Jean-Michel Vernochet, auteur de « L’Iran contemporain, surtensions périphériques… » Éditions de l’Infini
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Sans doute faut-il mettre en relation, voire en parallèle, l’offensive que vient de lancer l’armée pakistanaise au Sud Waziristan et l’attentat qui a, ce dimanche 18 octobre 2009, ensanglanté la ville frontalière de Pishin au Balouchistan iranien, faisant une trentaine de morts parmi les Gardiens de la Révolution.
Victimes parmi lesquelles plusieurs officiers de haut rang de l’unité d’élite des Gardiens de la Révolution, le général Mohammad-Zadeh, commandant des pasdaran pour le Sistan-Balouchistan, le commandant des Gardiens pour la ville d’Iranshahr et le commandant de l’unité visée, Amir-al Momenin.
Tôt dans la matinée, Ali Larijani, président des Majlis, l’Assemblée législative iranienne, a ainsi confirmé la mort de cette brochette d’officiers supérieurs dans un discours prononcé au Parlement avec retransmission nationale. Il a, à cette occasion, renouvelé les accusations de l’Iran à l’égard des États-Unis soupçonnés d’avoir commandité l’attentat : "Nous considérons [a-t-il déclaré] que les dernières actions terroristes résultent de l’action des Etats-Unis et montrent l’hostilité américaine à l’égard de notre pays… M. Obama avait dit qu’il tendait la main à l’Iran, mais avec cette action il s’est brûlé la main ».
Gageons que ce dernier attentat - qui n’est pas le premier dans la région troublée du Sistan-Baloutchistan, et à l’évidence pas le dernier ! - n’est pas un simple épisode de la guerre indirecte que les États-Unis mènent contre l’Iran [voir l’édition électronique de « L’Iran contemporain » - Éditions de l’Infini] mais d’un acte qui peut s’apparenter à une véritable « déclaration de guerre ».
En tout cas une provocation qui dépasse à l’évidence les capacités habituelles des djihadistes du Jondallah et sonnent assez lugubrement dans le paysage délabré de l’Asie centrale, région en proie à ces « guerres sans limites » qu’annonçaient le Président Bush le 12 septembre 2001.
La Première Guerre mondiale a démarré le 28 juin 1914 à Sarajevo avec l’assassinat de l’Archiduc François-Ferdinand ; le terrible cycle de guerres que nous connaissons actuellement a lui commencé le 9 septembre 2001 avec le meurtre de l’ex Taleb Shah Massoud… Bref dans le contexte d’une fausse reprise financière et économique due essentiellement au jeu de bonneteau auquel se livre Wall Street, la Réserve fédérale et le Trésor américain, tout cela commence à fortement puer. À bons entendeurs salut !
La question baloutche… périphérie et zone de guerre
Que devons-nous savoir de la question baloutche ?
Les Baloutches représentent environ 3 % de la population iranienne, soit 2,1 millions, essentiellement présents dans les régions du Sud-Est de l’Iran, principalement dans les provinces du Sistan-Baloutchistan, du Khorassan et du Golestân.
Les 5 millions Baloutches se trouvent en fait répartis de part et d’autre des frontières pakistanaises, afghanes et iraniennes. Sunnites à l’instar de Kurdes, les Baloutches à la périphérie iranienne, comme toute communauté excentrée, ont formé un certain nombre de griefs à l’égard du « Centre » (Téhéran) estimant ne pas bénéficier suffisamment des retombées de l’exploitation des ressources naturelles de leur territoire [mines de cuivre et or] et d’être l’objet de discriminations institutionnelles, notamment confessionnelles, du fait d’un État réputé jacobin, autrement dit centralisateur [1].
À l’Est, l’irrédentisme baloutche crée depuis longtemps de réelles difficultés au Pakistan ; une question qui déborde en vérité largement la frontière et se développe sur fond des convoitises multinationales suscitées par les richesses minières – or et cuivre – dont les déserts du Baloutchistan regorgent. De même, la province de Kerman [2] immédiatement à l’ouest du Baloutchistan, également riche en ressources minérales, constitue par sa contiguïté avec le Sistan-Balouchistan, un pôle d’intérêt supplémentaire pour des mouvements indépendantistes que l’on peut supposer (à juste titre) soutenus en sous-main par des intérêts transnationaux et quelques acteurs de premier plan, étatiques ou privés.
Parmi les protagonistes de la rébellion des provinces de l’Est, mentionnons outre le Front du Baloutchistan Uni né en 2003 et basé à Londres, d’autres formations politico-militaires telles l’Organisation démocratique du peuple du Baloutchistan et le Conseil national baloutche, ce dernier né en 1994 ; tous revendiquent l’indépendance du Baloutchistan à des degrés divers et tous sont accusés, à tort ou à raison, de participer à la fois du terrorisme et du grand banditisme. Rappelons que le Baloutchistan est l’une des pricncipaux point de passage pour la drogue (opium et héroïne) ex-filtrée du narco-État afghan.
Il est au final cependant assez difficile de démêler précisément l’exacte nature des troubles qui agitent périodiquement une région où le banditisme, notamment la piraterie routière, le trafic de drogue et la contrebande, sont des activités quasi institutionnalisées, et où le mélange des genres prévaut par excellence. Les faits publiés et l’information accessible conduisent malgré tout au constat qu’une instabilité croissante s’y installe au fil des ans, d’abord effectivement en raison du développement constant du trafic de drogue depuis l’Afghanistan sous contrôle des force occidentales (!), mais aussi en raison directe de l’intensification de l’irrédentisme baloutche au Pakistan.
En mars 2006, le groupe sunnite Jondallah, les soldats de Dieu, autrement appelé Mouvement de Résistance du Peuple iranien, tuait 22 personnes circulant en voiture non loin de la frontière pakistanaise. Groupe déjà présent au Kurdistan irakien où leur village avait été bombardé par l’US Air Force, peu avant le déclenchement de l’Opération Choc et Effroi, ce « groupe » avait commencé à se manifester en décembre 2005 à l’occasion de l’enlèvement de neuf soldats iraniens sur la frontière pakistanaise dont huit furent libérés, le neuvième exécuté.
Le même mois, un attentat à la bombe perpétré à Tasuki fut suivi d’une prise d’otages. Dix sept personnes seront condamnées à mort ou exécutées pour cet attentat précis. En mai de la même année, il s’agissait de douze passagers de quatre véhicules qui étaient tués dans la province de Kerman jouxtant le Sistan-Balouchistan. Le 15 décembre 2005, peu avant des élections locales, c’était une voiture piégée qui explosait à Zahedan ne faisant là qu’une seule victime. Mais les autorités exécutent les sept responsables présumés de ces attentats de mars 2006….
Le 14 février 2007, un bus transportant des Gardiens de la révolution, des Pasdaran, explosait à Zahedan causant 14 morts. Le 27 mai suivant, l’un des 7 prévenus dans cette affaire était pendu au grand dam de la Communauté internationale… D’après Amnesty International [5 juin 2007], le député iranien Hossein Ali Shahryari aurait signalé que plus de 700 détenus au Sistan-Baloutchistan se trouvaient alors sous le coup d’une condamnation à la peine capitale, et que sur les quelque 177 condamnés à la peine capitale exécutés en Iran en 2006, un tiers environ appartenaient vraisemblablement à la minorité baloutche. Ceci étant donné comme une simple indication quant au niveau d’intensité des troubles et de l’instabilité de cette province excentrée.
En ce qui concerne proprement dit les Jondallah, ce mouvement ne commence pour sa part à vraiment se manifester que le 31 décembre 2005 lorsque la chaîne Al-Arabiya annonce depuis Dubaï l’enlèvement spectaculaire de 9 soldats iraniens à l’occasion de l’attaque d’un poste de police de la région de Sarevan. Lieu où le 15 décembre précédant, le cortège du président Ahmadinejad avait été attaqué par « des bandits » et deux de ses gardes du corps abattus.
En 2006, le groupe, au moyen d’une prise d’otages, dont plusieurs seront exécutés, exige la libération de ses membres emprisonnés. Une opération apparemment revendiquée sur une chaîne de télévision appartenant aux Moujahidine du Peuple d’Iran ! Du Kurdistan au Baloutchistan, il semble ainsi qu’il existerait une sorte de « régie » ou en tout cas une certaine coopération en matière de communication.
En juillet 2008, c’est au Baloutchistan Pakistanais que des combats faisaient une quarantaine de morts dont une trentaine de dissidents près de la ville d’Uch à l’occasion d’une opération lancée contre deux bases rebelles. Dernier épisode spectaculaire documenté, le 28 mai 2009 un attentat contre une mosquée chiite de Zahedan fait 25 morts, attentat auquel les autorités iraniennes répondent le 1er juillet par treize pendaisons… Événement conduisant la revue de West Point, CTC Sentinel, à publier le commentaire suivant de Chris Zambelis :« Etant donné l’escalade du groupe en termes de tactiques et de choix des cibles ces derniers mois, la prochaine étape dans l’évolution des Jondallah pourrait être de mener des attaques à l’extérieur du Baloutchistan iranien… une nouvelle phase, plus dangereuse dans sa guerre contre le gouvernement iranien » « [Reuters - 19 juillet 2009]… Est-ce une prophétie auto-réalisable ? Déjà En 2007, CTC Sentinel s’était signalé en reprenant la déclaration du chef du Jondallah, Abdolmalek Righi, justifiant son engagement armé en raison du »génocide" perpétré par Téhéran au Sistan-Baloutchistan. Pour mémoire, l’ancien chef d’antenne de la CIA au Kurdistan, Robert Baer [cité par Seymour Hersh, The New Yorker 7 juillet 2008] le groupe armé sunnite iranien Jondallah (soldats de dieu) ferait partie des groupes bénéficiant du soutien des services américains... Ceci expliquant cela !
En 2002, la lettre confidentielle israélienne Dekka-net-Weekly [3] signalait la possibilité que des éléments de la CIA infiltrés en Iran par la province afghane de Zabol, eussent commencé à opérer au Sistan-Balouchistan. Ce qui en soi n’auraient rien d’extraordinaire sachant que de telles missions de « reconnaissance » [covert actions] sont vraisemblablement et régulièrement conduites depuis 2003 à partir d’Erbil au Kurdistan irakien et au Khouzistan depuis la zone marécageuse transfrontalière du Chatt-el-Arab.
Laissons à nouveau la parole à Seymour Hersh qui écrivait en avril 2006 « As of early winter, I was told by the government consultant with close ties to civilians in the Pentagon, the units were also working with minority groups in Iran, including the Azeris, in the north, the Baluchis, in the southeast, and the Kurds, in the northeast. The troops “are studying the terrain, and giving away walking-around money to ethnic tribes, and recruiting scouts from local tribes and shepherds,” the consultant said. One goal is to get “eyes on the ground”- quoting a line from “Othello,” he said, “Give me the ocular proof.” The broader aim, the consultant said, is to “encourage ethnic tensions”and undermine the regime » [4].
Ajoutons que le Baloutchistan dans sa totalité joue dès à présent un rôle clef dans la recomposition géostratégique de l’Asie centrale. Non seulement ses déserts servent aux essais nucléaires et balistiques d’Islamabad, mais cette province est également appelée à servir de débouché sur l’Océan Indien pour la Chine, laquelle construit un port en eau profonde à Gwandar par lequel transiteront produits et marchandises à destination de la Chine via le Xinjiang. Un partenariat stratégique Chine-Pakistan que devrait compléter des facilités portuaires accordées à la marine de guerre chinoise dans la nouvelle base navale pakistanaise d’Omara, toujours sur la côte de Makran, notamment en vue d’exercer un contrôle des voies maritimes d’approvisionnement pétrolier et gazier dans une région d’instabilité chronique [5]. Les hydrocarbures étaient acheminés jusqu’ici vers la Chine par des routes maritimes placées sous la surveillance exclusive des États-Unis, celle-ci se montrant aujourd’hui plus que jamais soucieuse tout en prenant pied dans les pays détenteurs de réserves comme l’Iran, de sécuriser ses routes d’approvisionnement maritimes mais aussi et les voies continentales perçues comme plus sûres que les voies maritimes [6].
À ce titre, il existe depuis juillet 2005 un projet de gazoduc irano-indien [7] devant passer à travers le Baloutchistan, projet qui s’est, en toute logique géostratégique, heurté à une vive hostilité de la part du Département d’État. Pour les É-U en effet, le rapprochement en matière d’énergie, de la Russie, l’Iran, l’Inde et la Chine, amorcé depuis le printemps 2005 et qui progresse actuellement à travers l’Organisation de Coopération de Shangaï, constitue une véritable hantise... La dernière réunion de l’OCS (créée le 15 mai 2001, l’OCS rassemble la Russie, la Chine, le Kazakhstan, la Kirghizie et le Tadjikistan), le 15 juin 2009 dans l’Oural, à Ekaterinbourg avec l’Iran et l’Inde invités au statut d’observateurs, les participants n’ont pas manqué de souligner que « les États-Unis n’apprécient pas que la Russie et la Chine fassent cause commune pour résoudre certains problèmes, qu’ils n’aiment pas que l’Inde et le Pakistan y participent, que l’Iran soit attiré. Ils n’ont cependant pas la capacité d’influer sur l’organisation et cela les inquiète ». De fait, si l’OCS s’élargissait à l’Inde et à l’Iran pour constituer un bloc régional stratégique fondé, notamment, sur les intérêts énergétiques de la mer Caspienne, la donne géostratégique globale s’en trouverait à n’en pas douter changée et le leadership américain sérieusement mis à mal.
Jean Michel Vernochet pour Geopolintel