L’opération anti-terroriste
Depuis la mi-avril, suite aux manifestations initiales de l’automne 2013, au renversement du pouvoir légitime le 22 février 2014, et aux actions délétères du gouvernement provisoire, notamment par la promulgation d’une loi prévoyant l’interdiction de l’usage de la langue russe, deux oblasts (régions administratives) du sud-est de l’Ukraine, ceux de Donetsk (villes principales Donetsk et Slaviansk) et de Lougansk, ont déclaré suite à un référendum populaire leur territoire républiques autonomes, et ont pris les armes afin de lutter pour leur indépendance.
En réaction à ce soulèvement le gouvernement provisoire a déclenché une « opération anti-terroriste » dans cette région, dans le but d’éliminer les opposants au gouvernement. Au fur et à mesure que se déroule cette opération, elle prend des contours de plus en plus sombres. En dehors des combats directs entre les indépendantistes et l’armée, celle-ci bombarde des positions à l’aide de son artillerie et de son aviation. Or, les cibles sont le plus souvent civiles : l’aéroport de Donetsk, une gare ferroviaire, des bâtiments administratifs (dont celui de Lougansk le 3 juin, 13 morts civils), une station de pompage d’eau, plus récemment un hôpital (4 juin, Krasniy Liman), une procession funéraire (9 juin, Kreminna), un autobus réquisitionné pour le transport d’eau (11 juin, Slaviansk).
Situation humanitaire
Depuis début juin, Slaviansk est sans eau, et partiellement sans électricité. Des problèmes de salubrité apparaissent. Donetsk et sa périphérie n’est plus alimentée en eau, les hôpitaux manquent de médicaments. On observe un mouvement de réfugiés vers la Russie (Rostov sur le Don, Crimée,…). Le nombre de réfugiés étant en constante augmentation, la Russie a demandé le 4 juin à l’Ukraine l’établissement d’un couloir humanitaire vers la Russie. Bien que le gouvernement Porochenko ait accepté sa mise en œuvre (information reprise en chœur par les médias français le 10 juin), les habitants concernés n’en ont toujours pas entendu parler.
A Donetsk et Slaviansk, principaux sièges des bombardements, des enfants sont évacués temporairement en bus vers la Russie. Au 11 juin, il ne restait que 6% de la population dans le centre de Slaviansk, cible presque quotidienne de l’armée ukrainienne.
Le gouvernement Porochenko
L’élection de Petro Porochenko a pu laisser espérer une désescalade de la situation. Mais il semblerait qu’au contraire elle aille en s’aggravant, tandis que le nouveau président alterne déclarations belliqueuses et pacifiques. A son élection le 25 mai, il parle d’un « nettoyage » des régions de Donetsk et Lougansk, et déclare le lendemain : « Je supporte sa (i.e. l’opération militaire) poursuite, je demande qu’elle change de formation : elle doit être de courte durée, elle doit être plus efficace, les unités doivent être mieux équipées, avoir de meilleures armes et munitions ».
Le 5 juin, le parlement ukrainien maintien l’opération militaire en élargissant sa participation aux services de sécurité et de renseignements. Il permet en outre l’intervention des forces spéciales et de leurs équipements, de la Garde nationale, des gardes-frontières, des forces de protection de l’Etat. Le document impose des restrictions supplémentaires aux droits des citoyens et des entreprises se trouvant sur la zone de l’opération.
L’armée ukrainienne incorpore, début juin, des volontaires du mouvement « Pravyï Sektor », groupe ultra-nationaliste russophobe. Le 8 juin, la loi martiale est décrétée dans les régions du sud-ouest, et le lendemain le gouvernement ukrainien demande l’accord de la Russie pour fermer 8 des 32 passages à la frontière entre le Donbass et la Russie. Autant de signaux qui indiquent un durcissement de la position de Kiev.
Perspectives militaires
On peut d’emblée s’interroger sur le but d’une telle opération « anti-terroriste », lorsque les méthodes utilisées par l’armée tendent à faire penser que l’ensemble des résidents du Donbass sont considérés comme « terroristes ». Cette idée, bien que terrifiante, est sérieusement envisagée par Moscou, dont le parlement a présenté le 9 juin une proposition de loi visant à reconnaitre l’action actuelle de Kiev contre le peuple de l’est et du sud-est de l’Ukraine comme un génocide.
Militairement parlant, les indépendantistes devraient avoir le dessus. L’armement dont ils disposent et la parfaite connaissance des caractéristiques de l’armée ukrainienne jouent en leur faveur, et occasionnent des pertes non négligeables en matériel à une armée qui semble être le miroir de l’état de décomposition du pays. Mise à part la fourniture d’armes, ni la coordination ni les prestations élémentaires ne sont suffisantes chez les soldats. Le niveau de motivation des troupes est très bas. Nombre de soldats refusent d’exécuter les ordres, ou sont licenciés pour ne pas avoir voulus se rendre sur les zones d’opérations. Ceux qui passent du côté des indépendantistes révèlent avoir des rations insuffisantes. Bien que fin mai ait été signée une loi octroyant le statut de combattant effectif aux forces engagées dans l’opération (entraînant la gratuité des soins, des transports, des réductions sur les loyers, les factures de services etc.), plusieurs soldats ont constaté que bien qu’ils combattaient, ils étaient signalés sur les documents stationnés dans une ville hors de la zone de l’opération et n’avaient pas obtenu le statut de combattant effectif.
Le temps joue également pour les indépendantistes, qui consolident les deux républiques autoproclamées au lendemain du référendum du 11 mai : création des organes gouvernementaux, services de renseignements, création d’un partenariat entre les deux régions, étude d’un passage au rouble, etc.
On observe par ailleurs depuis début juin un engagement de volontaires étrangers aux côtés des forces indépendantistes : polonais, italiens, lettoniens… Les bombardements quant à eux finissent, s’il était besoin, de faire basculer l’opinion de la population du sud-est contre le pouvoir de Kiev, qui use également du levier financier pour sanctionner ces régions.
Perspectives politiques
Au vu de l’absurdité de l’action même de l’armée ukrainienne vis-à-vis de la cohésion nationale, on s’interroge sur les ressorts profonds d’une telle opération. La contradiction est évidente entre la volonté de Kiev de regagner le sud-est de l’Ukraine, et la russophobie carabinée qui permet à des avions ukrainiens de bombarder des cibles civiles dans leur propre pays. Cette contradiction se retrouve, dans une faible mesure, dans celle du peuple ukrainien des régions occidentales, qui font montre d’un nationalisme artificiel et exacerbé, tout en étant très favorable à l’intégration de leur pays dans l’Europe par réaction à l’influence de la Russie. Dans une plus grande mesure cette contradiction montre bien que le peuple ukrainien subit une situation qui l’a dépassé : alors que les manifestants de la place Maïdan étaient exaspérés par le faible pouvoir d’achat, la corruption et l’oligarchie toute-puissante (dont le clan Yanoukovitch ne représentait en fait qu’une fraction), on constate que les élections ont simplement remplacé un clan oligarchique par un nouveau.
L’action meurtrière de l’armée ukrainienne doit se comprendre également comme une provocation envers le voisin russe, afin qu’il réagisse militairement pour protéger les populations russophones : une telle action validerait la propagande majoritaire en Occident, selon laquelle la Russie chercherait à étendre ses frontières et restaurer l’« Empire russe ». La question n’est plus de savoir si la Russie interviendra ou pas, mais à quel moment l’opération terroriste prendra fin pour laisser place aux négociations entre d’une part ces deux « républiques » désormais totalement détachées et violemment opposés à Kiev, et un gouvernement qui jusqu’à présent peine à faire preuve de cohérence… et d’humanité.
Arnaud Lestage