Bullshit jobs
Ils sont jeunes et ont débarqué dans le monde du travail en découvrant l’enfer de ce que l’on appelle les « bullshit jobs ». Remplir des tableaux Excel, démarcher des clients à longueur de journée ou exécuter des tâches aux noms anglicisés, sans même comprendre ce qu’on leur demandait. Témoignages.
Ils sont jeunes et ont débarqué dans le monde du travail en découvrant l’enfer de ce que l’on appelle les « bullshit jobs ». Remplir des tableaux Excel, démarcher des clients à longueur de journée ou exécuter des tâches aux noms anglicisés, sans même comprendre ce qu’on leur demandait. Charles et Mathilde racontent ce qu’ils ont vécu, entre Paris et Berlin, avant de démissionner, épuisés par tant de non-sens.
Charles était journaliste free lance jusqu’en 2016 avant de se reconvertir dans le marketing. Contrairement aux rémunérations de son ancien travail, le salaire dont on lui parle est plus conséquent. L’idée germe en lui après en avoir discuté avec une amie.
Je me suis vraiment dit que mon amie était dans le vrai et que j’étais dans l’errance.
Sans avoir de formation, Charles devient ainsi chargé d’études qualitatives dans un institut. Lors de son premier jour, il est volontaire et motivé. On lui demande de faire un benchmark, une recherche internet.
On m’a dit : « Un benchmark, c’est simple : tu colles les images, tu colles les mots. Ça doit aller très très vite. » Tout devait aller très vite. Il fallait être toujours à fond, être très efficace.
Charles réalise beaucoup d’interviews pour son travail, et beaucoup de travail vain, qu’il a à cœur de faire correctement. Mais, très rapidement, il prend conscience de l’inanité d’un tel emploi :
Quand j’étais devant mon ordinateur, j’étais dans des abîmes de perplexité.
La désillusion progresse quand un de ses amis lui a « torché » son travail en cinq minutes, un week-end. Et ce bâclage n’est pas sans lui évoquer une autre anecdote :
Un jour, notre directeur d’études est venu. Il a dit : « Bon, là on a un truc, le budget n’est pas terrible, faut le faire rapidement. Donc on va faire ce qui s’appelle « chier propre » : et tu sais ce que ça veut dire ? Ça veut dire qu’on va faire de la merde, mais sans éclaboussure. »
Le temps passe et Charles éprouve le vertige du néant. Les insomnies et les crises d’angoisses se multiplient, jusqu’à une séance de sémiologie. Lors d’un rendez-vous chez le médecin, il apprend qu’il a développé un zona.
Je suis sorti de là avec des neuroleptiques.
Depuis, l’ancien journaliste s’est réorienté, pour trouver un métier utile et plus gratifiant…
En 2011, alors qu’elle est âgée de 23 ans, Mathilde s’installe à Berlin sans avoir d’idées fixes quant à son avenir professionnel. Son premier job dans une start up relève, dit-elle, du hasard. Elle fait alors ses premiers pas dans un open space en tant que free lance.
Personne n’avait vraiment pris le temps de m’accueillir. J’avais des consignes par mail alors que la personne qui devait m’accueillir était là, dans l’open space.
J’étais « success custom manager ». On était en charge de la satisfaction client, en fait. C’était déguisé sous un terme exagérément positif et bienveillant. J’avais un job de commerciale sans aucune formation, je devais appeler des gens. C’est un travail ingrat, inintéressant. On appelle des gens qui ont d’autres choses à faire, qui n’ont pas envie de vous parler ; on se fait jeter, on remplit des bases de données.
Hautement déçue, Mathilde profite de son statut de free lance et part au bout de dix jours. Elle signe ensuite un nouveau contrat dans une boîte spécialisée en design et matériaux. Pour 1400 euros brut par mois, elle est « content manager » - elle gère le contenu du site internet français. Là encore, c’est la désillusion : tâches répétitives, déceptions.
Dans toutes les start-ups ou j’ai été, tout ce que j’ai fait était des bullshit jobs : écrire des newsletters pour vendre un produit absolument inutile, remplir des bases de données de fichiers clients, faire du copier-coller toute la journée pendant neuf heures, appeler des clients pour vendre des produits dont ils n’ont pas besoin.
Mathilde se rappelle avoir craqué maintes fois :
Cela n’avait aucun sens, ni pour moi ni pour les autres. J’avais un BTS de communication visuelle, j’étais graphiste. Et je me demandais pourquoi j’avais fait des études. On finit par se sentir bon à rien, sans perspective, car tout ça se répète.
Vient un moment où ses deux collègues et elle décident de démissionner en même temps. Ils dénoncent, entre autres, les techniques de management et la surveillance abusive :
Je sentais qu’on était tous comme des clowns : on devait travailler sur notre image, se mettre en avant, et tout ça nous avait profondément écœurés.
Le PDG reçoit leur demande. Au moment de prendre la porte, les trois anciens employés se sentent libérés de cette « servitude volontaire »…
Et vous, parlez-vous « bullshit » ?
Dans le nouveau monde du travail, on jargonne beaucoup. Mais pour dire quoi, exactement ?
« Ne recule jamais. Soit tu avances, soit tu prends de l’élan. » Nelson Mandela ? Non, Gregory Logan, « entrepreneur et speaker », selon sa biographie. Depuis qu’il a quitté les bancs de l’école, il y a seulement cinq ans, il aurait, en bon « autodidacte endurci », déjà lancé cinq start-ups, rencontré plus de 3 000 entrepreneurs en Europe et apporté son « aide » à « plusieurs personnalités et entreprises ».
Son secret ? Une motivation à toute épreuve, qu’il aime mettre en scène sur les réseaux sociaux.
Entreprendre est une aventure, certes. Vieille comme le monde même. Sauf que depuis quelques années cette aventure vous fait voyager dans une contrée étrange où se pratique une langue exotique. Ce langage que semble maîtriser à merveille Gregory Logan et tant d’autres avec lui ? Le parler bullshit. Non pas au sens de Laurent Wauquiez qui se vantait, il n’y a pas si longtemps, devant quelques étudiants lyonnais, de le pratiquer à chacun de ses passages sur les plateaux télé. Non pas au sens, non plus, d’Emmanuel Macron : « That’s bullshit ! », a-t-il lancé lors d’une récente allocution à l’université George Washington.
Non, ce parler bullshit fait plutôt référence à ces bullshit jobs (littéralement ces « boulots à la con ») identifiés par l’anthropologue David Graeber et qui désignent les travaux de bureau qui auraient pour principale vertu, selon lui, de maintenir l’emploi car, en fait, sans intérêt réel pour la société. Une langue en perpétuel mouvement qui mélange généreusement anglicismes, vocabulaire managérial et expressions que l’on croyait réservées aux livres de développement personnel. A tel point que certains s’amusent aujourd’hui à parodier cette novlangue.
- « Un ami a appris qu’il avait un cancer. Ses proches ont pleuré... Moi, je l’ai félicité ! C’est une nouvelle aventure qui s’ouvre à lui, bien au-delà de sa zone de confort. Il en ressortira grandi et inspiré », parodie sur Twitter Guillaume 300 %Natas, qui a lui-même monté plusieurs boîtes ces dernières années.
« Certaines personnes publient des messages de ce type en permanence, au premier degré, explique-t-il. Mais j’ai beau chercher, je n’arrive pas à comprendre ce qu’ils font vraiment. »
« Drivé par le positivisme »
Dans le monde du travail qui parle « djeun’s » en général, et l’univers des start-ups en particulier, ces influenceurs et leur tics de langage sont pourtant à la mode. Certains ont même fait de ce parler bullshit leur marque de fabrique, comme Maxime Barbier, patron de MinuteBuzz, le « réseau de divertissement français le plus puissant auprès des millenials ». Sur les réseaux sociaux, la biographie du trentenaire tient en une phrase, assez peu descriptive de ses fonctions : « Just a cool guy trying to make people happy » (« Juste un mec cool qui essaie de rendre les gens heureux »). Mais il se montre bien moins avare en mots lorsqu’il s’agit de donner des leçons de vie.
Hyperactif sur le web, il publie pêle-mêle des vidéos dévoilant des tips pour « vivre le living office » ou une démonstration de street-workout réalisée entre une grosse « réunion strat » et du « LEAN tout l’après-midi ». Vous n’avez rien compris ? C’est normal. Dans une interview accordée au magazine Society, il tente d’expliquer sa philosophie. « Quand tu veux, tu peux, il faut se battre, et c’est quand même plus sympa quand t’es de bonne humeur. » Persuadé « d’inspirer le plus grand monde », Maxime Barbier, qui est moqué par le milieu, se dit « drivé par le positivisme ».
« Ces mecs se montrent toujours actifs, jurent que leurs 200 employés sont tous très heureux, mais c’est du flan, du bullshit », s’énerve Guillaume Natas. Pour le jeune entrepreneur, cette attitude est même dangereuse : « Faire croire qu’il suffit d’être ’audacieux’ ou de ’sortir de sa zone de confort’ pour réussir, c’est bien gentil, mais monter sa boîte, ce n’est pas si simple. » « Leur seul stress est de performer (sic) sur leurs projets. Ils oublient que certains doivent aussi réfléchir à comment remplir leur frigo », abonde Maxime, un startupper français de 27 ans. Mathilde, installée à Londres depuis plusieurs années, a même appris au fil du temps à s’en méfier. Pour elle, « il est nécessaire de différencier ceux qui créent de la valeur et ceux qui ne font que parler ». D’autant plus que, parfois, derrière les grands mots se cache la précarité.
Tous managers
Mathilde Ramadier, expatriée, elle, à Berlin, en a fait l’amère expérience. Dans Bienvenue dans le nouveau monde, comment j’ai survécu à la coolitude des start-ups, elle raconte ses premiers pas dans une « jeune pousse ». Son bullshit job a un intitulé à faire saliver un étudiant tout juste diplômé. Mathilde a été engagée en qualité de « country manager », c’est-à-dire responsable du développement de l’entreprise en France. Un poste pour lequel la boîte exige un profil trilingue et bac+5. Mais ça, c’est sur le papier. Dans les faits, elle alimente le futur site de l’entreprise en français, en compilant des données, pour 960 euros brut par mois. « Un travail de stagiaire », résume la bédéiste, qui précise que le site n’a jamais vu le jour.
Car dans ces entreprises, où flotte l’illusion d’une organisation horizontale, presque tout le monde à un poste de « manager ». « Même pour les postes peu qualifiés », confirme Mathilde, qui s’apprête à publier Vous n’espériez quand même pas un CDD ? « D’ailleurs, poursuit-elle, on n’y est pas ’responsable administratif’ ou ’hôtesse d’accueil’, mais ’office manager’ ». Les bullshit jobs imposent donc un parler bullshit, mais aussi des bullshit cartes de visite.
« Tu vas le schtroumpfer où ton business model ? »
« Entre jargon et bullshit, [il y a] une frontière (très) fine », confirme Quentin Bruet-Ferréol, consultant éditorial chez Spintank, une agence de communication, dans un article publié sur Kiss my Frogs, un site spécialisé sur « la tech en France ». Habitué des conversations que seul un initié pourrait tenter de suivre, l’adepte des « hackathons » - événement pendant lequel des équipes développent un projet, numérique originellement, en un temps limité - s’est interrogé sur le sens et les conséquences de l’usage abusif de ce jargon.
Car s’il est un marqueur de l’appartenance à la communauté, il sert aussi « principalement à souligner que l’on maîtrise la situation », comme le montre cet article de Forbes sur les 25 termes à connaître avant de lancer sa start-up. Tania, par exemple, a l’habitude d’accompagner de jeunes entreprises. Lors de sa prochaine réunion, elle rencontrera une entrepreneure « pour discuter ARPU et MRR sur les last months, valider le BP de la boîte, m’assurer qu’elle a un bon track record et que son churn n’est pas trop élevé ». De bien grands mots pour dire qu’elle doit s’assurer que la société est rentable et qu’elle maîtrise ses coûts. « Le pire, c’est quand une entreprise me dit que sa techno va s’appuyer sur la block chain. Généralement je lâche. »
Problème : à force d’utiliser ces termes à tout-va et à toutes les sauces, la communication se complique réellement. « Lors d’une énième réunion, deux entrepreneurs peuvent se retrouver à utiliser les mêmes mots et y mettre des notions et des réalités très différentes », développe Quentin Bruet-Ferréol. « Un dialogue de sourds inquiétant qui donne à certains meet-ups des airs de village de Schtroumpfs : ’Et toi, tu vas le schtroumpfer où ton business model ?’ »
« C’est un wording inutile », tranche Guillaume Natas, qui use pour l’occasion, sans s’en rendre, compte d’un vocabulaire dont il se dit pourtant lassé. Mais notre homme se reprend : « Il y a ce besoin de se faire passer pour un génie. C’est ridicule, mais ça doit rassurer. Certains mots ne veulent pourtant rien dire. Par exemple, la personne qui a inventé le pain au chocolat, elle a disrupté le croissant ? »