisode de la grippe aviaire, le taux de croissance chinois n’a baissé que pendant le deuxième trimestre de 2003, pour exploser à la hausse au troisième) ; elle aura aussi des conséquences en matière d’organisation (toujours en 2003, des mesures policières très rigoureuses ont été prises dans toute l’Asie ; l’Organisation mondiale de la santé a mis en place des procédures d’alerte à l’échelle planétaire ; et certains pays, en particulier la France et le Japon, ont constitué des réserves considérables de médicaments et de masques).

Si l’épidémie est un peu plus grave, ce qui est possible, puisqu’elle est transmissible par l’homme, elle aura des conséquences véritablement planétaires : économiques (les modèles laissent à penser que cela pourrait entraîner une perte de 3 trillions de dollars, soit une baisse de 5 % du PIB mondial) et politiques (en raison des risques de contagion, les pays du Nord auront intérêt à ce que ceux du Sud ne soient pas malades, et ils devront faire en sorte que les plus pauvres aient accès aux médicaments aujourd’hui stockés pour les seuls plus riches) ; une pandémie majeure fera alors surgir, mieux qu’aucun discours humanitaire ou écologique, la prise de conscience de la nécessité d’un altruisme, au moins intéressé.

Et, même si, comme il faut évidemment l’espérer, cette crise n’est pas très grave, il ne faudra pas oublier, comme pour la crise économique, d’en tirer les leçons, afin qu’avant la prochaine - inévitable - on mette en place des mécanismes de prévention et de contrôle, ainsi que des processus logistiques de distribution équitable des médicaments et de vaccins. On devra, pour cela, mettre en place une police mondiale, un stockage mondial et donc une fiscalité mondiale. On en viendra alors, beaucoup plus vite que ne l’aurait permis la seule raison économique, à mettre en place les bases d’un véritable gouvernement mondial. C’est d’ailleurs par l’hôpital qu’a commencé en France, au xviie siècle, la mise en place d’un véritable Etat.

En attendant, on pourrait au moins espérer la mise en œuvre d’une véritable politique européenne sur le sujet. Mais, là encore, comme sur tant d’autres sujets, Bruxelles est muet.

j@attali.com
Jacques Attali

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