L’industrie, le trou noir de la « start-up nation » de Macron
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Et de 26 licornes tricolores. Dans le monde enchanté de la start-up nation, les jours se ressemblent et se suivent. Il y a quelques jours, c’est Spendesk, une plateforme spécialisée dans la gestion des dépenses opérationnelles des entreprises qui après avoir bouclé un tour de table de 100 millions d’euros, entrait dans le club de moins en moins fermé des pépites valorisées plus d’un milliard. La French Tech a ainsi atteint avec trois ans d’avance l’objectif fixé en 2019 par Emmanuel Macron, avec un montant total d’argent frais levés l’an passé atteignant les 12 milliards d’euros. Forcément, personne ne boudera son plaisir.
Derrière ces chiffres, une réalité : quasiment tous ces champions opèrent dans le numérique, la finance, ou le commerce en ligne, à l’image d’Alan (assurance), backmarket (e-commerce) ou encore Ivalua (logiciel). Aucun à l’exception d’Exotec, un fabricant de robots intelligents pour les entrepôts, est né dans l’industrie. Alors que les discours sur la souveraineté et la renaissance de l’industrie française sont sur toutes les lèvres - et dans les propositions des candidats à la présidentielle - les start-up industrielles peinent à séduire les investisseurs et trouver de l’argent pour grandir.
Certes, la BPI vient d’annoncer le lancement d’un nouveau fonds d’investissement spécialisé dans l’industrie et doté d’un milliard d’euros pour entrer au capital de ces jeunes pousses. Avec un objectif : aider à la construction d’une trentaine d’usines dans les années qui viennent. Une quinzaine de projets aurait déjà retenu l’attention de la banque publique, d’après nos informations. Louable effort mais sommes-nous là aussi encore à la hauteur ?
Dans la pharma, secteur oh combien stratégique, les biotechs françaises rongent leur frein. Un exemple : Novasep, le laboratoire français qui va produire une partie de la production mondiale du principe actif du Paxlovid, la pilule anti-Covid développée par Pfizer est en train de fusionner avec un laboratoire allemand, PharmaZell et le nouvel ensemble devrait être racheté par le fonds d’investissement britannique Bridgepoint. Le montant de l’opération est resté secret mais il devrait allègrement dépasser le milliard d’euros. Aucun investisseur privé ou public français n’a réussi à rivaliser.
Une haute fonction publique-privée à la française : près de la moitié du CAC40 a un patron issu des grands corps de l’État
Près de la moitié des grands patrons français sont issus de la haute fonction publique, à commencer par les grands corps de l’État comme l’Inspection générale des finances et les Mines. Conseils d’administration et comités exécutifs du CAC40 sont truffés d’anciens hauts fonctionnaires. Illustration de la compénétration typiquement française entre secteur public et intérêts privés, qui tourne de plus en plus à l’avantage de ces derniers. Nouvel extrait de notre « véritable bilan annuel » des grandes entreprises françaises.
On a l’habitude en France d’opposer diamétralement la sphère de l’État, garante de l’intérêt général, à celle des entreprises. Qu’il s’agisse de dénoncer le pouvoir excessif des intérêts privés ou au contraire de déplorer le trop grand poids de l’État, les deux côtés de l’échiquier politique se rejoignent au moins sur ce point.
Cette opposition est sans doute juste en théorie. Mais en pratique, alors que nous préparons à publier dans quelques semaines notre « véritable bilan annuel » des grandes entreprises françaises (voir ici une présentation de ce projet), difficile de passer à côté de ce qui fait l’une des spécificités de la France et de ses multinationales : le fait qu’un grand nombre de ces dernières soient dirigées par d’anciens hauts fonctionnaires, issus des plus prestigieux des grands corps de l’État comme l’Inspection générale des finances ou le corps des Mines.
Sur les 57 PDG, directeurs généraux et présidents du conseil d’administration qui dirigent aujourd’hui les géants du CAC40, on trouve ainsi un peu plus d’un tiers (20) de patrons ayant fait leurs armes à l’ENA et Polytechnique puis dans un grand corps de l’État. Si l’on ne retient que les patrons de nationalité française, la proportion atteint presque la moitié. Sur les 40 entreprises du CAC, 19 ont au moins un dirigeant (PDG, DG ou président du CA) issu de ce moule.
Le phénomène ne se limite pas au CAC40, mais se retrouve dans les firmes qui ne figurent pas (ou plus) au sein du principal indice boursier parisien, comme EDF (Jean-Bernard Lévy, X et corps des Mines) ou Alstom (Henri Poupart-Lafarge, X et Ponts). Outre les grandes écoles et la haute fonction publique proprement dite, la plupart de ces grands patrons publics-privés ont également fait un passage dans les cabinets ministériels.
Invasion du privé par le public, ou l’inverse ?
Patrick Pouyanné, l’actuel PDG de Total, est ainsi passé par Polytechnique et le corps des Mines. Il a ensuite occupé plusieurs postes au ministère de l’Industrie au cabinet du premier ministre Édouard Balladur entre 1993 et 1995, puis de François Fillon entre 1995 et 1997. Il rejoint ensuite l’entreprise pétrolière publique Elf et y demeure après son rachat par Total en 2000. Serge Weinberg, aujourd’hui président de Sanofi, est passé par l’ENA et divers postes de sous-préfet avant de rejoindre le cabinet de Laurent Fabius, puis le monde de l’entreprise. Alexandre Bompard, le nouveau PDG de Carrefour âgé de 45 ans, vient de l’Inspection générale des finances et du cabinet de François Fillon, lors du passage de ce dernier au ministère des Affaires sociales. Il a ensuite rejoint Canal+, puis Europe 1, puis Fnac et Darty. Stéphane Richard, inspecteur des finances, a été conseiller de Dominique Strauss-Kahn, avant de rejoindre Vivendi, puis les cabinets de Jean-Louis Borloo et Christine Lafgarge, puis France Télécom-Orange. Jean-Pierre Clamadieu, le directeur général de Solvay appelé à devenir le nouveau président du conseil d’administration d’Engie, issu du corps des Mines, est passé par les ministères du Travail et de l’Industrie avant de rejoindre Rhône-Poulenc, devenu Rhodia (pour ses activités chimiques), ensuite absorbé par Solvay. Et ainsi de suite.
Parce que le débat démocratique mérite mieux que la com’ du CAC 40, nous enquêtons.
La compénétration entre la haute fonction publique et les grandes entreprises n’est pas un phénomène nouveau en France. Mais depuis trente ans, avec les politiques de privatisation et la diffusion au sein même de l’État d’une idéologie délégitimant l’intervention publique et favorable au secteur privé, cette imbrication est devenue un instrument d’influence des multinationales tricolores sur les autorités publiques, plutôt que l’inverse. Elle a favorisé la constitution d’une sorte d’« État profond » public-privé, persuadé de d’incarner l’intérêt supérieur du pays, en mesure de s’opposer efficacement aux velléités de réforme des élus.
Le quinquennat de François Hollande en a vu plusieurs exemples, comme la loi sur la séparation des activités bancaires de 2013 réduite à peau de chagrin du fait de l’obstruction conjuguée du lobby bancaire, de Bercy et de la Banque de France. Ou encore la résistance acharnée et finalement victorieuse des partisans du nucléaire aux objectifs de fermeture de Fessenheim et de réduction de la part du nucléaire en France (lire notre enquête à ce sujet). Avec l’élection d’Emmanuel Macron, lui-même inspecteur général des finances, cet « État profond » arrive d’une certaine manière directement au pouvoir.
L’IGF et le corps des Mines, usines à grands patrons
S’il est deux secteurs où cette compénétration du public et du privé est éclatant, ce sont bien en effet ceux de la finance et de l’énergie (lire la note que nous avonc publiée avec Attac à ce sujet il y a quelques mois), incarnés respectivement par deux grands corps très influents, l’Inspection générale des finances et le corps des Mines [1]. Sans surprise, ce sont ces deux corps qui ont produit le plus de PDG du CAC40. De la première sont issus des patrons comme Jean Lemierre à BNP Paribas, Alexandre Bompard à Carrefour, Jean-Charles Naouri à Casino, Stéphane Richard à Orange, Pierre-André de Chalendar à Saint-Gobain ou Frédéric Oudéa à la Société générale. Du second proviennent Denis Ranque (Airbus), Jean-Laurent Bonnaffé (BNP Paribas), Isabelle Kocher (Engie), Jean-Pierre Clamadieu (Solvay et bientôt Engie), Patrick Pouyanné (Total) et Jacques Aschenbroich (Valeo). En troisième position, on trouve le corps des Ponts, qui a fourni ses patrons à Veolia et Vinci, mais aussi - hors CAC40 - à Alstom et Eiffage.
Les autres grands corps, comme le Conseil d’État et la Cour des comptes, sont nettement moins bien représentés, même si l’on trouve un conseiller d’État à la tête de Vallourec (hors CAC40), Philippe Crouzet, ou dans les comités exécutifs de firmes comme Carrefour, Veolia ou EDF.
Les directions de grands groupes privés truffées de hauts fonctionnaires
De fait, le même phénomène se retrouve dans les conseils d’administrations et les comités de direction des entreprises. Certaines d’entre elles sont littéralement truffées de hauts fonctionnaires. C’est le cas des groupes issus des anciens services publics nationaux comme Orange (avec un record de quatre inspecteurs généraux des finances à son conseil d’administration, plus un X Ponts, à quoi s’ajoutent trois hauts fonctionnaires en poste représentant l’État) ou EDF (plusieurs cadres issus du corps des Mines au comité de direction, ainsi que deux ex conseillers d’État et un ancien magistrat de la Cour des comptes). Mais c’est aussi le cas de groupes 100% privés comme Bouygues (qui compte plus d’anciens hauts fonctionnaires que de représentants de la famile Bouygues), Saint-Gobain (deux inspecteurs des finances et deux Mines au CA, à quoi s’ajoute une ancienne haute fonctionnaire) ou Veolia (deux corps des Ponts, deux Corps des Mines, trois IGF, une conseillère d’État, une Cour des comptes !). Il faut dire que certaines de ces firmes tirent une bonne partie de leur fortune de la commande publique et de leurs proximité avec les pouvoirs en place.
Ces dirigeants d’entreprises issus des grands corps de l’État, censés avoir été nourris aux valeurs du service public et de l’intérêt général, se comportent-ils différemment des autres ? Si l’on s’en tient à des indicateurs comme la redistribution de dividendes aux actionnaires ou les inégalités salariales, pas vraiment. Selon nos estimations, pour l’année 2017, les entreprises ayant un patron issu d’un grand corps de hauts fonctionnaires ont distribué en moyenne 57% de leurs bénéfices sous formes de dividendes (hors rachats d’actions), contre 55% pour les autres. Leur salaire moyen s’élevait à 4,1 millions d’euros [2], contre 4,6 millions pour les autres.