Quand le patron d’Alcatel rêvait d’une entreprise « sans usines »
Un livre joliment titré « Ils se croyaient les meilleurs » revient sur les grandes erreurs de patrons qui ont ruiné des géants industriels. Exemple emblématique : Alcatel et son PDG Serge Tchuruk.
Voilà un livre qui vient s’insérer dans un climat social soudainement tendu par le projet de loi El Khomry : ce n’était pas le but de l’auteure, la journaliste Christine Kerdellant, qui a écrit « Ils se croyaient les meilleurs », une histoire des grandes erreurs de patrons qui ont provoqué la chute d’empires industriels.
« Ils se croyaient les meilleurs » de Christine Kerdellant, éd. Denoël, février 2016
Le propos de Christine Kerdellant, diplômée de l’école de commerce HEC égarée en journalisme, n’est pas de mettre les patrons en accusation, mais simplement de montrer, par une belle série d’exemples, en France et à l’étranger, comment les plus puissants peuvent tomber par aveuglement, excès d’orgueil ou de confiance, incapacité à anticiper sur l’innovation de rupture qui viendra bousculer leur modèle (la fameuse « ubérisation »).
Mais au passage, elle vient peser sur un débat public dans lequel le patronat se pose en donneur de leçons, et même parfois d’ordres, à un gouvernement tétanisé par son incapacité à inverser cette foutue courbe du chômage, et un contexte dans lequel les entreprises ont reçu de gros chèques de l’Etat sans contrepartie, comme si elles en avaient nécessairement le meilleur usage pour la société...
Alcatel, un « champion national »
Dans la longue liste d’exemples cités par Christine Kerdellant, et dont certains sont célèbres comme Eastman Kodak qui a raté la lame de fond de la photo numérique, il est un cas français emblématique et qui vient de se conclure par la disparition corps et âme de l’un des fleurons de l’industrie nationale, avalé par l’un de ses concurrents : Alcatel, récemment racheté par le finlandais Nokia.
Alcatel, rappelons-le, c’était au début des années 2000, 120 sites industriels, 150 000 salariés dans le monde, numéro un mondial de la fibre optique, équipementier télécoms capable de damer le pion aux plus grands qui n’étaient pas encore chinois.
Dans « Ils se croyaient les meilleurs », Christine Kerdellant rappelle l’incroyable bévue de Serge Tchuruk, le PDG d’Alcatel, ancien patron de Total, « austère et tranchant, arrivé comme un sauveur six ans plus tôt pour recentrer sur les télécoms ce conglomérat industriel (il était en effet présent dans les médias, l’optique, le transport ferroviaire, les centrales électriques...) ».
Serge Tchuruk, adepte du « fabless »
Coup de tonnerre en juin 2001, Serge Tchuruk proclame :
« Alcatel doit devenir une entreprise sans usines. »
En anglais, « fabless », sans fabrication. Un concept qui était à la mode à cette époque, qui popularisait l’idée que la « valeur ajoutée » (sous-entendu pour l’actionnaire) était dans la matière grise, dans les centre de R’amp ;D (recherche et développement) et dans les brevets, pas dans les usines tournevis qui pouvaient tout aussi bien être externalisées en Chine ou ailleurs.
Christine Kerdellant raconte :
« Stupeur dans les 120 sites du groupe, chez les 150 000 salariés qui découvrent à quel point l’obsession de “maximaliser la valeur de l’actionnaire” fait d’eux un facteur de production comme un autre. “La valeur ajoutée manufacturière tend à décroître quand la valeur immatérielle s’accroît sans cesse”, explique Tchuruk, qui a le sentiment de ne s’adresser qu’aux investisseurs inquiets : l’action Alcatel est tombée en quelques mois de 100 euros à 30, faisant les frais de l’explosion de la bulle internet après avoir bien profité de l’euphorie financière. Il ne réalise pas que les cloisons ne sont pas étanches et que les discours aux analystes financiers sont évidemment relayés en interne : son maniement des concepts à la mode – externalisation, dématérialisation... – crée la panique à bord. Rien de tel pour enclencher la spirale du déclin que les prophéties autoréalisatrices. Il met son plan à exécution : d’un plan social à l’autre, d’un mouvement social à l’autre, l’équipementier télécoms s’achemine inéluctablement vers un groupe sans usines... et sans salariés : en 2003, les effectifs ont été réduits des deux tiers, à 58 000 personnes, et les sites des trois quarts, à 30 usines. »
« Dégringolade humaine »
« Une dégringolade humaine et une déconfiture financière que la noce avec Lucent – en dépit de la déclaration initiale de Pat Russo [pédégère de l’entreprise américaine puis commune franco-américaine, ndlr] affirmant que le groupe “ne pourra pas se passer d’usines” – va accélérer encore. Alcatel-Lucent devra même gager son précieux portefeuille de brevets pour obtenir un crédit. La suite, on la connaît. Les historiens économiques diront un jour si Alcatel est mort pour ce mot malheureux de Tchuruk, ou pour treize années de gestion déplorable. »
Cette triste histoire n’explique pas à elle seule comment la France s’est désindustrialisée massivement au cours des quinze dernières années et s’est installée dans le chômage de masse ; mais elle montre assurément comment les entreprises sont loin d’être infaillibles, surtout quand leurs dirigeants, interchangeables d’un secteur à l’autre, cèdent aux modes intellectuelles qui sont parfois des lubies.
A méditer en ces temps troublés où la nouvelle doxa fait de la flexibilité du travail la clé de voute de la relance économique de la France, et transforme tout doute exprimé en public en signe d’archaïsme presque aussi dangereux qu’un signe de radicalisation islamiste... C’est sans doute ce que devait répondre Serge Tchuruk à ceux qui criaient « casse-cou » en 2001.