“Ils traversaient la frontière la peur au ventre, des Français apeurés qui considéraient que c’était ce qu’il fallait faire pour sauver leurs économies. Ils se disaient que, Mitterrand au pouvoir, tout allait être nationalisé et qu’ils seraient spoliés. La Suisse était souriante et rayonnante. C’était inespéré, tout cet argent frais qui arrivait dans les banques.”
Francs, lingots et napoléons passent la frontière.
Incrédulité des milieux économiques
Jusqu’au 10 mai 1981, la droite économique n’y avait pas cru. La gauche n’était pas légitime, elle allait tuer la poule aux œufs d’or. Les perspectives de nationalisation, de ministres communistes au gouvernement… les Français n’auraient pas l’imprudence d’élire un socialiste président ! Des autocollants de l’UNI (Union nationale interuniversitaire) promettaient le collectivisme en France et Michel Poniatowski, ministre de l’Intérieur dans le premier gouvernement de Raymond Barre, annonçait “les chars russes à la Concorde”. “On partira au Canada”, entendait-on chez les notables. C’était d’autant plus facile de dire n’importe quoi qu’on n’y croyait pas.
Jean-Marc Lech, alors président de l’Ifop (aujourd’hui d’Ipsos), se souvient des résistances lors de réunions où, avant le second tour, l’institut partageait avec quelques poignées de décideurs ses projections : l’assurance d’une victoire du candidat socialiste François Mitterrand. Visiblement inquiet, Jacques Calvet, alors patron de la BNP, était allé voir Jean-Marc Lech après une de ces présentations : “Vos résultats sont vraiment fondés ?” Et puis, parmi les invités, a émergé une nouvelle idée : tout n’était pas perdu, il y aurait un “réflexe de l’isoloir” auquel s’accrochaient des figures comme Ambroise Roux*. Autrement dit, les électeurs n’oseraient pas.
“Les milieux économiques et financiers avaient surtout eu la trouille lors des législatives de 1978”, se souvient aujourd’hui Jean-Marc Lech.
Trois ans plus tôt, la gauche, dont le programme annonçait beaucoup de nationalisations, semblait pouvoir gagner. La droite en était finalement sortie gagnante. On avait eu peur pour rien, inutile de s’inquiéter.
Le 24 avril 1981, deux jours avant le premier tour de la présidentielle, la Bourse de Paris, anticipant la réélection de Giscard, grimpe de 2%. Elle gagnera encore 2,5% le jeudi qui précède le second tour, raconte Frédéric Charpier dans Histoire secrète du patronat**. On se précipite même sur les titres des sociétés nationalisables, convaincu qu’ils bondiront dès que la perspective de la nationalisation sera oubliée.
“Avant le 10 mai, personne n’a peur parce que personne ne pense que le 10 mai va exister, résume Jean-Marc Lech. Après coup, il y a eu une panique réelle des patrons d’entreprise et de ceux qui avaient du fric.”
On joue à se faire peur
Puis c’est l’affolement à l’annonce des résultats. “Le collectivisme d’inspiration marxiste est désormais à nos portes”, écrit Le Figaro. Et si les promesses de nationalisation du secteur bancaire n’étaient que le début, avant la confiscation des biens des petits propriétaires ! “On joue à se faire peur, à imaginer des soviets dans les usines, à prédire l’instauration du collectivisme à marche forcée”, raconte Martine Orange dans Histoire secrète du patronat.
La Bourse de Paris, raconte Le Journal des finances du 12 mai 1981, “a ouvert lundi sous un tel afflux d’ordres de vente que seulement dix sociétés ont pu être cotées”. Les 13 et 14 mai, la Bourse de Paris perd 13,9% puis 9,5%. Certes, les marchés financiers ne représentent pas alors ce qu’ils sont aujourd’hui. Mais le marché des changes est bien plus secoué. Le cours du franc suisse s’emballe. “La Banque de France dépense 5 milliards de dollars pour soutenir le franc, soit le tiers de ses réserves en devises”, écrit Pierre Favier dans son très documenté 10 jours en mai***.
“L’erreur à ne pas commettre, c’est d’imaginer une situation économique paisible et un choc qui serait l’élection de Mitterrand, corrige toutefois Alain Boublil, alors chargé de l’économie au PS et membre de l’équipe de transition, tout cela s’est produit dans une situation d’instabilité majeure, l’inflation a été de 14% au premier trimestre en France, le franc est surévalué dans un contexte de parité fixe avec le mark, les Etats-Unis sont en récession…”
Jean-Yves Haberer, alors au Trésor, vient voir l’antenne présidentielle de la nouvelle équipe pour qu’ils interviennent. Faut-il imposer un contrôle des changes ? Dévaluer ? Mitterrand donne consigne à l’équipe de transition de ne pas bouger jusqu’à sa prise de fonction, convaincu que ces difficultés relèvent du gouvernement Barre toujours en place. Plus discrètement, le Président élu charge Claude de Kémoularia, un vieux copain banquier spécialiste du Proche-Orient à Paribas, de faire le tour des ambassadeurs des pays arabes pour les dissuader de retirer leurs pétrodollars, raconte encore Pierre Favier.
“Les émigrés de Coblence”
Car dans cette période d’interrègne – entre le 10 mai et l’installation de Mitterrand à l’Elysée le 21 –, ce ne sont pas seulement des Français qui déménagent leurs économies. Les capitaux étrangers aussi prennent la poudre d’escampette. “Paribas avait créé une filiale suisse dans l’idée de sauver l’essentiel de ses actifs”, se souvient encore Douglas Hornung. Quand cela se sait, son pdg Pierre Moussa est contraint à la démission. “Il est clair que la nationalisation ne nous vise pas comme un objet spécifique mais nous atteint comme un accident de chasse causé par des hommes à qui les Français ont eu la légèreté de confier pour un temps des fusils”, écrira le baron Guy de Rothschild dans Le Monde, n’hésitant pas à comparer les nationalisations prévisibles du secteur bancaire au traitement de sa famille sous Pétain.
Ceux qui se disent prêts à emmener leurs affaires ailleurs, l’imminent Premier ministre Pierre Mauroy les surnomme “les émigrés de Coblence” en hommage aux nobles que la Révolution française avait fait déguerpir. Combien seront-ils ? Très peu finalement selon l’avocat suisse Douglas Hornung qui blague qu’ils se “sont vite aperçus qu’on s’ennuyait en Suisse”.
Un seul homme d’affaires français est connu pour l’avoir fait : Bernard Arnault, alors âgé de 32 ans, dont la légende dit qu’il est parti aux Etats-Unis peu après le 10 mai. “En fait, les affaires immobilières de son père allaient mal en Floride. Il a été envoyé là-bas pour régler leurs problèmes”, raconte un acteur économique de l’époque. Pourquoi n’avoir jamais corrigé l’histoire ? “A l’époque, c’était assez bien vu de faire semblant de partir.”
Le soufflé de la panique retombe dix jours plus tard quand François Mitterrand s’installe à l’Elysée. Son premier gouvernement ne compte pas de ministre communiste. Ce n’est pas, comme la droite économique le redoutait, une grande figure de gauche, mais le rassurant Jacques Delors qui s’installe à l’Economie et aux Finances. Comme l’avait promis Plantu dans son dessin du Monde le 11 mai montrant un Français à sa fenêtre : “Ça alors, le Président est socialiste et la tour Eiffel est toujours à sa place !”
*Industriel, conseiller de Georges Pompidou, vice-président du CNPF pendant une dizaine d’années.
**Histoire secrète du patronat – de 1945 à nos jours de David Servenay, Benoît Collombat, Frédéric Charpier, Martine Orange et Erwan Seznec (La Découverte, 2009).
***10 jours en mai de Pierre Favier (Seuil, 21 avril 2011).