Au demeurant qui sont ces miliciens volontiers assassins ? Aux côtés des bandéristes extrémistes de Pravy Sektor l’on sait à présent que se trouvent des hommes des grandes sociétés de mercenariat américaines, telle « Academi » fille puînée de Black Water de sinistre mémoire… ainsi que des djihadistes montées du front syrien avec le soutien de la famille royale séoudienne humiliée par le refus du Kremlin d’abandonner son allié Bachar el-Assad. L’affaire ukrainienne s’internationalise donc à l’instar de ce qui se passa voici trois ans en Syrie.
En conséquence de quoi, dans l’est et le sud de Ukraine les armes parlent de plus en plus souvent et de plus en plus en violemment. Surtout depuis le traumatisme que constitua pour les occidentalistes l’émancipation de la péninsule criméenne. À ce titre, la semaine qui vient de précéder le référendum a connu deux bains de sang particulièrement odieux, drames qui donnent le ton et la mesure des événements en cours. Le premier fut l’incendie le 2 mai de la Maison des syndicats à Odessa dans lequel une quarantaine de personnes trouvèrent la mort dans des circonstances non élucidées. L’autre, le 9 mai à Marioupol, port de la Mer d’Azov, avec une vingtaine de morts après que des paramilitaires eurent ouvert le feu sur la foule.
Après les référendums du Donbass
Alors que les Vingt-Huit examinaient ce lundi 12 mai l’éventualité de sanctions renforcées à l’égard de Moscou, dès le mardi 13 ce sera au tour du gouvernement provisoire ukrainien conduit par le Premier ministre Arseni Iatseniouk, d’être reçu par la Commission européenne à Bruxelles. Or ce même12 mai, le porte-parole du Kremlin déclarait pour sa part que la Fédération de Russie « respectait » la volonté d’indépendance des Ukrainiens de l’Est, tout en comptant désormais sur l’ouverture d’un vrai « dialogue » entre les régions séparatistes et Kiev… « Nous respectons à Moscou l’expression de la volonté des populations des régions de Donetsk et Lougansk et partons du principe que la mise en œuvre pratique du résultat des référendums se fera de manière civilisée, sans aucune récidive de violence [1],par le dialogue entre les représentants de Kiev, Donetsk et Lougansk ». En outre, Sergueï Lavrov ministre des Affaires étrangères, récusait par avance tout projet visant à conduire de nouveaux pourparlers quadripartites - Russie/Ukraine/Union-européenne/États-Unis - si un dialogue approfondi ne s’engageait pas maintenant entre Kiev et les représentants des régions de l’Est… « Se réunir à nouveau n’a pas aucun sens si les opposants au régime ne sont pas inclus dans un dialogue direct ayant pour objet une authentique sortie de crise ».
Alors que les régions de Donetsk et de Lougansk, soit 7,3 millions d’habitants sur les 45,5 millions que compte l’Ukraine, s’apprêtaient à se prononcer le 11 mai par voie de référendum sur l’« indépendance » de ces deux « républiques populaires », le président Hollande rencontrait deux jours auparavant, et sous une pluie battante, la chancelière Merkel dans sa circonscription électorale de Stralsund. À cette occasion les deux chefs de gouvernements se crurent obligés de dénoncer une fois de plus, après la votation criméenne, « l’illégalité » de ces référendums… tout en ne manquant pas de recommander modestement dans un communiqué commun que « les forces russes stationnées à proximité de la frontière ukrainienne réduisent de manière visible leur posture d’alerte » [lemonde.fr10mai]. Bis repetita, M. Hollande, grand commis voyageur, arrivait le jour même du scrutin d’autodétermination dans la capitale azerbaïdjanaise, Bakou où il vitupérait ces « vraies-fausses » consultations, les stigmatisant comme « nulles et non avenues » [20minutes.fr11mai14]. Personne évidemment ne s’aventurera à demander de quoi le président français vient-il se mêler ? Et oncques ne lui recommandera de commencer par balayer devant sa malpropre porte !
Pourtant, prenant les devant, le président russe, soucieux de ne pas faire monter la tension et sûr que le temps joue en faveur d’un retour à terme du Donbass dans la Fédération, demandait de différer ces consultations, mais en vain, les populations l’entendant d’une autre oreille… « Poutine est aimable de se préoccuper de nous, mais la population veut ici un référendum et elle l’aura » tandis que la foule clamait « Donbass, Donbass… oui à la république autonome du Donbass ! » [lenouvelobservateur.fr10mai14]. Sur les bulletins de ceux que la presse européiste bien intentionnée - objective, moraliste et légaliste - nomme « les rebelles » ou les « insurgés » [2] figure une seule question libellée en ukrainien et en russe : « Approuvez-vous l’indépendance de la République populaire de Donetsk ? » et « Approuvez-vous l’indépendance de la République populaire de Lougansk ? ». Reste que les jeux étaient faits d’avance tant est fort le rejet des gens de Kiev.
Aussi n’est-il pas surprenant que le résultat de à Donetsk, avec un taux de participation estimé de 74,87 soit 2,24 millions de votants, ait été à 89,07 % en faveur de l’indépendance de la région [contre 10,19 % et 0,74% de bulletins nuls]. À Lugansk, le taux de participation aura été de 81%, soit 1,3 million de votants et 95,98% des voix là également se sont portées sur le choix de l’indépendance. Cela avec pour objectif avoué de fonder la « souveraineté étatique » des deux « Républiques populaires ». Les esprits chagrins objecteront que le scrutin s’est déroulé en l’absence de toute procédure d’enregistrement officielle, d’observateurs neutres et de la plupart des médias, dont la présence avait été proscrite par les séparatistes [lemonde.fr12mai14]. Comme attendu, divers incidents ont émaillé la consultation comme à Krasnoarmiïsk, agglomération de 65 000 habitants située à l’ouest de Donetsk où des miliciens ukrainiens ont investi les bâtiments officiels où se déroulait le référendum… en tirant sur la foule qui les invectivait !
Milices et mercenaires
L’hebdomadaire allemand Bild am Sonntag [BamS] révèle à ce propos que quelque quatre cents mercenaires de la transnationale Academi – mieux connue sous son ancien nom de Blackwater dont les exploits irakiens sont bien connus – opèrent en Ukraine aux côtés de l’armée et des unités spéciales de police ukrainienne dans les opérations anti-terroristes lancées contre les séparatistes. Ces « spécialistes » américains coordonnent et dirigent, semble-t-il, des opérations de guérilla contre les dissidents aux abords de l’enclave de Slaviansk [lepoint.fr11mai14]. L’information est aujourd’hui reprise, une fois n’est pas coutume, par toute la grande presse hexagonale. L’information proviendrait à la source de d’interception par l’Agence nationale de sécurité américaine [NSA] d’échanges radio entre des centres de commandement de l’armée russe. Une information qui aurait ensuite été communiquée aux Services de renseignement allemands [BND], lesquels en auraient informé le gouvernement fédéral dès le 29 avril. Néanmoins le 8 mai, le Service de sécurité ukrainien persévérait à soutenir qu’aucun étranger n’était impliqué dans les opérations. Au demeurant, l’article ne précise pas pour quelle raison ni pourquoi la NSA n’avait pas été - apparemment - au courant « en amont », cela sans avoir recours à ses grandes oreilles satellitaires puisque les contractants étaient en principe pilotés depuis le territoire des É-U ?
Le Bild rappelle par ailleurs que la Russie avait déjà dénoncé il y a quelques semaines la présence de mercenaires américains en appui aux troupes gouvernementales ukrainiennes. Ce que l’ambassadeur américain à Kiev, Geoffrey Pyatt avait farouchement démenti à la mi-mars.
À la même époque BamS [4mai14] avait également révélé que des agents de la CIA et du FBI assistaient Kiev dans ses actions de contre dissidence sans toutefois participer directement aux opérations.
Enfin, et pour faire bonne mesure, à ces soldats de fortune sous bannière de la CIA, s’ajouterait un fort contingent de takfiristes provenant des théâtres d’opérations syriens… où les prémisses de la déroute se font sentir dans le camp djihadiste. Ces combattants de nationalité séoudienne et tchétchène bénéficieraient du soutien financier et logistique de Riyad et de ses Moukhabarat… C’est en tout cas ce qu’en dit un officier de renseignement arabe dont l’Agence Fars news a recueilli les confidence [farsnews.com4mai14]. Selon cette source, le Royaume chercherait à tirer vengeance – un mobile plausible même si la source demeure inconnue et invérifiable ! – de la Russie pour son soutien sans faille à Damas. Pour mémoire, l’été dernier le Prince Bandar invité à Moscou aurait proposé au président Poutine de lui assurer la sécurité des Jeux de Sotchi – menacés par les terroristes du nord Caucase - en échange d’un abandon du régime syrien. Marché assorti d’une offre alléchante de partenariat stratégique sur le marché pétrolier. Mais le refus sans ambages de Poutine aurait suscité chez son interlocuteur - qui avait perdu la face à cette occasion - un ressentiment durable.
Quoiqu’il en soi, totalement vérifiées ou non, de telles informations montrent à l’évidence l’amorce d’un conflit internationalisé sous la surface des apparences et au-delà- du brouillard médiatique… les choses ne s’étant pas d’ailleurs pas déroulées autrement en Syrie avec le soutien d’experts et de conseillers étrangers dont la présence avaient permis au conflit de prendre les proportions que l’on sait sous couvert de guerre civile.
Calmer le jeu
En demandant aux séparatistes de renoncer au référendum du 11 mai, tout en validant l’élection présidentielle du 25 mai, Vladimir Poutine s’est placé délibérément en porte-à-faux vis-à-vis des discours hystériquement russophobes des chancelleries de l’Ouest et de leurs relais de presse. « Sur le plan diplomatique, il favorise un dialogue constructif avec Berlin… Il sait que les Américains et leurs alliés sont soit réticents soit gênés pour appliquer un réel train de sanctions. Il joue de leurs divisions et choisit ses interlocuteurs… » « Au plan médiatique, il calme le jeu ce qui déconcerte grandement ceux qui l’on enfermé dans le rôle étroit du dictateur cynique » [Christèle/bvoltaire.fr9mai14].
De manière analogue, en vue d’un apaisement des tensions et hors de toute langue de bois, l’ancien chancelier allemand Gerhard Schröder [1998/2005], reconverti dans le partenariat énergétique germano-russe en tant que président du consortium initié par Gazprom pour la mise en œuvre du gazoduc Nord Stream, considère que l’Union Européenne est la première responsable de la crise ukrainienne… pour avoir imposé indûment Kiev de choisir entre l’Ue et la Russie [WeltamSonntag11mai14]… « L’erreur fondamentale vient de la politique de l’Ue en faveur d’un traité d’association… [Celle-ci] a ignoré le fait que l’Ukraine est un pays profondément divisé culturellement. Depuis toujours, les gens du sud et de l’est du pays sont plutôt tournés vers la Russie et ceux de l’ouest plutôt vers l’Ue… On pouvait parler d’un traité d’association, mais il aurait fallu le faire avec la Russie en même temps. L’erreur de départ a été de dire [de façon exclusive] ce sera ou un traité d’association avec l’Ue ou une union douanière avec la Russie » ! Quant à « l’idée qu’il suffirait au président russe ou à son chef du gouvernement de dire “ça suffit” pour que tout rentre dans l’ordre, cela n’est vraiment pas réaliste ! » [lexpress.fr11mai14].
Détester Poutine ne fait pas une politique
Dans le même ordre d’idée, à la question que lui posait un journaliste du Figaro [idéesmag2 mai14] « Comment sortir de l’impasse ? » Hubert Védrine, ancien ministre français des Affaires étrangères [1997/2002] dans le cabinet de cohabitation dirigé par M. Jospin, répondait en substance : « D’abord, que l’élection du 25 mai se tienne. Puis chercher une solution autour du respect de la souveraineté de l’Ukraine et de sa “finlandisation”. Henry Kissinger lui-même estime que l’Ukraine n’a pas vocation à entrer dans l’Otan… Il y a quelques mois encore, on pouvait préconiser une Ukraine fédérale afin de garantir les droits des minorités [russophones et Tatars de Crimée]… Les candidats à la présidentielle à Kiev devront s’engager sur ce point en vue de priver Moscou de tout prétexte d’intervention… Je ne cherche pas à décharger Poutine de ses responsabilités, je rappelle que tous les torts ne sont pas de son seul côté. Détester Poutine ne fait pas une politique… Évidemment, une escalade provoquée ou tolérée dans l’est de l’Ukraine, pire, un report ou un sabotage de l’élection du 25 mai, rendraient impossible à court terme toute solution ou négociation. Or la situation dans l’est de l’Ukraine peut échapper à tout contrôle ». Conclusion : que les moralisateurs indignés devraient commencer par s’interroger sur leurs incohérences personnelles « avant de condamner au gibet l’homme du Kremlin » !
Divorce à l’amiable
Une procédure de divorce à l’amiable, comme entre la Slovaquie et la Tchéquie serait évidemment le mieux et le plus souhaitable. Surtout si l’on souhaite qu’un chaos de longue durée ne s’installe pas à trois heures de vol de Paris et dans un pays de dimension démographique équivalente à la France. Mais ce serait se montrer outrageusement naïf que de croire que la résolution des conflits se fait sur la base d’un exercice réciproque de bonne volonté et de bonne foi, dans l’intérêt bien compris des parties et suivant l’exercice de la simple raison. Croire en ce genre de billevesées serait escamoter les vrais enjeux immédiats et d’autres à plus long terme. Ce serait vouloir ignorer les ombres gigantesques du passé portées sur le temps présent, ombres porteuses de mémoires suppurantes et des passions inassouvies parmi lesquelles des haines qui parfois remontent du fond des âges. Non seulement entre des peuples qui vivent côte à ôte mais des rancunes qui peuvent s’être transportées d’un continent à l’autre. Pensons par exemple aux Polonais qui vivent aux États-Unis. Chicago est ainsi depuis plus d’un siècle la seconde plus grande ville polonaise après Varsovie. Diaspora dont le ressentiment historique à l’égard de la Russie demeure vivace de génération en génération. Ainsi M. Brzezinski, grand architecte de la stratégie de contention de la Russie postsoviétique cumule-t-il le rejet atavique de la Russie et de l’Orthodoxie avec bien d’autres motifs plus récents tirés d’une époque où la Russie stalinienne ne faisant plus la part belle à ses premiers maîtres, tous issus du messianisme idéologique de l’avant-garde bolchévique, en avait fait des refuzniks.
La agonia de Europa
En fin de comptes une question se pose maintenant avec acuité. L’Ukraine entre-t-elle en agonie et avec elle l’Europe [3] ? Certes l’Europe réelle survivra à la crise de l’Euro et à celle de l’Ukraine, deux crises parmi les plus graves que nous ayons connu depuis des lustres, peut-être depuis les années Trente. À présent une chose est malgré tout presque certaine, l’Union européenne telle que nous la connaissons, celle des sorciers libertariens, est entrée en agonie. Le ralentissement des ardeurs, les bémols apportés par certains ténors représentants des oligarchies régnantes – déjà cités, Schroeder, Védrine, Attali – indiquent que le vent tourne et pas vraiment en faveur de la techno-bureaucratie de Bruxelles. Ces grands témoins de gauche et de droite confondues, lâchent du lest et freinent les ardeurs des plus exaltés russophobes. Même M. Hollande en vient peu à peu à se soumettre au principe de réalité, par exemple en ne souscrivant plus aussi vite aux impérieux desiderata de Dame Nuland, ci-devant proconsul du continent nord-américain. C’est-à-dire en ne renonçant pas à honorer son contrat de livraison de deux porte-hélicoptères de classe Mistral à la marine Russe [4] [lemonde.fr11mai14].
Un dernier mot à ce propos, beaucoup voient dans la victoire au concours de l’Eurovision, à Copenhague, du travesti à barbe Conchita Wurst [Saucisse], ce très symbolique dimanche 11 mai, la marque d’une fracture essentielle, une rupture civilisationnelle entre l’Ouest et l’Est. Le choc des cultures entre un monde né d’un catholicisme émancipé par le concile Vatican II, associé à des Églises luthériennes et anglicanes résolument modernistes, et un monde orthodoxe traditionaliste, Phénix [5] rené de ses cendres après la longue nuit du totalitarisme collectiviste. Ce choc de tout évidence ne paraît pas devoir être à l’avantage final d’une Europe crépusculaire atteinte de démence sénile, mal qui lui fait aujourd’hui oublier d’où elle vient et où elle risque d’aller.
Léon Camus 12 mai 2014