Geopolintel

Pétrole contre nourriture

ATTENTION « SCANDALE » !

jeudi 2 avril 2009

Autopsie d’un montage

« Les Américains ont besoin de boucs émissaires pour faire oublier le
chaos dans lequel est aujourd’hui plongé l’Irak » George Galloway
Peut-être la plus vaste manipulation de l’opinion depuis le mensonge
des Armes de Destruction Massive

Attention ! Car un scandale peut en effet en cacher un ou plusieurs autres !
À en regarder le détail, les montants en cause dans cette affaire de détournement et de corruption d’un programme humanitaire sont en proportion infimes par rapport aux sommes détournées tout à fait légalement par les Etats-Unis sous couvert de dommages de guerre, d’indemnisation au Koweït, sans parler du pillage extensif des richesses irakiennes après la chute de Bagdad. Les archives conservent les images d’avions cargo américains rapatriant vers les États-Unis les réserves en liquidités des banques irakiennes ; sans parler de la mise à sac du patrimoine archéologique et l’exploitation des ressources pétrolières par Halliburton, société où s’est illustré le vice-président Cheney...

L’arbre ne devant pas cacher la forêt, le « scandale » Pétrole contre Nourriture mérite par conséquent d’être aujourd’hui remis en perspective après la parution des conclusions de la Commission des Nations Unies dirigée par Paul Volcker, ancien gouverneur de la Réserve fédérale. Rapport déjà objet de polémique et dénoncé officiellement pour ses trucages par la Fédération de Russie.

À ce stade, il faudrait rappeler que la Résolution 986, Pétrole contre Nourriture, était a priori destinée à camoufler ou à atténuer les effets dévastateurs d’un embargo dont la légalité mériterait d’être maintenant réévaluée à l’aune de ses conséquences : plus d’un million de morts selon les Nations Unies dans le silence complice des médias. Situation dénoncée à l’époque par Denis Halliday, responsable de l’assistance humanitaire en Irak et ancien secrétaire général adjoint des NU. Celui-ci démissionna pour marquer son désaveu n’hésitant pas à l’époque à parler de « génocide » *ceci sans plus provoquer d’échos significatifs dans les médias ! Son successeur Hans Von Sponeck pourtant en poste lors de la mise en œuvre de la R.986 démissionnera à son tour, pour les mêmes raisons, dans l’indifférence générale. *Pour la rédaction : j’ai moi-même rencontré Halliday en tête-à-tête, je confirme la qualification de « génocide » par ce haut fonctionnaire des NU !

La question se pose donc à présent de savoir si tout ce tapage n’est pas in fine une façon de dresser un épais rideau de fumée destiné à occulter la faillite complète de l’aventure irakienne ? Fin 2004 Scott Ritter, ancien officier des marines et ex-inspecteur chargé de débusquer les armes dites de destruction massive, écrit dans The Independant « Les sénateurs américains conduits par Norm Coleman, ont engagé une croisade pour « dénoncer » le programme Pétrole contre Nourriture en le présentant comme le plus grand scandale dans l’histoire de l’ONU. Tout cela n’est qu’une mascarade destinée à détourner l’attention de la débâcle de G. Bush en Irak. La corruption irakienne sert à légitimer a posteriori l’invasion à partir du moment où que les armes de destruction massive ne peuvent plus servir de prétexte ».

2000 à 4000 entreprises épinglées par le rapport Volcker, 270 personnalités montrées du doigt dont plusieurs au sein de la Maison de verre des Nations Unies, depuis la BNP de New York qui hébergeait le compte séquestre où étaient déposées les masses financières correspondant aux transactions de Pétrole contre Nourriture, en passant par deux dignitaires du Quai d’Orsay, à présent voués à l’opprobre, un parlementaire anglais et des aparatchiki russes ! Cela fait beaucoup et même beaucoup trop pour être tout à fait recevable.

Quand il s’agissait encore de traîner au pilori médiatique et judiciaire quelques brebis galeuses coupables d’avoir fait ce que tout le monde faisait - institutionnels comme indépendants, Américains, Japonais, Chinois, Russes et Européens - au vu et au su de tous, à commencer par le Comité des Sanctions des NU, cela pouvait passer. Il est maintenant hautement probable que le rapport Volcker va susciter une levée de boucliers. Le risque de s’autodétruire en désignant une foule toujours plus nombreuse des coupables est bien réel. Autant dire tous ceux qui ont commercé avec l’Irak corrompu, à l’exception, bien entendu, des sociétés américaines, au-dessus de tout soupçon. Il est assez étonnant qu’à ce stade - tous coupables -personne n’ait encore relevé l’absurdité d’une manœuvre qui devrait finir logiquement par sombrer dans le ridicule.

À l’unité, les victimes expiatoires pouvaient être abandonnées à leur sort [le gérant de la société pétrolière Aredio à cogestion franco-suisse, Jean Loup Michel, s’est ainsi donné la mort], mais ici, avec quelque possibles 4000 incriminations, une limite a été franchie qui vient de déclencher un premier tir de barrage de la part des cercles dirigeants russes. Moscou dénonce avec vigueur « la farce » du rapport onusien et l’accuse ouvertement de falsification par la bouche de son ministre des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov « les documents qu’ils nous ont été présentés étaient des faux, ils contenaient les signatures imitées de personnalités officielles russes ». Fait qui renvoie étrangement aux forgeries produites par Colin Powell au Conseil de Sécurité pour accréditer les achats fictifs d’uranium au Niger par l’Irak. Fraude qui est à l’origine à la Maison-Blanche de la démission fracassante de Lewis Libby. Là également la signature d’un ministre nigérien avait été contrefaite, ce que Joseph Wilson avait révélé dans un rapport jugé inacceptable à Washington. Il s’agissait de discréditer le rapport en discréditant le rapporteur, ce dont s’était chargé Libby en commettant le crime fédéral de dénonciation d’un agent de la CIA, en l’occurrence Valérie Plame, épouse de Joseph Wilson. Mais l’éviction du fusible Libby ne devrait plus arrêter le flot montant des révélations gênantes dans les médias sur l’affaire de l’uranium nigérien, Notamment dans la presse transalpine qui met cette semaine gravement en cause les Services italiens pour leur participation à ce montage. Une presse pourtant muette au moment de faits pourtant bien documentés à l’époque grâce justement à la probité de Joseph Wilson.

Mêmes méthodes, objectifs et manipulations identiques. Et comme à chaque jour son rebondissement, le vice-Premier ministre de Saddam Hussein, le Chrétien Tarek Aziz, détenu sans charges précises malgré un état de santé très précaire par les forces américaines depuis la fin de l’opération Restoring Freedom, vient de faire savoir par le truchement de son avocat que ses prétendus aveux concernant des avantages accordés au parlementaire britannique George Galloway, n’étaient qu’allégations mensongères ! Reste que le mal est fait, les vrais faux-aveux de Tarek Aziz ayant déjà été diffusés et amplifiés par les caisses de résonance médiatiques. Avec l’impact que l’on imagine partout dans le monde sur les organes judicaires qui, dans ce type d’affaire, ont pris la détestable habitude de voir des preuves dans des faits réputés de notoriété publique.

Mais la réprobation « morale » de l’Amérique vertueuse sonne également faux lorsqu’elle dénonce aujourd’hui la corruption et le détournement d’un programme humanitaire au profit d’une dictature qu’elle a longtemps elle-même soutenue avant de décider de l’abattre à coup de mensonges. M. Rumsfeld n’était-il pas en visite protocolaire à Bagdad après le gazage d’Halabja ? Une corruption qui en outre a toujours reçue la bénédiction de Washington. Les pétroliers américains - secret de polichinelle - n’ont-ils pas été durant la décennie de crise irakienne les principaux clients et bénéficiaires des exportations de brut irakien, à hauteur de 70% environ ? Directement avant 98, puis ensuite, après l’opération « Renard du Désert, quand Clinton fit interdire tout commerce américain avec l’Irak, par le truchement d’intermédiaires, pays acheteurs et revendeurs comme la France, le Royaume-Uni et la Russie et via le petit monde interlope des courtiers. Faut-il aussi parler du marché noir où les marges dégagées ne se comptaient plus en cents par baril mais en dollars ? Contrebande connue et tolérée par les Américains dans la mesure où elle profitait à des pays amis, la Jordanie et la Turquie ? Dans ce dernier cas, le partage du gâteau constitué par les droits de transit versés aux Kurdes de Barzani fut la cause d’une lutte fratricide avec son rival Talabani qui se solda par près de deux mille morts.

Ce qui fascine dans cette affaire, c’est la détermination de Washington à exercer un terrorisme moral et juridique sur des partenaires qui n’osent pas ou n’ont pas la lucidité de dénoncer la dimension perverse de la démarche justicialiste américaine. Celle-ci, sous couvert de moraliser les pratiques commerciales, tire prétexte d’une situation qu’elle a elle-même créée (sans embargo pas de R.986 et donc pas de contournement des dispositions du blocus) pour instruire des procès en sorcellerie à ceux qui ne l’ont pas suivi dans sa politique aventuriste. Il y a d’ailleurs du nonsense à vouloir faire du commerce international sans commissions directes ou indirectes. Dans le contexte d’une guerre économique déclarée de tous contre tous, l’angélisme ne peut être que suicidaire. La moralisation du commerce international à laquelle s’est plié des pays comme la France sous la pression des Etats-Unis avec la loi du 30 juin 2000 instituant la chimère juridique de « délit de corruption d’agent public étranger » consacre un alignement de fait sur une philosophie juridique imprégnée de puritanisme politique. Celle-ci cependant, loin de moraliser le monde des affaires pénalisera essentiellement le commerce non américain. Le seul susceptible de faire l’objet des rigueurs de la loi comme l’annonce déjà le scandale Pétrole contre Nourriture.

Que dire alors des partenaires des Etats-Unis qui se prêtent au jeu et ne perçoivent pas ou ne veulent pas voir le but de la manœuvre ? Ici, avec Oil for Food, l’objectif est bien visible : il s’agit de forger un outil de discrédit permanent des concurrents et adversaires potentiels de la transnationale America Incorporated. Et à travers eux, d’instruire un procès en démolition contre l’Organisation des Nations Unies dont la restructuration en profondeur est d’ores et déjà annoncée.

En effet, les ukases juridico-moralisatrices ne s’appliquent qu’aux rivaux de l’Amérique-Monde selon une légalité internationale opposable aux seuls pays, organisations ou individus se montrant insuffisamment soumis ou malléables. Les poursuites sont sélectives et des noms, personnes ou organisations, apparaissant dans le rapport de la CIA de Charles Duelfer publié en septembre 2004, qui a servi de base au rapport Volcker, ont disparu comme par enchantement dans celui-ci. Par exemple celui des Moudjahiddines du Peuple d’Iran. Hier encore portés sur les registres de l’internationale terroriste, les Moudjahiddines du Peuple, aujourd’hui revenus dans les bonnes grâce de Washington qui les utilise contre Téhéran, ont été rayés de la liste d’infamie des complices de Saddam.

En résumé, dans l’affaire du détournement du programme Oil for Food, les objectifs américains sont triples : un, détourner l’attention de l’opinion occidentale, c’est-à-dire créer une diversion destinée faire oublier le fiasco irakien tout en se posant en donneur de leçons de morale. Deux, monter une redoutable machine de guerre anti-onusienne au-delà du départ annoncé du Secrétaire général, Kofi Annan mis en porte-à-faux par les écarts de son fils Kojo. Manipulation en passe de porter ses fruits, Kofi Annan évoquait lui-même ces derniers jours son intention de passer la main. Pour hâter le processus, l’Administration Bush relance actuellement les accusations personnelles contre M. Annan. Avec comme but avoué de mettre à profit cette crise de confiance et de crédibilité pour prendre le contrôle l’organisation onusienne, une institution à son goût insuffisamment perméable aux impératifs et aux charmes de la mondialisation.

Trois, à l’occasion de ce grand chambardement sur fond de légalité internationale outragée, rappeler certains partenaires à l’ordre. D’abord en les mettant en demeure de se mettre aux normes juridiques du nouvel ordre international. Ce qu’a fait Paris en 2000 avec la révision de son code pénal, pour satisfaire aux exigences américaines. La planification et le calendrier de l’opération de normalisation juridique internationale, ne datent en effet pas d’hier. Puis à l’occasion d’un mea-culpa judiciaire d’éliminer comme en France, les derniers carrés d’opposants à un atlantisme inconditionnel, enfin de coopérer sans restriction. Autrement dit, il s’agit de concéder de substantiels abandons de souveraineté de la part des alliés en plaçant leur propre appareil judiciaire au service de l’inquisition états-unienne. Ce qu’ont refusé les Russes qui ont traîné les pieds face au exigences de Paul Volcker.

A contrario Paris, après avoir dit « non » à l’engagement en Irak, faisant ainsi preuve d’une clairvoyance louable, semble vouloir maintenant se rattraper en s’associant depuis un an et de plus en plus étroitement à la politique hégémonique adoptée par les Etats-Unis envers les États du Monde arabe et musulman : d’abord avec le vote de la R.1559 du Conseil de Sécurité contre la Syrie, il y atout juste un an et par ses actuelles convergences avec Washington sur l’Afghanistan et l’Iran !

À Paris, deux ans avant des élections présidentielles qui s’annoncent déjà comme devant être âprement disputées, le gouvernement ne s’est donc pas fait tirer l’oreille pour obtempérer dans l’affaire Pétrole contre Nourriture. Le gouvernement français paraît ainsi avoir sacrifié sur l’autel de l’Alliance atlantique une politique arabe autonome et des positions diplomatiques durement reconquises au Proche-Orient au cours de la dernière décennie après le voyage de Jacques Chirac à Damas en 1997. Sans être encore devenue une République bananière, pour la France le temps de l’indiscipline semble désormais révolu.

Les mises en examen de l’ancien représentant permanent de la France au Conseil de Sécurité, Jean-Bernard Mérimée et de Serge Boidevaix, ex-secrétaire général du Quai d’Orsay, relèvent évidemment de cette politique de concessions tous azimuts et de coopération renforcée. Sur un tout autre terrain - mais le domaine de la défense n’est-il pas en corrélation étroite avec celui des Affaires étrangères ? - le récent limogeage du général Henri Poncet, patron de l’opération Licorne en Côte d’Ivoire, alors que des élections présidentielles devaient avoir lieu le 30 octobre, doit s’interpréter de la même façon : non par souci de rendre justice mais pour envoyer à la Maison-Blanche, peu de temps avant de délicates élections présidentielles annulées depuis, un signe positif via l’évangéliste bushiste Laurent Gbagbo.

La mise au ban des deux diplomates chevronnés va jeter un discrédit durable sur la diplomatie française. Ceux-ci n’avaient fait au demeurant, que poursuivre par des voies officieuses une diplomatie ne pouvant plus s’afficher au grand jour à Bagdad. Cela avec l’aval au moins implicite de leurs pairs et de leurs chefs. L’épuration du Quai de ses éléments pro-arabes, les tentatives de démantèlement dans le cadre de l’Affaire, de réseaux associatifs comme les « Amitiés franco-irakiennes » autour desquels gravitaient des amis de Jacques Chirac telle la députée et ex-ministre Roselyne Bachelot sont une indéniable réussite et une aubaine pour l’Administration américaine. Celle-ci se voit d’un seul coup vengée et débarrassée d’adversaires politiques et idéologiques qui avaient eu à ses yeux le tort immense d’avoir eu trop tôt raison quant aux suites prévisibles du conflit irakien.

Pour l’accomplissement du grand dessein américain de démocratisation autoritaire de l’aire islamique, il devenait urgent de purger les sphères diplomatiques et intellectuelles françaises des derniers tenants d’une vision politique héritée du gaullisme et vaccinés contre les charmes délétères de la Fox News. Au demeurant, lorsque les tribunaux français auront statués sur la culpabilité définitive des victimes expiatoires du Quai, l’Administration Bush pourra, par la grâce des tribunaux français, brandir de tangibles éléments de preuves sous forme de jugements qui pourront constituer autant de preuves à charge contre l’Organisation des Nations Unies, enjeu ultime de toute l’Affaire.

Quels fruits empoisonnés cette nouvelle lune de miel Paris-Washington produira-t-elle à l’arrivée ? Le résultat immédiat est à n’en pas douter un affaiblissement durable de la France sur la scène internationale à l’heure où elle pouvait tirer un bénéfice moral de refus de suivre Washington dans les marécages irakiens. Calcul à courte vue si l’on considère la fragilisation de l’équipe Bush de plus en plus ébranlée par un impressionnant palmarès de vrais scandales en tout genre, depuis Enron jusqu’à Lewis Libby via le chaos mésopotamien. On ne peut d’ailleurs qu’être troublé en entendant aujourd’hui Sylvio Berlusconi déclarer froidement qu’il avait été un opposant de la première heure à l’invasion de l’Irak. Un tel virage sur l’aile ne peut que laisser rêveur !

Alors où se situe le Scandale ? Dans des pratiques commerciales douteuses certes, mais qui sont la loi du genre ? Ou la guerre de 91 pour libérer le Koweït et ses conséquences dévastatrices ? Guerre déjà fondée sur un socle de mensonges et qui n’était une fatalité et une impérieuse obligation que sur le papier ? Ou encore le blocus meurtrier de l’Irak pendant treize ans ? Ou l’occupation injustifiable d’un malheureux pays frappé par tous les maux de l’anarchie ? Est-ce tout cela que le scandale Oil for Food cherche à faire oublier ? Quel est alors le scandale des scandales ?

JM. Vernochet

POUR COMPRENDRE L’AFFAIRE

« PÉTROLE CONTRE NOURRITURE »

Fiche technique

Août 1990, le Conseil de sécurité adopte la résolution 661 qui impose des sanctions globales à l’Iraq suite à l’invasion du Koweït, laquelle prit fin en février 91 avec la 1re guerre du Golfe. En raison d’une dégradation alarmante de la situation humanitaire (des centaines de milliers de victimes d’après les études convergentes de la Fao, l’Oms et l’Unicef) par le maintien d’un embargo qui n’avait en principe plus lieu d’être après l’évacuation du Koweït et la défaite irakienne.

Dans l’urgence, les Nations Unies mettent finalement en œuvre, fin 96, la Résolution 986 dite Pétrole contre Nourriture en vertu de laquelle l’Irak est autorisé à reprendre ses exportations d’hydrocarbures pour acquérir des vivres et autres biens de première nécessité. À cet effet un fond séquestre est ouvert à la BNP de New-York destiné à accueillir les recettes des ventes de pétrole et veiller à ce que les transactions se fassent au prix fixé par le Comité des sanctions celui-ci étant chargé d’assurer en outre un strict contrôle des importations du gouvernement irakien.

Parallèlement existe un fructueux marché noir de pétrole et de biens d’équipement, connu et toléré sinon accepté par les Etats-Unis lorsqu’il sert ses intérêts régionaux. C’est le cas avec la Jordanie qui est entièrement dépendante de l’Irak pour ses approvisionnements pétroliers. Ceux-ci arrivent quotidiennement par d’immenses convois routiers. En contrepartie, sous la supervision directe de fonctionnaires jordaniens, d’importantes quantités de matériels sensibles voire illicites comme des équipements informatiques, sont acheminées vers l’Irak. Les exportations de brut ne sont jamais non plus interrompues vers la Turquie également par voie routière, ce qui permet au Kurde Barzani de ramasser un impressionnant pactole en percevant avec l’aval explicite de la coalition un juteux droit de passage. La contrebande vers la Syrie s’accroît également au fil des années, Damas vendant sur le marché international son propre pétrole en quantités équivalente à celles reçues d’Irak, la substitution de produit étant rendue nécessaire par le marquage chimique spécifique à chaque gisement d’huile lourde. La même technique vaut également pour l’Iran où, en plus des transports routiers, des barges de deux à trois mille tonnes chargées de brut irakien gagnent l’Iran en longeant la côte. Les mêmes quantités de brut iranien sont alors réexportées par tankers qui, munis de faux certificats, traversent sans encombre les lignes du blocus naval américain dans le golfe. Non seulement les Américains ne sont pas dupes, mais ils laissent sciemment faire : quelques navires seulement seront arraisonnés au cours des treize ans d’embargo. Les volumes financiers dégagés par ce marché noir sont évidemment impossibles à chiffrer. Disons qu’ils se montent en milliards de $ mais que la chose eut été rendue impossible sans la complicité active et passive de l’Administration américaine.

Le scandale actuel éclate en janvier 2004 avec la publication dans le journal irakien Al Mada d’une liste de 270 personnalités dans 40 pays différents, lesquelles auraient tiré profit de ventes illicites de pétrole irakien et d’un système généralisé de commissionnement. Le journal est dirigé par l’homme qui à l’autonome 90 diffuse l’ahurissant montage qui déterminera Bush senior à prendre la décision fatidique de déclencher la guerre : le drame des nourrissons koweiti arrachés à leur couveuse que l’on sait à présent n’avoir été qu’une élucubration scabreuse. Quelques semaines plus tard, en février 2004, une commission d’enquête indépendante est créé aux NU.Elle est pilotée par Paul Volcker, ancien directeur de la Réserve fédérale américaine qui possède la double casquette de membre éminent de l’establishment nord-américain et d’expert des NU.

Kojo, fils du Secrétaire général Kofi Annan est aussitôt impliqué dans le scandale en raison de ses liens entre 95 et 98 avec la société Cotecna chargée de la vérification des produits importés par l’Irak. Il lui est reproché d’avoir usé de son entregent au sein de l’Onu en faveur des ses employeurs. Alors que la CIA travaille à son propre rapport rendu public le 30 sept. 2004, le Congrès créé à son tour en Avril sa propre commission sous la houlette du sénateur Norm Coleman. Le Wall Street Journal publie alors une tribune de sa main titrée « Kofi Annan doit partir ». En mai 2005, la Commission Coleman met en cause le parlementaire britannique George Galloway et l’ancien ministre de l’Intérieur français, Charles Pasqua.

Précédant de peu le rapport Volcker rendu public le 27 octobre dernier, les accusations à l’encontre de M. Annan, abandonnées entre temps, sont relancées par le New York Times fin août 2005. Dans une note interne de la Cotecna, il serait fait mention d’une rencontre entre le Secrétaire général et le directoire de la société dix jours avant l’attribution d’un contrat décisif à la société pour le compte des NU. Mais en dehors de la suspicion d’une éventuelle « transgression éthique », aucun fait matériel ne vient véritablement étayer les charges que le Congrès américain entend vouloir retenir à l’encontre de M. Annan. Cependant il est vrai que certains hauts fonctionnaires des Nations unies pourraient ne pas être irréprochables tel le Chypriote Benon Sevan, responsable du programme, qui aurait été gratifié de 150 000 $ de commissions illicites. Ce qu’il continue à nier aujourd’hui encore.

En ce qui concerne le Scandale proprement dit, entre 1996 et 2003, le programme Oil for Food aurait permis de dégager un total 64 milliards de dollars. Sur ce montant Saddam Hussein aurait détourné 10 milliards de dollars entre 1998 et 2002. « Ces détournements ayant pris la forme de surfacturations ou de ventes parallèles, notamment par le biais de bons d’achat de pétrole donnés en contrepartie de services rendus » selon la définition schématique généralement adoptée par les médias. Mais les choses n’étant pas si simples, chacun doit se défier des simplifications abusives et de l’usage de certains vocables suffisamment chargés négativement, comme celui de détournement, pour dispenser d’un examen sérieux de la réalité.

À ce propos, peut-on parler de détournement sachant que le Comité des sanctions, supervisés par des membres du Conseil de sécurité, exerçait une surveillance de tous les instants, au microscope, sur l’ensemble des transactions ? De plus, nulle décision n’était envisageable sans l’aval formel des États-Unis qui ont bloqué pour des centaines de millions de dollars de contrat. Le programme était par conséquent placé sous un étroit contrôle qui interdisait toute dérive prolongée. À une exception près cependant, les entreprises américaines auraient bénéficié pour leur part, malgré les restrictions imposées, d’un régime de faveur dans le cadre d’un système a priori conçu pour ménager les intérêts économiques des Etats-Unis. À ce titre, il serait utile de savoir par exemple si Chevron, gros importateur de pétrole irakien à l’époque où l’actuel Secrétaire d’État, Condoleezza Rice appartenait encore à son conseil d’administration, a versé ou non des commissions en Irak ou ailleurs, et à quels intermédiaires ?

Examinons à présent les mécanismes de ces fameuses commissions dégageant un tel parfum de scandale. Avant 98, la politique irakienne a consisté à vendre son pétrole à des pays, comme la France, la Russie, la Chine et les Etats-Unis, tous membres permanents du Conseil de Sécurité et par conséquent susceptibles de contribuer à la levée de l’embargo. En commerçant avec les majors américaines, Chevron où siège alors Mme Rice, Texaco… l’Irak pensait pouvoir infléchir les rigueurs de la Maison-Blanche. Mais les résultats n’ont pas été à la hauteur de ses espérances. En février 98 M.Clinton empêtré dans l’affaire Lewinski, déclenche Renard du désert qui vient ajouter encore quelques ruines aux ruines déjà existantes. Les compagnies américaines étant à partir de cette date interdites de commerce direct avec l’Irak, n’en continuèrent pas moins d’être comme auparavant, les destinataires privilégiés de quelque 70% des ventes irakiennes, mais dorénavant avec l’aide obligée d’intermédiaires, États ou traders.

La porte est désormais largement ouverte aux lobbyistes et courtiers qui vont se disputer les marchés pétroliers et autres, alimentaires et équipements, dans le cadre étroit des règlements d’application des sanctions et de l’ouverture relative consentie par la R.986. Conscient de l’occasion que le choix des États comme interlocuteurs commerciaux est une erreur, le gouvernement irakien choisit de s’adresser uniquement à des opérateurs privés susceptibles de conduire avec efficacité des actions d’intermédiation et de lobbying. Ceci expliquant qu’aux côtés de courtiers et intermédiaires commerciaux vont se retrouver des partis et des personnalités politiques ou encore des réseaux militants identifiés pour leur aptitude à promouvoir la cause irakienne sur la scène internationale. Ce n’est que progressivement que la sélection des intermédiaires intégrera le dispositif imposé de rétro-commisssions. Celles-ci sont fixées 10% pour les entreprises exportatrices de biens et denrées en Irak et 7 cents par baril pour les pétroliers, à verser sur des comptes irakien au Liban ou en Jordanie, cette dernière proche alliée des États-Unis.

Autant dire que tous ceux qui ont commercé à cette époque avec l’Irak, les Américains comme les autres, ont tous sans exception, participé aux supposés détournement rendus publics par M. Volcker. Or, il y a ici quelque chose qui ne tourne pas rond et à ce titre le Scandale pourrait se dégonfler aussi vite qu’il éclaté si quelqu’un s’avisait de dire que le roi est nu ! Et supposons-le, à la grande confusion des initiateurs de cette « parodie de justice » et de leurs correspondants chargés d’exécuter la partition, un beau scandale tout neuf en perspective ! En attendant cette « mascarade » suscite une réprobation de plus en plus vive aussi bien à Moscou qu’à Washington. En premier lieu chez les transfuges de plus en plus nombreux qui se désolidarisent de la Maison-Blanche à l’instar de Joseph Wilson qui a refusé de s’associer à la forfaiture des achats fictifs des 40 t de yellow cake d’uranium au Niger. Ou de Colin Powell qui a publiquement exprimé ses regrets pour s’être fait le véhicule de mensonges meurtriers. Politique de désinformation massive dont on connaît les conséquences avec le déclenchement d’un guerre injustifiable. Et à présent, c’est au tour du fidèle Berlusconi de prendre ses distances, un symptôme qui ne trompe pas.

Les prix des biens et denrées étaient ainsi effectivement majorés de 10% afin de couvrir la surcharge imposée par les rétro-commissions versées à l’Irak, cela nul ne l’ignorait. Surtout pas les tartuffes de Washington qui en avaient connaissance notamment via leurs filiales françaises opérant pour leur compte en Irak, au nombre de 32 selon un rapport de l’ambassade de France à Washington. Sur ce point le rapport Volcker est étrangement muet et pour cause. Une ignorance du système de commission définitivement non crédible au regard du sévère contrôle des prix exercé par l’Administration Bush elle-même sous-couvert du Comité des sanctions où ils faisaient la pluie et le beau temps. Selon le principe juridique que « nul ne peut se prévaloir de sa propre turpitude » il est clair que dans ce cas les premiers coupables et responsables des détournements sont ceux-là mêmes qui les ont suscités par leur politique d’ingérence et qui en ont ensuite largement profité. Ceux-là mêmes qui aujourd’hui les dénoncent avec des trémolos d’indignation.

Quant aux pétroliers les choses sont encore plus simples : les prix d’achats du brut étant fixé par le Conseil de Sécurité lui-même, ils n’avaient pas la faculté admise par ailleurs, de procéder à une surfacturation. C’est par conséquent sur leurs propres bénéfices qu’ils devaient prélever le montant des commissions versées au gouvernement irakien et plus souvent encore aux intermédiaires ayant négocié les achats. Ceci est particulièrement vrai pour les Majors américaines qui n’avaient d’autres choix que de recourir à des courtiers, brokers ou traders pour continuer à faire tourner l’économie américaine et assurer la continuité des approvisionnements en Méditerranée et dans le Golfe des bâtiments de guerre de l’US Navy.

Sur la question des denrées alimentaires et des biens d’équipement, il serait à la rigueur possible de parler de détournements en raison du gonflage du prix des produits à l’achat. Mais peut-il y avoir raisonnablement détournement dès lors qu’il s’agit d’une règle admise à laquelle tous se sont pliés avec le consentement tacite du Conseil de Sécurité et sous l’œil vigilant du mentor et donneur d’ordre américain ? Pour ce qui est des pétroliers, le terme détournement est évidemment abusif parce que les sociétés pétrolières n’ont pas a priori pas à rendre compte de l’usage de leurs profits dégagés dans un cadre légal. Enfin, l’affaire des allocations de pétrole attribués aux sympathisant de la cause irakienne et aux militants pour la levée des sanctions entre dans le même schéma. L’Irak était libre de choisir ses clients en vertu des accords signés avec le Conseil de Sécurité et aucune quantité sortant du pays, en dehors du marché noir, ne pouvait être enlevée sans le feu vert des Nations Unies avec le paraphe de l’Administration américaine. Alors qui peut dire où se situe le scandale ?

S’il y a eu détournement d’un programme humanitaire pour un montant de plusieurs dizaines de milliards de dollars par la Communauté internationale, peut-être faudrait-il regarder ici, à Genève même, du côté de l’United Nations Compensation Committee ? L’Uncc est en charge de l’indemnisation des victimes perpétuelles de l’invasion irakienne d’août 90. Une Commission sous influence directe de Washington, qui a prélevé jusqu’à 30% des recettes pétrolières de l’Irak afin de payer des dommages de guerre, aux Kurdes, aux Koweiti… Et à toute entreprise ayant subi un quelconque préjudice réel ou supposé du fait du conflit. De ce point de vue, le manque à gagner d’une entreprise américaine à cause de l’embargo peut être sujet à indemnisation. Il suffit d’en faire la demande. Ainsi une entreprise aussi déficitaire que la Kuwaiti Oil Company s’est vue attribuée 200 millions de dollars prélevés évidemment sur des revenus pétroliers qui auraient du être mobilisés pour la reconstruction prioritaire de l’Irak. Ce versement est intervenu en avril 2005, soit deux ans après la chute de Bagdad et alors que l’Irak se trouve plongé dans une misère et un état de déshérence difficilement imaginable ! Le 30 octobre Stuart Bowen, inspecteur général pour la reconstruction de l’Irak informait le Congrès qu’aujourd’hui, dans ce pays dévasté par la guerre mais enfin libre, les détournements de carburants se montent à plus de 2 milliards de $ par an.
1,27 milliard de dollars a aussi été dilapidé en commissions occultes entre
juin 2004 et février 2005 en relation avec 90 contrats passés avec des « fournisseurs favorisés »par les responsables américains de la coalition. Le 10 octobre, des mandats d’arrêt étaient lancés contre 5 anciens ministres irakiens et 22 membres du ministère de la défense pour faits de corruption dépassant les 2 milliards de $. Glorieux résultats ! La démocratie importée par les Etats-Unis doit-elle donc nécessairement s’accompagner d’un cortège de scandales que l’on s’efforce ensuite d’escamoter au moyens de procès d’intention ? Où se trouve alors la morale dans tout cela ? Les grands sages du Congrès américains peuvent-ils apporter mainteant une réponse pertinente à cette question ?

JM Vernochet

ANNEXE TÉMOIGNAGE

2 QUESTIONS AU PÈRE Jean-Marie BENJAMIN

Correspondant de la RaïNews24 en Irak et

ancien fonctionnaire des Nations Unies à Genève

LC. Vous êtes sur la liste du rapport Volcker et vous avez été destinataire de « coupons » de pétrole de la part du gouvernement irakien ?

P.B. Tout est exact sauf que je les quantités de pétrole qui m’ont été allouées n’ont jamais quittées l’Irak. En janvier 2005, j’ai rencontré à Genève deux inspecteurs américains de l’Onu. J’ai voulu savoir si les allocations de pétrole faites directement à une Compagnie, à un broker, trader ou intermédiaire étaient illégales. La réponse des deux inspecteurs a été catégorique : “Non, il n’y avait rien d’illégal puisque l’Irak en vertu de l’accord Oil for food ratifié par l’Irak et l’Onu, avait la faculté de choisir à qui vendre son pétrole ». Pour charger le pétrole la Compagnie devait obtenir l’accord préalable du bureau des Sanctions de l’Onu et devait intégralement payer à l’Iraq les quantités enlevées. S’il y avait eu un intermédiaire, comme dans la plupart des transactions boursières par exemple, c’est la compagnie qui payait la commission au broker ou au trader. L’Irak a toujours encaissé les montants des transactions directement auprès des compagnies et n’a jamais payé de commission à quiconque. Les commissions étaient prises en charge par la Compagnie pétrolière sur ses propres bénéfices. Alors pourquoi tout ce bruit ? C’est comme les armes de destruction de masse, une manipulation massive...

LC. Mais la Commission Volcker mandatée par Kofi Annan est réputée « indépendante » ?

P.B. Ancien fonctionnaire des Nations Unies à l’Unicef, je puis affirmer que l’Onu est aux ordres de Washington depuis bien longtemps... J’ai publié deux livres sur l’Irak qui pourrait répondre à votre question : “Ce que Bush ne dit pas”, Cld, Paris 2003 et en 99 “Irak, l’Apocalypse” chez Favre à Lausanne. Les États-Unis ont ridiculisé l’Onu en fabriquant de faux documents, parfois grossiers, comme les autorisations officielles d’achat d’uranium au Niger dénoncés par l’ambassadeur Wilson, ou des photos satellites truquées. Ce sont ces documents qui ont été présentés au Conseil de Sécurité pour faire passer la Résolution 1441 exigeant le désarmement d’un Irak déjà désarmé. Le corps des inspecteurs en désarmement de l’Onu a été lui aussi vilipendé pour son inefficacité coupable à trouver des armes inexistantes, cela avant d’être arrêté dans son travail pour créer un prétexte à l’invasion sans déclaration de guerre préalable d’un État souverain, l’Irak, membre Fondateur de l’Onu. Et sans que personne, ni l’Onu ni aucun État n’ose protester et n’appelle à la constitution d’un Tribunal pénal international afin de sanctionner ce crime contre l’humanité. Pourquoi ? Parce que c’est la loi du plus fort et que tous se soumettent à la fantaisie de la super-puissance.

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