L’existence de sacrifices d’enfants dans les sociétés anciennes est une réalité attestée. On en retrouve notamment la trace en Amérique, dans les civilisations pré-colombiennes. Georges Bataille évoque ces pratiques dans La Part maudite (1949) : « Les Mexicains immolaient des enfants que l’on choisissait parmi les leurs. Mais on dut prévoir des peines sévères contre ceux qui s’éloignaient de leur cortège, lorsqu’ils se rendaient aux autels. Le sacrifice est fait d’un mélange d’angoisse et de frénésie. » On en retrouve également la trace chez les peuples du Moyen-Orient, sous la forme de rituels consacrés au dieu Moloch, condamnés dans le Lévitique : « Tu ne livreras aucun de tes enfants pour le faire passer à Moloch » (Lv 18:21).
Ces pratiques sont associées par la Bible aux Cananéens, mais elles avaient cours, à une époque reculée, chez de nombreuses peuplades de la région : Moabites, Israélites, etc. Les Carthaginois, également, pratiquaient le molk, le sacrifice des nouveaux-nés, pour honorer la divinité Ba’al Hammon lors d’holocaustes publics auxquels se substitueront, avec la domination romaine, des sacrifices animaux (même si les sacrifices d’enfants continueront à avoir cours en privé). Le molk punique, étudié par l’historien Marcel Le Glay dans Saturne africain (1961-66), est mis en scène dans le roman Salammbô (1862) de Flaubert.
Pour l’heure, les sacrifices humains sur le sol européen ne sont pas clairement attestés mais le débat reste ouvert. Et pour clore ce panorama un brin morbide, et bien que cette pratique terrifiante soit en grande partie disparue, certains groupes humains continuent de s’y adonner, comme en Ouganda, où des enfants sont parfois pris pour cible par des pratiques de sorcellerie.
La valeur de l’innocence
Pourquoi, au juste, sacrifier des enfants ?
Les diverses pistes d’interprétation supposent toutes de revenir au sens du sacrifice lui-même. Dans son Histoire naturelle de la religion (1757), Hume écrit : « Un sacrifice est considéré comme un présent : or, pour donner une chose à Dieu, il faut la détruire pour l’homme. » Le sacrifice est un cadeau fait aux dieux. Plus elle est coûteuse pour les hommes, plus l’offrande a de valeur pour les divinités – et plus l’on peut espérer d’elles de grands bienfaits. Quoi de plus coûteux, pour un parent, que d’immoler son enfant ? N’est-ce pas là le sacrifice ultime – comme la Bible elle-même le suppose avec le sacrifice d’Isaac, exigé à Abraham en guise d’acte de foi puis volontairement interrompu –, donc celui qui a le plus d’effet sur les dieux ?
L’innocence même du sacrifié, dont l’holocauste est parfaitement arbitraire, sans raison, exacerbe encore cette difficulté de la mise à mort de l’enfant. Le penseur ésotérique britannique Aleister Crowley le dit à sa manière dans Magick in Theory and Practice : « Pour le travail spirituel le plus élevé, vous devez toujours choisir une victime avec la force la plus grande et la plus pure. L’objet le plus adapté et satisfaisant, dans ce cas, est l’enfant même d’une innocence et d’une intelligence parfaites. »
L’excès de l’énergie
On pourrait objecter que cette interprétation est biaisée par une vision très moderne, qui confère à l’enfant une valeur considérable qu’il n’avait pas nécessairement dans le passé. Mais comment, alors, comprendre le sacrifice de sa progéniture ? Allusivement, Bataille aborde le sujet du point de vue d’une économie énergétique générale des sociétés. Selon lui, la vie est caractérisée par un excès d’énergie, qui menace sans arrêt les sociétés d’effondrement. Cette surabondance doit impérativement être consumée, dilapidée. Tel est le sens des rituels sacrificiels en général.
Mais pourquoi celui des enfants en particulier ?
Peut-être précisément parce que les enfants, les naissances, la reproduction sont autant de facettes exprimant la surabondance de l’énergie. C’est d’ailleurs par le renoncement partiel à l’engendrement qu’une société comme la tibétaine est parvenue à « donner au problème de l’excédent une solution qui en étanche au-dedans sa violence explosive : une construction interne si parfaite, si exempte de contre-coût si contraire à l’accumulation, que l’on ne puisse envisager le moindre accroissement du système. Le célibat de la masse des moines introduisait même une menace de dépopulation. […] Le revenu des monastères assurait la consommation des richesses, maintenant en vie une masse de consommateurs stériles. »
La marginalité de l’enfant
Par ailleurs, l’enfant, en tant qu’il mêle les traits de sa mère et de son père, évoque une certaine indistinction des sexes, ce qui fait de lui une victime privilégiée des crises sacrificielles, qui sont toujours pour René Girard des crises d’indifférenciation, de confusion. Lorsqu’une communauté humaine est sous le coup d’une menace, cette menace réveille la violence enfouie sous-jacente à l’ordre social. Il faut alors l’expulser, la conjurer, en la concentrant sur une « victime sacrificielle » dont la mort, espère-t-on, chassera le mal. La victime, bien sûr, n’a aucune responsabilité réelle dans l’affaire. Elle est proprement arbitraire. Mais son choix répond à certains critères, comme le souligne Girard dans La Violence et le Sacré (1972) :
“La société cherche à détourner vers une victime relativement indifférente, une victime ‘sacrifiable’ une violence qui risque de frapper ses propres membres, ceux qu’elle entend à tout prix protéger. […] On comprend maintenant pourquoi les victimes rituelles sont presque toujours empruntées des catégories […] marginales, esclaves, enfants, bétail, etc. Nous avons vu plus haut que cette marginalité permet au sacrifice d’exercer sa fonction. Pour que la victime puisse polariser les tendances agressives, pour que le transfert puisse s’effectuer, […] il faut que la victime ne soit ni trop, ni pas assez étrangère à cette même communauté”
René Girard, La Violence et le Sacré
De ce point de vue, « les êtres les plus faibles et les plus désarmés, en particulier les jeunes enfants » font des victimes idoines : non parce qu’ils auraient une valeur particulièrement forte, mais parce qu’ils ne sont pas encore comptés comme des hommes au sein de la communauté humaine.
La frénésie mystique
L’enfant n’est bien entendu pas le seul à prétendre à une telle marginalité. Le souverain ou la classe dirigeante peuvent à l’occasion devenir des victimes sacrificielles. Les critères peuvent à vrai dire se combiner, et tendent à l’être dans les moments de crises intenses. « Plus la crise est aiguë, plus la victime doit être précieuse. » C’est ce qui se passe dans Salammbô, lors du siège de Carthage. « Le choix devait tomber exclusivement sur les grandes familles », sur l’enfant du général Hamilcar en particulier (que son père tente de sauver en lui substituant un autre enfant).
Les héritiers des puissants constituent des victimes doublement adaptées parce qu’ils cumulent deux formes de marginalité. « Ce ne sont pas des hommes, mais des bœufs », lancent les prêtres en les immolant. Alors que la paix permet une modération de la logique sacrificielle, et en un transfert de cette logique sur des objets toujours moins humains (animaux, boissons, etc.), la crise provoque une crispation et un déchaînement. « À mesure que les prêtres se hâtaient, la frénésie du peuple augmentait. » Le peuple est pris d’une « volupté mystique ». La sacralisation du rituel, censée canaliser la violence, devient le vecteur de son exacerbation en cas de crises – dans des situations de guerre ou, comme c’est peut-être le cas avec le peuple Chimù, de famines.