Le 7 août 1998, le Kenya et la Tanzanie étaient plongés dans l’horreur avec l’explosion simultanée de voitures piégées devant les ambassades américaines de Nairobi et de Dar es-Salaam. Trois jours après, l’Armée islamique pour la libération des lieux saints musulmans revendiquait les opérations dans plusieurs communiqués. Tous les regards convergèrent alors vers Oussama ben Laden, lequel est soupçonné de financer les groupuscules islamistes et de les fédérer à travers son organisation al-Qaida.
Quelques jours plus tard, Bill Clinton ordonna le bombardement de plusieurs camps d’entraînement d’al-Qaida en Afghanistan ainsi que la destruction de l’usine pharmaceutique d’Al Shifa près de Khartoum au Soudan, accusée de produire des armes de destruction massive.
Cette initiative fut lancée en violation flagrante de la souveraineté territoriale du Soudan et dans le mépris absolu de toutes les règles, lois et traités internationaux, au premier rang desquels la Charte de l’Organisation des Nations Unies.
Les allégations avancées par l’administration américaine pour légitimer ce bombardement se sont avérées non fondées. Des personnalités connues pour leur neutralité et leur objectivité, des scientifiques et des experts de premier plan ont réfuté les arguments américains en démontrant leur fausseté. Tom Carnavin, ex-directeur d’Al Shifa, a pu témoigner que l’entreprise n’avait aucune capacité à produire des armes chimiques et que contrairement aux assertions américaines l’unité n’était pas protégée par un dispositif de sécurité renforcée.
De son côté, Henri Jop, ingénieur américain qui dessina les plans de l’usine, confirma que son unique destination ne pouvait être que la production de médicaments, ce point ayant été assuré par les maîtres d’œuvre jordaniens qui avaient dirigé sa construction. D’autres réfutations tout aussi incontestables ont été publiées dans les plus grands organes de presse occidentaux tels que The Observer et The Independent au Royaume-Uni ou le New York Times.
Les Etats-Unis ont besoin de se donner bonne conscience avant d’entreprendre toute action agressive pour normaliser les nations récalcitrantes à leur domination mais aussi de conditionner les opinions publiques mondiales pour qu’elles acceptent sa politique d’hégémonie. Ainsi, l’offensive médiatique devance et prépare l’offensive militaire. Elle est destinée à convaincre les parlementaires du congrès américain qui votent les budgets ainsi que les militaires qui accomplissent les buts de guerre, de la légitimité morale des agressions meurtrières entreprises sous prétexte de sécurité nationale.
La destruction par des missiles de croisières de l’usine d’Al Shifa en fut une illustration parfaite. Après avoir soutenu, sans preuves, qu’elle abritait une unité de production d’armes chimiques et notamment de gaz innervant VX, il fallut bien, aux experts du Pentagone et de la CIA, finir par convenir qu’ils s’étaient trompés ! Les études, analyses et contre-expertises réalisées par des laboratoires indépendants et contenues dans le rapport très circonstancié de l’ambassadeur de la république d’Allemagne ont en effet balayé les déclarations américaines et démontré l’illégitimité de l’agression perpétrée contre le Soudan.
Reste que dans l’opinion publique internationale le mal était fait : les démentis et correctifs n’ayant été publiés que sous forme de brèves de bas de page, le grand public en resta aux motifs invoqués lors du bombardement. En matière de propagande et de désinformation celui qui prend l’initiative et qui a le contrôle sur les réseaux planétaires de communication et de diffusion de l’information est assuré d’être toujours gagnant.
La manipulation d’Al Shifa a été le prélude de la guerre préventive et de la guerre au terrorisme.
Dans un article de Daniel Pearl intitulé « Dans le bombardement du Soudan, la preuve dépend du point de vue où l’on se place » qui a été publié par le Wall Street Journal le 28 novembre 1998, le journaliste avait compris que les représailles en réponse aux attentats de Dar El Salam et Nairobi, attribués à al-Qaida, n’étaient qu’une opération de désinformation. Pearl y démontra ainsi que le prétexte avancé par le gouvernement ne tenait pas, et que les véritables raisons de l’attaque sur l’usine chimique étaient autres. Mais Pearl alla plus loin encore, il avait compris que cette manipulation de l’information était le prélude à une guerre à venir, la conclusion prémonitoire de son article était : « Ce sera une guerre sale ».
Ce qui suit est le texte intégral de cet article remarquablement renseigné qui contient beaucoup d’indications qui se vérifieront les années suivant sa parution. L’homme qui a fait ce travail d’enquête sera assassiné dans des conditions pour le moins troubles en 2001.
« KHARTOUM, Soudan — Saleh Idriss, investisseur soudanais, rencontre quelques problèmes : son usine est en ruines, ses comptes dans une banque américaine sont gelés et les services de renseignement américains le présentent comme un homme de paille du terroriste islamiste Oussama ben Laden.
Si ceci est vrai, et M. Idriss a juré ses grands Dieux que c’est faux, on peut penser que cela contribue à expliquer pourquoi les missiles de croisières américains ont détruit le 20 août dernier l’usine pharmaceutique de Al Shifa en représailles d’attentats contre des ambassades des Etats-Unis en Afrique. En fait, au moment même où les missiles de croisière partaient des bateaux de guerre américains, les responsables du renseignement américain avouaient ne savoir que peu de choses sur Idriss, et ne savaient pas qu’il avait acheté quelques mois auparavant l’usine de Al Shifa. Pourtant, depuis le bombardement, des sources diverses leur ont fourni des informations selon lesquelles Al Shifa était liée à OUssama ben Laden et ses tentatives pour se doter d’armes chimiques.
Certains alliés des Etats-Unis et quelques autorités de Washington ne sont toujours pas sûrs que les Etats-Unis aient frappé le bon objectif et il se pourrait bien qu’on ne connaisse jamais toute la vérité sur Al Shifa, masquée qu’elle est par le kaléidoscope politique de la lutte antiterroriste. La preuve essentielle est un morceau de terre ramassé près de l’usine et que les Américains estiment contenir un produit chimique dont on se sert pour fabriquer des gaz neurotoxiques. Mais plus on y regarde de près, plus les choses s’obscurcissent.
L’histoire de l’usine de Al Shifa est assez embrouillée et M. Idriss, un millionnaire auquel sourit la fortune à l’image de ceux que le Moyen-Orient génère souvent, est un investisseur non moins hardi qui a accepté d’acheter l’usine en mars après une visite bien superficielle. Il ne peut affirmer que l’usine de Al Shifa n’a jamais produit d’ingrédients destinés à la fabrication d’armes chimiques, étant donné qu’il était encore en train d’étudier en profondeur les installations les installations lorsque les Américains les ont détruites. Certains de ses contrats au Soudan l’ont mis en relation avec des personnes qui avaient eu contact par le passé avec M. Bin Lâdin ou ses sociétés, bien que M.Idriss soutienne que ses contacts étaient sans importance. Il prétend qu’il avait l’intention de réorganiser Al Shifa pour partir à la conquête des marchés pharmaceutiques d’Afrique et du Moyen-Orient.
Les Américains avaient des raisons de penser que le Soudan souhaitait se doter d’armes chimiques. Il est en guerre civile avec des rebelles soutenus par les Américains, dispose de trop peu d’argent pour se fournir en armement conventionnel et n’a pas signé de traité contre la détention des armes chimiques. Et comme le pays a autrefois donné asile à des terroristes, les Américains prétendent qu’ils doivent prendre très au sérieux les rapports selon lesquels M.ben Laden et l’Iraq aideraient le Soudan à se doter d’armes chimiques.
Les autorités américaines affirment que le principal argument pour prendre Al Shifa comme cible était et reste cet échantillon de terre qu’on leur a remis en janvier et dont ils disent qu’il a été ramassé à un jet de pierre de Al Shifa par un agent entraîné par la CIA, lui-même surveillé par un autre agent. Les autorités affirment que trois tests séparés pratiqués sur l’échantillon de terre ont montré une forte densité d’une substance, connue sous le nom de EMPTA, dont on peut facilement faire un gaz neurotoxique mortel.
Toutefois d’autres maillons de la chaîne de preuves qu’ont présentées les officiels américains sont beaucoup plus fragiles que ce qu’avaient laissé entendre les rapports précédents. Les Américains n’ont cessé de répéter que l’usine faisait partie d’un complexe de la société d’Armement Militaire, le fabricant d’armes du gouvernement soudanais. En outre malgré les articles de presse qui expliquaient que les Américains avaient intercepté des communications entre l’usine et l’Iraq, un membre des services de renseignement américain a reconnu que tout ce que les Américains avaient en fait découvert, c’était des enregistrements indiquant que des membres de la direction de Al Shifa avaient commencé à se rendre en visite en Iraq l’an dernier.
Les autorités supposent que les entretiens portaient sur les armes chimiques parce qu’ils avaient lieu dans une usine pharmaceutique dirigée par celui qu’ils considéraient comme le numéro 1 du programme iraquien sur le gaz neurotoxique VX : Emad Ani. Mais les dirigeants de Al Shifa affirment qu’ils n’ont eu que des entretiens techniques sur un accord de coopération industrielle et qu’ils n’ont jamais eu de contact avec l’homme en question. L’inspecteur en armement des Nations Unies qui est le plus au contact de l’usine iraquienne déclare que M. Ani est un des hauts dirigeants de la Société d’Etat qui possède l’usine mais n’a jamais été directement associé à son fonctionnement.
Interrogé sur le bombardement américain, M. Idriss répond : « Je pense que c’est le résultat d’une erreur ». Mais quand on l’interroge sur les rumeurs qui ont couru sur lui depuis le bombardement, il répond : « Cela vient de Moubarak ».
Il parle de Moubarak Fadi Al Mahdi, un ténor de l’opposition soudanaise qui est en bisbille depuis plus d’un an avec M. Idriss pour des questions d’allégeance politique. M. Mahdi reconnaît avoir commencé à se renseigner sur l’usine après avoir appris en mai que M. Idriss l’avait achetée. Cinq jours après la frappe de missiles de croisière, il a diffusé un communiqué dans l’organe d’information de l’Alliance Démocratique, un groupe de dissidents, communiqué par lequel il accusait M. Idriss d’avoir investi dans un projet militaire soudanais. Des officiels américains ne vont pas tarder à donner de l’écho à cette déclaration. M. Mahdi s’en prit aussi directement à Al Shifa en affirmant que son personnel comportait des scientifiques et des techniciens iraquiens. Il insistait en soulignant que la plupart des installations pharmaceutiques au Soudan n’emploient pas en priorité des experts étrangers.
M. Mahdi nie s’être ouvert de ses soucis à quiconque avant le bombardement et les autorités du renseignement américain nient avoir fait confiance à quiconque aurait cherché à s’en prendre à Al Shifa et par-là à M. Idriss. Toutefois, c’est un secret de polichinelle que les autorités américaines, n’ayant pas d’ambassade à Khartoum qui pourrait leur servir de poste d’observation, ont toujours cherché à se renseigner sur des armes chimiques auprès de la dissidence et que les gouvernements amis comme l’Egypte reçoivent aussi leurs renseignements des membres de l’opposition soudanaise.
M. Idriss faisant référence à ses propres relations avec l’opposition soudanaise, prétend qu’il est loin d’être le genre de personnes à qui le gouvernement soudanais actuel ferait confiance pour prendre part à un projet militaire sensible. Son avocat pour le marché de Al Shifa, par exemple, qualifie de dictature le régime en place.
Ceci dit, M. Idriss reconnaît aussi faire des affaires avec des personnalités du régime dont Abdul Baset Hamza, ancien ingénieur du gouvernement qui soutient avoir supervisé un chantier de construction de route conduit pour une société qui appartenait à Oussama ben Laden lorsque celui-ci était en exil au Soudan. M. Hamza construit maintenant des usines militaires pour le régime fondamentaliste du Soudan. Il prétend avoir tenté de décider M. ben Laden à investir dans une compagnie de téléphone et une usine de fabrication d’obus de mortiers, mais l’islamiste a refusé de mélanger ses capitaux avec ceux du gouvernement. Toutefois, plus tard, M. Hamza a obtenu que M. Idriss investisse dans la compagnie de téléphone et dans la construction d’un laminoir.
Les avocats de M. Idriss à Washington essaient maintenant de convaincre le ministère de la justice qu’il n’a aucun lien avec Oussama ben Laden et que le gouvernement devrait libérer les fonds qu’il a en dépôt à la Bank of America. Seulement les officiels du renseignement américain ne veulent rien savoir. Ils ont déclaré lors d’un entretien qu’ils ont trouvé des preuves de ce que M. Idriss aurait accepté de l’argent d’un membre du Jihad islamique égyptien, mouvement lié à Oussama ben Laden. M. Idriss nie tout en bloc.
En outre, ses conseillers sont en train d’enquêter auprès des employés de Al Shifa et tentent de réunir des laboratoires indépendants pour analyser le sol près du site de l’usine. Mais des officiels américains et des experts en armement chimique prétendent qu’il n’est pas sûr que l’EMPTA résiste à la chaleur provoquée par l’explosion des têtes militaires des missiles. Les Américains, en partie pour cette raison, empêchent toute enquête du conseil de sécurité des Nations Unies. Cependant, les dirigeants de Al Shifa soutiennent que les documents qui étayaient leurs dires ont été détruits par les bombardements. Des amis [d’Idriss] assurent qu’imaginer Idriss soutenant des islamistes purs et durs est absurde parce que, bien que mulsuman pratiquant, il ne partage pas le puritanisme de M. ben Laden. M. Idriss apprécie les chansons d’amour soudanaises, a un luth arabe sur le canapé de chacune de ses maisons du Caire, de Jeddah, de Khartoum et de Londres et ses amis assurent qu’il n’empêche personne de boire de l’alcool dans les soirées qu’il organise. Deux de ses associés rappellent qu’il a refusé d’investir dans des boutiques de souvenirs à la sortie des mosquées parce qu’il craignait que l’argent récolté serve à acheter des armes pour la Bosnie.
Quoique son ascension de simple comptable de banque au statut de millionnaire suscite des soupçons ici, ses amis soutiennent qu’il ne cache aucun secret. M. Idriss est le protégé et parfois le partenaire financier de deux hommes d’affaires séoudiens qui évitent toute publicité et qui pourraient acheter, selon certains experts, vingt fois les affaires d’Oussama ben Laden, à supposer que l’islamiste dispose des deux cent millions de dollars qu’il est réputé avoir hérités il y a quelques années. L’un des hommes d’affaires est le Sheikh Muhammad Hussein al Amoudi, un magnat des travaux publics et du bâtiment qui a des origines éthiopiennes et qui vient de construire un luxueux hôtel Sheraton dans la capitale éthiopienne. L’autre est le Sheikh Khâlid ben Mahfoudh, un riche banquier d’origine yéménite qui est en train de reconstruire le port d’Aden, au Yémen.
M. Idriss, quarante-six ans, fils de tailleur vient d’une ville agricole du nord du Soudan. Il a émigré en Arabie Séoudite en 1976 et y a trouvé du travail comme comptable à la Banque Nationale du Commerce, qui appartient à Sheikh Khâlid. Finalement il a été admis dans le cercle restreint des proches conseillers de Sheikh Khâlid où il se mit à encaisser des commissions en trouvant des investissements pour ses amis. L’un de ses premiers contrats a été celui qu’il a passé avec la société WorldSpace, entreprise basée à Washington. Aux termes de ce contrat d’environ un milliard de dollars - on ne dira pas comment il a été passé – est sur le point d’être lancé le premier de trois satellites qui doit émettre des programmes de radio vers l’Afrique et le Moyen-Orient.
M. Idriss a également impressionné le Sheikh Khâlid en lui permettant ainsi qu’à sa banque de se désengager du scandale du blanchiment d’argent de la BCCI [ Bank of Credit & Commerce International ] raconte un intime. M. Idriss a travaillé en sous-main, renseignant les journalistes arabes et aidant à négocier un arrangement de quatre cent quarante-deux millions de dollars avec les liquidateurs de la BCCI. M. Idriss a perdu un peu de son propre argent dans une agence londonienne de la BCCI qui a fait faillite en 1991, mais ensuite, il a engagé l’ancien directeur de l’agence pour l’aider à faire fructifier ses affaires à Londres. « C’est un type bien « explique M. Idriss.
M. Idriss expose qu’il fait des affaires avec des gens liés au front islamique national (FIN) soudanais parce qu’il ne peut pas faire autrement. Mais s’il investit au Soudan actuellement, c’est parce que lorsque le gouvernement actuel tombera « Je serai en place ».
M. Idriss explique qu’il songeait à construire une usine pharmaceutique depuis des années. Seulement, Al Shifa était une création de Bashir Hassan Bashir, un partisan du FIN. Faisant appel à un architecte américain et à une entreprise chinoise, raconte M. Bashir, il construisit Al Shifa en 1993 afin de produire essentiellement pour l’exportation ce que ne faisait aucune usine pharmaceutique soudanaise.
Le Soudan est maintenant fier de son modèle de Al Shifa, mais en fait la programmation en a été très mal faite, selon des employés. M. Bashir voulait une usine de produits vétérinaires mais il avait vu trop grand. Il y inclut donc une chaîne de produits pharmaceutiques pour l’homme. Cela voulait dire qu’il fallait s’agrandir au-delà d’une route désaffectée, raconte-t-il. Des dirigeants inexpérimentés ont acheté du matériel qui ne convenait pas et les autorités soudanaises refusèrent souvent des comprimés qui venaient des chaînes de Al Shifa.
Le directeur général soudanais du site, Osman Salman, explique que Al Shifa ne pouvait payer ses fournisseurs et il passa même quelques nuits en prison pour chèques sans provisions. Alors M. Salman envoya une télécopie désespérée à M. Idriss lui demandant d’acheter Al Shifa. Il savait qu’il avait l’argent et qu’il avait acheté de nombreuses sociétés soudanaises. Les deux hommes racontent qu’ils se sont rencontrés en Arabie Séoudite où M. Salman avait dirigé une société d’alimentation avant de revenir au Soudan.
Les officiels du renseignement américain évoquent des relations entre M. Salman et M. ben Laden. M. Salman explique qu’une société de bâtiment ben Laden a loué sa maison de Khartoum en 1992. Mais la fois où il s’est approché le plus près de l’islamiste cela a été lorsque, debout dans la rue poussiéreuse à l’extérieur de la propriété, il a crié contre l’agent de M. ben Laden parce que les occupants avaient démonté les toilettes à l’occidentale de la maison, raconte-t-il.
M. Idriss se précipita à Khartoum dans les jours qui ont suivi l’arrivée de la télécopie de M. Salman dans laquelle ce dernier mentionnait qu’un consortium séoudien s’intéressait aussi à Al Shifa. M. Idriss savait que le propriétaire du site était proche du FIN, mais il savait aussi qu’il était un importateur de médicaments qui avait eu des accrochages d’ordre réglementaire avec le gouvernement. M. Idriss, après avoir jeté un coup d’œil sur l’album photo du site de Al Shifa fit une visite de vingt-quatre heures sur place, signa un accord par lequel il payait un million de dollars et endossait dix-huit millions de dollars de dettes. Puis il quitta la ville, racontent des employés.
Il confia l’expertise de l’usine à un de ses cousins, un professeur de pharmacie du nom de Idris Bubakr EtTayeb. Le Dr EtTayeb conclut rapidement qu’un tiers du personnel pouvait partir et qu’il fallait remplacer M. Salman par un spécialiste de la pharmacie. Cet été, explique le Dr EtTayeb, un ami lui a fait part de rumeurs venant des milieux de l’opposition selon lesquelles Al Shifa était un site de fabrication d’armes chimiques, mais il n’en tint pas compte parce que c’était absurde. Comment aurait-on pu fabriquer secrètement des produits chimiques à Al Shifa ? C’était une petite usine qui ne disposait pas d’installations de distillation et elle était si ouverte à tout le monde qu’il voulait restreindre les visites pour des raisons d’hygiène.
Les relations du site avec l’Irak étaient connues de l’équipe de M. Idriss. En août 1997, M. Bashir et un directeur des ventes expliquèrent qu’ils étaient allés à Bagdad avec des cartons d’échantillons de médicaments et qu’ils trouvèrent l’hôtel ArRachid inondé de commerciaux en pharmacie concurrents qui se disputaient les contrats pour approvisionner l’Iraq dans le cadre d’un programme des Nations Unies. Les commerciaux expliquèrent qu’ils étaient allés sur le site pharmaceutique iraquien de Samarra pour tenter de mettre au point un accord industriel de production. Si Samarra pouvait produire certains médicaments à Al Shifa et Al Shifa en produire d’autres en Iraq, cela réduirait les coûts et fournirait une base d’échanges commerciaux. Le Dr EtTayeb dit qu’il était au courant de cette proposition à laquelle aucune société ne donna suite, parce qu’il a participé l’année dernière à une réunion de travail de pharmaciens à l’échelon du Soudan où on l’a évoqué brièvement.
Al Shifa avait emporté une adjudication en janvier pour livrer en Irak pour cent quatre vingt-dix-neuf mille dollars de « Shifazole », un vermifuge pour animaux. Cet été, l’usine n’avait pas encore livré un seul flacon, en raison de difficultés techniques. Pour prouver que, malgré tout, l’usine était sur le point de faire un premier envoi, le Dr EtTayeb montre une centaine de flacons blancs d’un litre portant la marque Shifazole qui s’amassent maintenant sur un tas de décombres du site Al Shifa.
M. Idriss était à Londres le 20 août quand il a appris que les missiles de croisière américains avaient détruit Al Shifa. « J’ai ri », raconte-t-il en pensant que les missiles étaient en fait destinés à un autre objectif. Ensuite il prit l’avion pour rencontrer au Caire des amis de la dissidence soudanaise.
La querelle entre MM. Idriss et Mahdi est symptomatique de leur pays divisé. M. Idriss soutient le Parti démocratique unioniste, modéré et dominé par les mulsumans qui est en occurrence avec le parti mulsuman modéré de l’Umma pour la domination à venir du Soudan. Chaque parti soupçonne l’autre de nouer des accords avec le régime en place.
Moubarak Fadi Al Mahdi, ministre de l’intérieur avant le coup d’état de 1989, est connu pour être le coordinateur du Parti de L’Umma et son pourvoyeur de fonds. Lui et M. Idriss ne se sont jamais rencontrés mais se méfient salutairement l’un de l’autre. M. Idriss explique que les personnalités de l’opposition comme M. Mahdi sont la cause de ce que les soudanais ne se débarrassent pas du régime actuel. M. Mahdi prétend que la raison en est que les hommes d’affaires comme M. Idriss sont « coupables de collaboration » parce qu’ils importent du blé dans un Soudan affaibli. Le soutien que M. Idriss apporte à certains partis d’opposition a pour but de « semer une sorte de confusion » sur ses ambitions réelles, dit-il.
Au début de l’année dernière, alors que les rebelles faisaient face à une violente contre-attaque soudanaise le long de la frontière orientale, M. Mahdi est passé sur une chaîne de télévision arabe émettant de Londres, clamant qu’une compagnie de fret appartenant à un homme d’affaires séoudien originaire du Soudan transférait des armes de l’Iran au Soudan. Il s’agissait d’une allusion sans équivoque à la Trans Arabian Air Transport, une compagnie dont M. Idriss est le propriétaire. Celui-ci répondit qu’il avait découvert que sa compagnie aérienne s’était livrée à un transport non autorisé depuis l’Iran. Il déclara qu’il s’agissait de matériel destiné à la police et non d’armes de guerre, sans apporter plus de précisions.
Néanmoins, M. Idriss était furieux que M. Mahdi ne l’ait pas contacté avant de porter l’affaire sur la place publique. Il dédaigna la tentative de deux journalistes soudanais de Londres qui proposaient d’organiser une réunion de conciliation.
Le soir du bombardement de Al Shifa, M. Mahdi, contacté chez lui au Caire par deux journalistes du Wall Street Journal qui souhaitaient connaître sa réaction, put souligner des éléments qui semblaient incriminer l’usine de M. Idriss. Elle était reliée par une nouvelle route en dur avec un complexe militaire de l’Est situé à proximité, dit-il. ( La distance est de trois kilomètres, dont une partie sur une grande route très fréquentée). Le protecteur séoudien de M. Idriss, continua-t-il, a épousé une sœur de Oussama ben Laden. ( Même si c’était vrai - et selon des sources séoudiennes c’est faux - M. ben Laden et sa famille sont très éloignés en matière de convictions idéologiques ; le ministère américain de la défense a récemment confié à une entreprise de la famille la construction d’une nouvelle caserne pour les troupes américaines en Arabie Séoudite.)
Le 25 août, M. Mahdi a diffusé une télécopie prétendant que Al Shifa avait été construite en partie sur des terrains confisqués par le gouvernement et que, bien qu’officiellement propriété de M. Idriss, elle appartient en fait au FIN. M. Idriss se mit rapidement en contact avec les responsables du parti de M. Mahdi au Caire et menaça d’engager des poursuites judiciaires. M. Mahdi refusa de se dédire.
Au cours d’interviews, M. Mahdi a déclaré que le FIN au pouvoir se lançait dans les affaires et que M. Idriss, « un employé de banque », construisait des usines dans tout le Soudan. M. Mahdi prétendit que le complexe de sept usines de M. Idriss, connu sous le nom de Sariah, était un exemple des efforts du gouvernement soudanais pour repérer les usines civiles qui pourraient être reconverties à des fins militaires. Il affirma aussi que le laminoir de M. Idriss est situé à proximité d’une implantation de la Société Industrie Militaire ( Military Industrial Corp.) « qui produit vraisemblablement des gaz de combat ».
Se moquant de telles allégations, M. Idriss invita les journalistes à visiter ses sites industriels. La visite du complexe de Sariah ne révéla rien de plus militaire que des batteries de véhicules et des rangers. Le laminoir, situé à proximité d’une route déserte n’était gardé que par trois jeunes gens sans armes et vêtus de T-shirt.
Les amis dissidents de M. Mahdi le trouvèrent très convaincant sur certains points tout en reconnaissant qu’il accusait souvent sans preuve. « Je me pose des questions sur la crédibilité de Moubarak » dit une personnalité de l’opposition, Sharif Harir, en soufflant sur son cappuccino à l’American Café, le Q.G. officieux des cancans où se réunit l’opposition soudanaise dans l’Erythrée voisine. Mais l’ascension de M. Idriss « a été trop rapide. Avec une paie d’employé de banque, il n’aurait pas eu les capitaux pour investir dans des usines ».
Certains officiels américains ne font pas confiance aux dissidents mais en rencontrent souvent l’un ou l’autre à Asmara, capitale de l’Erythée. Lors d’une réception à la résidence de l’ambassadeur des Etats-Unis, se souvient un participant, un officier de renseignement américain déclara que les Américains s’inquiétaient de la présence d’armes chimiques au Soudan et étaient preneurs de toute information sur le sujet. Des dissidents prétendent avoir transmis une liste de suspects mais que Al Shifa n’en faisait pas partie.
Des officiels du renseignement américain disent que Al Shifa avait attiré leur attention l’année dernière en raison de rapports de sécurité la concernant. Ensuite, ils avaient eu connaissance de la visite des dirigeants de Al Shifa à Samara. Les officiels du renseignement américain disent qu’ils savaient que Al Shifa avait remporté une adjudication en Irak mais qu’ils ne comprenaient pas pourquoi les soudanais aurait utilisé la société « Samara Drug » comme intermédiaire.
L’Irak n’inspire pas à proprement parler la confiance lorsqu’on aborde la question des armes chimiques. C’est l’un des rares pays à les avoir utilisées. Selon des rapports non confirmés, l’Irak aurait fait héberger ses armes non conventionnelles dans des pays amis pour éviter qu’on ne les repère. Et l’Irak a été surpris en train de fabriquer du VX par le procédé de l’EMPTA.
C’est pourquoi expliquent les officiels américains, ils ont décidé de rechercher l’EMPTA ainsi que d’autres produits chimiques en analysant des échantillons du sol de sites suspects au Soudan. Al Shifa a été « le coup au but » on dit les officiels du renseignement américain. Selon eux les résultats des analyses ont été connus au cours de l’été et les enquêteurs ont commencé à planifier une seconde série d’analyses autour du site pour repérer d’où venait l’EMPTA. Puis survinrent les attentats du 7 août contre les ambassades. Les autorités de l’administration américaine décidèrent précipitamment que M. ben Laden était derrière ces actions et le président Clinton a exigé rapidement des objectifs à frapper en représailles.
En matière de renseignement on n’est jamais sûr à cent pour cent, explique un officiel américain. Avec Al Shifa, dit-il, nous l’étions à quatre-vingts pour cent. Mais nous sommes en quelque sorte en guerre contre Oussama ben Laden. « Cela ne va pas être la guerre en dentelles. Cela va être une guerre sale, avec des choix sales et des décisions sales » ajoute-t-il. »Traduction Geopolintel
Opération militaire américaine rendue possible par une désinformation portant sur la présence d’armes de destruction massive, le bombardement d’Al Shifa sera logiquement suivi quatre ans plus tard par la guerre en Irak justifiée par le même motif et dans un contexte de désinformation à plus grande échelle encore à en juger par l’affaire de Colin Powell et de son éprouvette d’anthrax à l’ONU.
Dans son article, Pearl citait les noms des propriétaires de l’usine Al Shifa, les saoudiens Salah Idris, Mohamed Hussein al-Amoudi et Khaled ben Mahfouz. Ces trois hommes ont fait l’objet d’allégations selon lesquelles ils auraient soutenu financièrement le terrorisme et les attentats du 11 Septembre. Le dernier nommé est un des inculpés du procès O’Neill intenté par les victimes du World Trade Center. Il est soupçonné d’avoir canalisé des millions de dollars vers le réseau al-Qaida via un organisme de charité saoudien Blessed Relief. Ben Mahfouz a eu des intérêts communs avec la famille Bush dans plusieurs affaires. Et selon le témoignage sous serment de James Woolsey, ancien directeur de la CIA, devant le sénat, le 3 septembre 1998, Oussama ben Laden serait marié à l’une des jeunes sœurs de Khaled ben Mafhouz [1].
Plus tard, M. Woolsey déclarera ne plus bien se souvenir, avoir mal prononcé un nom arabe, ne pas avoir relu la transcription de son intervention [2]. Puis il se rétractera le 15 décembre lors de son témoignage devant la Haute Cour de Justice de Queen’s Bench Division, alors qu’il était venu soutenir le Wall Street Journal accusé de diffamation. Ben Mahfouz a quant à lui toujours nié ce lien familial. Aucune preuve formelle ne peut accréditer les dires de Woolsey, bien connu dans l’art de la provocation et du mensonge.
Pearl identifia aussi ces hommes comme les actionnaires principaux de la société WorldSpace Incorporated, un consortium américain d’opérateurs de radiophonie visant à établir des communications par satellite. Mais en 1998, Pearl ignorait encore que des personnalités américaines influentes étaient leurs associés dans cette affaire. C’est peut-être là que se trouve le point crucial dans sa compréhension des mécanismes de désinformation qui l’aurait tôt ou tard conduit sur la piste de cette connivence.
D’après le Réseau Voltaire [3], le bombardement de l’usine avait été demandé au Président Clinton par l’ex-secrétaire d’Etat George Shultz et par Donald Rumsfeld. Cette usine fabriquait des médicaments anti Sida, sans licence, pour les pays du tiers-monde et concurrençait les grands groupes pharmaceutiques parmi lesquels Gilead Science, le groupe dont Rusmfeld était le PDG jusqu’à son retour au gouvernement. Shultz siégeait également à la direction de Gilead. Cette firme venait d’obtenir d’importants marchés publics dans le cadre de la prévention des attaques chimiques et biologiques. En effet, Rumsfeld avait réussi à convaincre son opinion publique que le régime de Saddam Hussein détenait encore quelques armes de destruction massive, qu’il lui avait lui-même vendues pendant la guerre Iran-Irak, et que Bagdad envisageait de les utiliser contre le peuple états-unien.
Des républicains, anciens membres du gouvernement Reagan, réunis dans le groupe de réflexion Project for the New American Century [4] demandèrent donc au président démocrate de bombarder une usine au Soudan qui appartenait à des saoudiens, auxquels certains d’entre eux étaient associés dans une société américaine. Ceux-ci feront partis du gouvernement Bush Jr en 2000. En effet, on trouve William Schneider Jr accompagné de l’ensemble des ténors des néoconservateurs, Wolfvowitz, Rumsfeld, Tenet, Woolsey, siégeant dans des commissions gouvernementales.
William Schneider est aussi un proche de Christine Lagarde, membre du gouvernement de De Villepin et actuelle ministre des finances. Lagarde fut l’attachée parlementaire stagiaire de William S.Cohen coprésident de Empower America avec Jack Kemp. William Cohen deviendra secrétaire à la défense de Clinton tandis que Lagarde sera par la suite membre du Center for Strategic and International Studies [CSIS] [5] le think-tank du lobby pétrolier aux États-Unis, au sein duquel elle coprésidera avec l’actuel conseiller de Barack Obama, Zbigniew Brzezinski [6], la commission Action USA-UE-Pologne [7] et suivra plus particulièrement le groupe de travail Industries de défense USA-Pologne et les questions liées à la libéralisation des échanges polonais. Lagarde fut donc une des responsables du USA-Poland Defense Industries working group qui traitait de l’installation du volet offensif de l’ABM [8] en Pologne. Jack Kemp s’est également impliqué dans le programme ABM si l’on en croit un document qu’il a signé en 1998 et qui fut diffusé par le Washington Times dans lequel il mentionne la dangerosité de ben Laden pour théoriser de l’utilité de l’ABM.
Pourquoi et comment ces responsables politiques peuvent-ils être les associés d’un milliardaire accusé d’avoir financé les terroristes du 11 Septembre ? Et que penser des liens de ces saoudiens avec l’affaire Sawari-2 qui est autrement connue sous le nom de l’affaire Clearstream-3 [9], l’affaire des rétro-commisions sur la vente de frégates à l’Arabie Saoudite qui auraient été touchées par certains hommes politiques, affaire qui continue à faire couler beaucoup d’encre ? D’après l’Economiste [10], un quotidien marocain, Mohammed Hussein al-Amoudi est président du Al Amoudi Group Compagny Ltd d’Arabie Saoudite, l’un des principaux conglomérats du royaume, dont le directeur général est Ali ben Mussalam, impliqué dans l’affaire du contrat d’armement Sawari-2. Mohammed Hussein al-Amoudi et Khaled ben Mahfouz sont tous deux actionnaires de WorldSpace.
Dans son livre « Le coupable idéal » aux Editions Privé, Imad Lahoud qui est suspecté d’avoir falsifié les listing de Clearstream - mais l’ont-ils vraiment été ? - écrit qu’il aurait déclaré à Nicolas Sarkosy : « Ecoutez, la seule chose que j’ai évoquée avec Philippe Rondot, ce sont des comptes que vous auriez en Italie à propos de rétro-commissions sur le contrat d’armement Sawari-2. Je me dis que c’est le genre de chose qui ne devrait pas lui faire plaisir. Je voulais l’agacer. Je réussis mon coup au-delà de toutes mes espérances. Devant moi, Sarkozy explose littéralement de rage » [11]
Revenons à William Schneider. C’est un personnage politique influent aux USA, membre du PNAC, think-tank neoconservateur qui a argumenté dans une lettre [12] adressée à Clinton en 1998, la nécessité, déjà, de bombarder l’Irak prétextant un risque imminent pour les USA en s’appuyant sur la doctrine de la guerre préventive. William Schneider est l’un des promoteurs de l’IDS, l’Initiative de Défense Stratégique dite aussi « Guerre des étoiles ». Il a soutenu le concept de l’utilisation de bombes nucléaires dans le cadre de la guerre préventive.
Ce personnage est aussi l’associé de Mohamed Hussein al-Amoudi, fondateur du groupe Mohamed International Development Research and Organisation Company (Midroc) qu’il dirigeait aux côtés d’Ibrahim ben Ali ben Mussalam, l’un des principaux gestionnaires de la fortune du roi Fahd et qui a tenu un rôle de négociateur pour le contrat des frégates Sawari.
Schneider est donc à la fois un des protagonistes de la désinformation sur les armes de destruction massive en Irak par ses pressions sur Clinton et un proche des protagonistes de l’affaire Clearstream-3, cabale contre Dominique De Villepin, par ses liens avec ben Mussalam. William Schneider est aussi un administrateur d’EADS Etats-Unis et il était à ce titre l’un des principaux interlocuteurs du très américanophile Louis Gergorin, le corbeau de l’affaire Clearstream et l’un des fondateurs de la French American Foundation. Dominique De Villepin a été l’un des rares hommes politiques d’envergure internationale à dénoncer en 2003 la désinformation autour des armes de destruction massive. Dans son discours à l’ONU, il dénonce aussi les liens imaginaires entre Sadam Hussein et les attentats du 11 Septembre. A ce titre, il s’est attiré les foudres des néconservateurs « va t’en guerre », et il n’est pas étonnant qu’il puisse lui-même être victime d’une campagne de désinformation orchestrée par ceux-ci.
Pour être complet, il faut souligner que William Schneider a développé le concept de PO2G. Il s’agit d’une doctrine subversive visant à inciter les organisations terroristes à passer à l’action pour mieux les détruire. En clair, cette doctrine vise à promouvoir des attentats pour susciter une résistance qui pourra ensuite être anéantie par la suprématie militaire US. William Arkin [13] dans le Los Angeles Times, offre un excellent article détaillé sur l’ensemble des dépenses que les différents services militaires vont diriger vers de nouvelles capacités d’action clandestines, et accorde une attention particulière à la résurrection de l’ancien Intelligence Support Activity (ISA) de l’ex secrétaire à la défense de Reagan Franck Carlucci, rebaptisé Grey Fox qui propose d’institutionnaliser les activités du Groupe d’Opérations proactives et préventives (P2OG) afin de lancer des opérations secrètes visant à stimuler des réactions parmi les terroristes et les Etats possédant des armes de destruction massive, Autrement dit, il s’agit d’encourager des cellules terroristes à passer à l’action et les exposer à de promptes ripostes de la part des forces américaines.
Les attentats du 11 Septembre seraient, selon le rapport de la commission d’enquête, une défaillance des services des renseignements. Pourtant, le 19 juin 2005, le Times Herald révèle l’existence d’une unité de renseignement militaire « Able Danger » qui avait, selon toute vraisemblance, identifié Mohamed Atta et trois autres pirates du 11 Septembre (Nawaf Alhazmi, Khalid Almihdhar, Marwan Alshehhi) plus d’un an avant les attentats. Les quatre hommes sont identifiés comme membres d’al-Qaida oeuvrant aux Etats-Unis, dans la cellule dite de Brooklyn [14]. Cette unité de renseignement est une cellule secrète d’espionnage économique créée en 1999 sous l’administration Clinton. Elle deviendra par la suite l’héritière du réseau Gladio Stay Behind. Elle reprend le flambeau de Franck Calucci, patron du réseau US-ISA utilisé pour la prise d’otage à Téhéran en 1980. Pour cette opération, le gouvernement américain se servira des services de la BCCI de ben Mahfouz pour transiter les fonds de l’affaire Iran-Contras dirigée par le Lt Colonel Oliver North condamné en 1988 puis intégré par le Pentagone dans la chaîne Fox News, en tant qu’expert et analyste pour commenter le 11 Septembre. C’est le colonel Anthony Shaffer qui révéla l’identification de Mohamed Atta, mais l’armée ne voulut pas transmettre ces informations au FBI de John O’Neill [15].
Dans « Ben Laden, la vérité interdite » co-écrit avec Guillaume Dasquié, J.C. Brisard racontera sa réunion, à Paris, en août 2001, avec John O’Neill, ancien coordinateur de la lutte antiterroriste aux États-Unis, devenu numéro 2 du FBI à New-York chargé de la sécurité nationale, le directeur adjoint de la DST, responsable de la lutte anti-terroriste, et l’ancien chef de la section antiterroriste du Parquet de Paris Alain Marsaud.
En 2007, Guillaume Dasquié sera mis en garde à vue à la DST en raison, entre autres, de ses révélations sur le 11 septembre 2001. L’article qui a énervé les services de renseignement remonte au 16 avril 2007. Sur deux pages, dans Le Monde, titrées « 11 septembre 2001 : les Français en savaient long » le journaliste raconte avoir consulté 328 pages de rapports de la DGSE rédigées entre juillet 2000 et octobre 2001, détaillant l’état des connaissances des services secrets français sur la nébuleuse al-Qaida. Michèle Alliot-Marie, alors ministre de la Défense, décide de porter plainte contre le journaliste. Les autorités cherchent à connaître par quels moyens il a obtenu ces documents classifiés, en clair, qui à la DGSE les lui a transmis, en violation avec les droits des journalistes de ne pas divulguer leurs sources. Alors qui a-t-il contrarié par ses révélations ? La plainte contre lui pour « détention de documents classés secret défense » et « divulgation de fichiers ou de renseignements classés secret défense » officialise des informations qui jusque là auraient pu passer pour des rumeurs infondées.
Mais revenons à Pearl qui, bien qu’il n’ait pas encore saisi tous les aspects de ce jeu, fut le premier à avoir perçu l’imminence de cette guerre. Au tout début de l’année 2002, Pearl sera enlevé puis décapité au Pakistan. Il s’y était rendu pour mener l’enquête sur le terroriste aux chaussures explosives du vol Paris New-York, Richard Reid. Alors qu’il devait interviewer le cheikh Mubarak Ali Shah Gilani, un chef terroriste présumé, Pearl est enlevé par des activistes du « Mouvement national pour la restauration de la souveraineté pakistanaise » dirigé par un djihadiste nommé Omar Sheikh. Ce groupe, qui entretenait des contacts à la fois avec al-Qaida et avec l’ISI [16], prétendit que Pearl était un espion et, utilisant le courriel kidnapperguy@hotmail.com, présenta aux USA plusieurs demandes dont la libération de plusieurs détenus pakistanais et la reprise de la vente de F-16 au gouvernement pakistanais.
J.P. Cloutier dans ses Chroniques de Cybérie, a établi les étapes de cette affaire trouble.
Le 3 mars, le secrétaire d’État Colin Powell déclare en entrevue à la chaîne CNN n’avoir aucune preuve de l’implication des services secrets pakistanais (ISI) dans l’enlèvement du journaliste Daniel Pearl. Le même jour, toujours à CNN, on demande à l’ambassadeur du Pakistan à Washington, pourquoi le principal suspect Omar Sheikh a été détenu et interrogé pendant sept jours par l’ISI avant d’être livré aux autorités policières. Réponse : ce qui comptait c’était de ne pas informer le public et les autres ravisseurs de sa détention.
Le lendemain, le gouvernement pakistanais informe officiellement les autorités étasuniennes que le principal suspect dans l’enlèvement du journaliste Daniel Pearl sera d’abord jugé au Pakistan avant de procéder à toute demande d’extradition aux États-Unis. Selon le quotidien pakistanais Dawn, le ministère public se heurte toutefois à certaines difficultés : les présumés complices de Omar Sheikh sont toujours en liberté et le corps de Pearl n’a pas été retrouvé.
Le 5 mars, le quotidien Dawn qui cite des sources policières rapporte que ces dernières mettent en doute l’authenticité de la bande vidéo de l’assassinat de Pearl. De plus, il y a un fait nouveau qu’on s’explique mal. Pearl a été enlevé le 23 janvier. Le 4 février, un siège sur le vol PK-757 de la Pakistan International Airlines en direction de Londres est réservé en son nom. Le billet est annulé le 8 février par l’acheteur qui demeure inconnu.
Le 7 mars, le président pakistanais Pervez Musharraf commente ainsi la disparition de Daniel Pearl : « Il cherchait à en savoir trop. Il s’est trop investi dans son enquête. Il y a un danger dans cette profession. Nous devons être prudents. » Musharraf n’a pas précisé pour qui les journalistes curieux représentaient un danger, pas plus que ce qu’englobait ce »nous » qui doit être prudent.
Le 9 mars, c’est dans un fourgon blindé que le principal suspect, Omar Sheikh, a été amené devant un tribunal de Karachi pour l’audition d’un témoin important. Un chauffeur de taxi aurait vu Omar Sheikh accueillir Daniel Pearl au restaurant d’où il est disparu. Enfin, le 11 mars, le Times of India revient sur l’étrange déclaration de Pervez Musharraf et pose directement la question : Pearl aurait-il découvert certains secrets embarrassants pour les services de renseignement pakistanais, l’ISI ? Un observateur suggère : « Relisez le journal que Omar Sheikh tenait alors qu’il était emprisonné en Inde. Il est rempli de références élogieuses à l’endroit de l’homme qui l’a inspiré. Et cet homme est Shah Sahab, l’ancien agent de renseignement de l’ISI à qui Omar Sheikh s’est rendu le 5 février. »
Un tribunal de Karachi accordait un délai ultime au ministère public, le 20 mars, pour inculper formellement Omar Saeed Sheikh pour sa participation dans l’affaire Daniel Pearl, à défaut de quoi il serait extradé aux États-Unis. Les procureurs ont déclaré que si l’enquête piétine, c’est que de nombreux complices sont toujours au large et qu’ils sont confrontés à de fausses identités. L’épilogue de cette histoire sera signé du président pakistanais Pervez Musharraf qui déclara dans ses mémoires que Omar Sheikh était un agent double travaillant pour l’ISI et les services du MI6 de sa gracieuse majesté la reine d’Angleterre.
Les attentats du 11 Septembre ont été largement exploités par l’Office of Strategic Influence pour justifier la guerre en Irak en présentant Sadam Hussein comme un soutien d’al-Qaida. Or, l’Irak est un pays laïque et ben Laden un islamiste fervent, et toute alliance est improbable entre eux.
William Schneider est une pièce essentielle de ce dispositif de désinformation mis en place par les néoconservateurs du PNAC. Daniel Pearl, journaliste d’investigation dans la plus pure tradition de ce métier à haut risque, a payé de sa vie sa recherche de la vérité.
La piste de Richard Reid, le terroriste aux chaussures explosives du vol Paris New-York de décembre 2001, l’a mené au Pakistan, au cœur de l’échiquier international de la terreur. Ce qu’il était sur le point de découvrir, ou ce qu’il avait déjà découvert, lui a certainement valu le sort tragique qui lui a été réservé.
Rédaction Geopolintel
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