Regardez “Cash investigation” sur les multinationales qui font main basse sur nos fruits et légumes
Vitamines évaporées, blé de plus en plus dur à digérer, semences aux mains de quelques géants pas si verts… Les multinationales font une razzia sur les végétaux. Et “Cash investigation” met une nouvelle fois les pieds dans le plat.
L’équipe de Cash investigation a un solide appétit. Après la charcuterie, le beurre et le thon en boîte, c’est dans le cabas de fruits et légumes que le magazine d’enquête est allé mettre son nez. Et en a ramené, avec son mordant habituel, un filet garni de révélations plus ou moins goûteuses à avaler. Des tomates dont les vitamines se sont envolées en un demi-siècle aux variétés de blé calibrées qui mettent à rude épreuve notre système digestif, en passant par la mainmise sur les semences d’une poignée de multinationales, on en découvre des vertes et des pas mûres sous le panier de primeurs. Epluchage par le menu de l’envers du « cinq fruits et légumes par jour ».
Elle est ronde, rouge, et c’est le best-seller du rayon primeur. Une promesse de soleil dans l’assiette, avec du basilic et de la mozzarella. Mais la tomate fait en réalité bien grise mine. En cinquante ans, elle aurait perdu 69 % de sa teneur en vitamine C, révèle Linda Bendali, la journaliste qui est allée fouiner sous les serres industrielles où poussent désormais la majorité de ces fruits calibrés, sans jamais voir la couleur de la pleine terre.
C’est hors sol, sur un substrat ressemblant à une éponge et perfusées de tuyaux pour leur assurer une croissance optimale que sont élevées 90 % des tomates produites en France aujourd’hui – la Bretagne, plus connue pour ses choux-fleurs et ses pommes de terre, étant devenue le nouveau champion du secteur. Dans une ambiance climatisée à 21°C hiver comme été, les grappes prospèrent de fin mars à mi-novembre, défiant les lois et les rythmes naturels. Leurs rondeurs sont parfaitement calibrées, et homogènes.
« Cette standardisation est attendue par le consommateur, elle le rassure », justifie le représentant du CTIFL (Centre technique interprofessionnel des fruits et légumes) qui a bien voulu ouvrir ses portes aux caméras de Cash investigation. Un consommateur qui refuserait donc les bosses, les taches, les légumes à gueule cassée. Et en est réduit à consommer des produits en plastique, vidés de leur goût, de leurs vitamines et sels minéraux, capables de résister à tous les chocs lors de leur longue chaîne de transport, sans prendre une ride ou se noircir d’une trace de moisissure pendant trois semaines…
Bonne ou mauvaise graine ? La question des semences demeure un angle mort.
Fantasme d’industriel et cauchemar d’épicurien, cette tomate éternelle issue d’une multitude d’hybridations est le fruit des expérimentations d’un chercheur israélien, Haim Rabinovitch, qui a travaillé pour les poids lourds des semenciers du secteur. Ses travaux sur les gènes bloquant le mûrissement ont révolutionné le marché mondial, permettant une juteuse commercialisation longue durée. Dans sa ferme-laboratoire, l’agronome, qui parle cash, est invité par la journaliste à croquer dans un de ces fruits à la jeunesse éternelle. Constat sans détour : « Ça n’a aucun goût. » Mais, ajoute-il, désarmant : « Toutes les tomates n’ont pas besoin d’avoir du goût. Si vous ajoutez du sel et de l’huile d’olive, vous n’en avez pas besoin… »
Si de nombreuses enquêtes se sont penchées sur les circuits de commercialisation des fruits et légumes, la question des semences demeure un angle mort. Un terrain pertinemment défriché par Linda Bendali dans cette investigation aux racines du végétal, posant la question de la genèse des petites graines qui feront les bons plants et les gros profits. Une poignée de géants – dont Bayer-Monsanto, Syngenta, Dupont ou le Français Limagrain – se partagent un secteur florissant dont les cours n’ont rien à envier à ceux de l’or. Le kilo de graines de tomate peut y atteindre 400 000 euros.
Remontant la filière jusqu’à ses toutes petites mains, la journaliste débusque dans les champs du Karnataka, en Inde, des pratiques sociales – et des salaires – qui jurent avec ces chiffres astronomiques. Des enfants, des femmes payées en dessous du minimum légal extraient les graines sous un soleil de plomb ou pollinisent les plants un par un à la pince à épiler. En 2016, le rapport accablant d’une ONG néerlandaise a pointé ces pratiques, estimant que 16 % des travailleurs qui produisent les semences pour les multinationales occidentales avaient moins de 14 ans. Confronté aux faits, un cadre dirigeant de Limagrain assure qu’« il y a sur le travail des enfants une tolérance zéro ». Mais semble à court d’arguments pour justifier que ses salariés indiens soient payés 3,5 euros la journée, quand le minimum légal s’élève à 4,25 euros…
Autre sujet qui fâche, la mainmise des industriels sur le marché des semences. Des multinationales imposant des variétés hybrides et rendant captifs les maraîchers avec des graines qui ne peuvent être replantées d’une année sur l’autre et doivent être rachetées à chaque semis. Des voix de plus en plus nombreuses s’élèvent contre ce hold-up, à commencer par celle de l’ancien rapporteur de l’ONU Olivier de Schutter, qui alerte sur la menace pour la biodiversité. Ou encore le chef cuisinier Olivier Roellinger, qui dénonce une « privatisation du vivant » et plaide pour des semences libres, hors des carcans du catalogue officiel dans lequel les hybrides sont devenus la norme imposée.
Le blé non plus n’échappe pas à la standardisation et aux lois de la productivité maximale. Pour qu’ils lui fournissent des céréales permettant une panification optimisée, Jacquet, le géant français du pain de mie (filiale du semencier Limagrain), vend aux agriculteurs des variétés de graines dont les propriétés ont été boostées. Et notamment « leur qualité boulangère », la capacité de la pâte à gonfler.
Ces variétés permettent un pétrissage intensif. Mais les protéines de gluten, constitué lors du mélange de la farine avec l’eau, sont plus grosses, moins facilement sécables par l’organisme lors de la digestion, explique un chercheur. Ces modifications du blé expliqueraient, selon certains médecins, l’augmentation de l’intolérance au gluten, dont souffrirait aujourd’hui 6 % de la population occidentale. Les effets délétères d’un pain adapté aux besoins de l’industrie plus qu’à ceux de notre organisme.
Après avoir travaillé pendant des années avec les industriels de la semence et permis de développer des variétés de céréales au rendement maximal, l’Inra (Institut national de la recherche agronomique) a récemment décidé de se pencher sur cette nouvelle hypersensibilité au gluten. Et lancé l’an dernier sa première étude sur le sujet.
Tandis qu’une nouvelle génération de paysans-boulangers redécouvre les vertus des blés anciens. L’un d’eux, Jean-François Berthelot, qui fabrique du pain au levain à l’ancienne près d’Agen, sera présent sur le plateau de Cash investigation lors du débat qui prolonge l’émission. Tout comme le fondateur du Réseau paysan 21, Maxime Schmitt, qui distribue en circuit court les fruits et les légumes de petits producteurs dans la région de Nice. Une manière d’ouvrir des perspectives et d’explorer les initiatives qui se développent pour résister à cette industrialisation délétère du végétal. Et de rappeler que le changement dans les champs et sur les étals passe aussi par nos choix de consommation.