À peine deux semaines avant les élections présidentielles controversées du 12 juin 2009, un attentat frappait en Iran, le 28 mai, une mosquée chiite de la ville de Zahedan, chef-lieu de la province du Sistan-Baloutchistan qui jouxte la frontière afghano-pakistanaise, faisant quelque dix-neuf morts et une centaine de blessés. Un événement qui venait rappeler à la Communauté internationale que la République islamique d’Iran n’est homogène ni confessionnellement ni ethniquement et que ses minorités sont travaillées par des courants irrédentistes dont l’existence et l’activisme suscitent bien des interrogations.
Le Sistan-Baloutchistan, l’une des principales voies de passage de l’opium afghan, est depuis plusieurs années le théâtre d’attaques terroristes de la part de sunnites appartenant aux Soldats de Dieu, les Joundallah, en lutte pour l’indépendance de la minorité baloutche iranienne. Il est donc tout à fait emblématique que cet attentat soit intervenu la veille de la commémoration de la mort de Fatima Zahara, fille de Mahomet, épouse d’Ali, premier des douze imams admis par le chiisme comme successeurs du Prophète. Le 1er juillet, treize membres des Joundallah étaient pendus à la prison de Zahedan.
Déjà à Zahedan en février 2007, la dissidence sunnite avait engagé les Gardiens de la révolution, tuant treize d’entre eux. En avril 2008, un attentat avait causé la mort de quatorze fidèles dans une mosquée de Chiraz, l’une des villes les plus importantes d’Iran même si elle est éloignée de toute frontière. Or, à chacun de ces épisodes sanglants, les autorités iraniennes ne manquent pas d’accuser les États-Unis et la Grande-Bretagne d’en être les instigateurs directs ou indirects.
Ainsi, pour aborder utilement la question des minorités nationales d’Iran faut-il la resituer dans un contexte géopolitique plus général. De ce point de vue, il faut garder à l’esprit que l’Iran n’est pas seulement soumis depuis 1979 et la Révolution islamique à une sévère politique d’endiguement de la part des États-Unis et du Royaume-Uni, mais qu’il se trouve également exposé aujourd’hui à une menace plus ou moins précise de sanctions aggravées et, peut-être, d’intervention extérieure – Politiques de rétorsion en réponse au programme nucléaire iranien dont une partie est considérée comme militaire par les chancelleries et l’AIEA.
Mais, en plus des menaces d’intervention et autres pressions extérieures d’ordre économique et financier, lesquelles obèrent lourdement la gestion des affaires intérieures iraniennes en particulier dans le domaine économique et social, l’Iran doit également affronter d’autres défis en matière de sécurité et de stabilité sur sa propre périphérie intérieure.
Acteurs et enjeux des minorités iraniennes
La reconnaissance internationale des minorités iraniennes
Certaines régions plus ou moins excentrées et abritant des minorités ethniques ou religieuses (sunnites) représentent, depuis quelques années, des foyers de troubles sur fond de revendications séparatistes. Des forces centrifuges actives ou à tout le moins latentes qui pourraient constituer un outil de déstabilisation du pouvoir central en cas de crise. Si la contestation des élections présidentielles de juin 2009 a été essentiellement cantonnée
à Téhéran à l’exclusion de la province, l’attentat de Zahedan [1] mois auparavant peut apparaître comme l’un des signes précurseurs d’une sourde « agitation » dont le caractère spontané resterait à explorer.
Certes le Baloutchistan, région tribale à cheval entre l’Iran, l’Afghanistan et le Pakistan, n’a guère besoin de sollicitation extérieure pour s’enflammer. Théâtre permanent de la guerre opposant forces légales iraniennes [2] et trafiquants de drogue, ce serait pourtant à tort que l’on ferait l’impasse sur a dimension géopolitique du dernier épisode terroriste de Zahedan survenu xactement une semaine après une rencontre à Téhéran des chefs d’État ranien, pakistanais et afghan ayant eu pour objet la mise sur pied d’une lutte conjointe contre le trafic de drogue et le terrorisme.
En avril 2007 déjà, la chaîne de télévision américaine ABC diffusait un reportage à propos des Joundallah (lesquels avaient perpétré un attentat meurtrier quelques semaines auparavant) toujours au Sistan-Baloutchistan, reportage visant à établir que les actions des islamistes de la Brigade divine participaient d’un plan de déstabilisation impliquant le Pakistan, celui-ci agissant en concertation avec Washington.
Ainsi, force est de constater que l’émergence de divers mouvements de contestation au sein des minorités nationales iraniennes (Azéris, Kurdes, Arabes, Baloutches) se manifeste par une floraison d’organisations politiques dont beaucoup ont leur siège à Londres. Nombreuses sont également celles qui apparaissent soutenues par tel ou tel think tank néoconservateur de Washington comme l’American Enterprise Institute for Public Policy Research.
Mentionnons ici le congrès des nationalités qui avait rassemblé à Londres, le 20 février 2005, les représentants de sept organisations appartenant aux différentes « nationalités » iraniennes pour se concerter sur les voies et moyens pour conduire ensemble un combat pour la démocratie et faire avancer le droit des minorités ethniques notamment par l’établissement d’un système fédéral démocratique en Iran.
À cette conférence, qui aboutit à la création d’un Congrès des nationalités iraniennes pour un Iran fédéral, participaient le Parti démocratique du Kurdistan et le Parti Komala pour le Kurdistan iranien, le Front uni du Baloutchistan d’Iran, le Parti du peuple baloutche, le Parti de la solidarité démocratique d’Ahwaz (Khouzistan), le Mouvement démocrate fédéraliste d’Azerbaïdjan, l’Organisation pour la défense des droits du peuple turkmène…
Le 26 octobre suivant, dans la même optique, l’American Enterprise Institute réunissait sur le thème de « L’Iran inconnu : un autre cas pour le fédéralisme », les « représentants » (la question de leur représentativité restant du domaine de l’indécidable) de formations activistes plus ou moins ouvertement séparatistes de chacune des minorités nationales
iraniennes. Les porte-parole en exil des Baloutches, Kurdes, Turkmènes, Azéris et Arabes se seraient alors accordés sur une plate-forme commune sous la forme d’un « Manifeste pour un Iran fédéral, démocratique et laïque ».
En 2006, la capitale fédérale américaine accueillait à nouveau le Congrès nationaliste kurde, le Groupe Komaleh kurde, le Parti du peuple baloutche, la Mission démocratique d’Azerbaïdjan, organisations dont le degré de représentativité resterait, là encore, à établir. Une conférence parmi beaucoup d’autres, pour ne pas dire marginale, mais qui est cependant de facto indicative du désir de certains cercles décisionnaires américains de faire avancer leurs pions sur l’échiquier de ce Grand Orient démocratique et communautariste autrement appelé « Greater Middle East Initiative ». Une nouvelle carte de l’Orient redessinée en suivant les contours des communautés ethniques et/ou confessionnelles…
Plus récemment encore une conférence sur le thème de l’« Azerbaïdjan et l’Ouest : partenariat stratégique au carrefour eurasien » s’est tenue le 14 mai 2009 à Washington avec le soutien de la Fondation Jamestown. Manifestation où la Russie et sa politique dans le Caucase n’ont pas été les seules à être placées sur la sellette… l’Iran également sur fond
de projet d’alliance stratégique – l’un des sujets de la rencontre – entre Bakou et Tel-Aviv sur le modèle de celle déjà en vigueur entre Ankara et l’État hébreu. Un grand dessein qui n’est actuellement plus guère ouvertement évoqué dans le contexte du fiasco irakien, mais qui conserve des adeptes. [3].
Dans cette perspective, l’OMPI ou MeK [4], moudjahidin du peuple d’Iran, apporte une pierre complémentaire à l’option fédéraliste. L’OMPI défend le pluralisme communautaire de l’Iran – un choix « fédéral » clairement inscrit dans la charte constitutive du mouvement et dont la logique implicite semble celle d’un éclatement de la nation iranienne en provinces « autonomes ». [5]
Aujourd’hui l’OMPI joue un rôle de collecteur de renseignements stratégiques, de diffuseur, de relais et de chambre d’écho, essentiel pour créer les conditions d’un changement de régime et faire évoluer la nation iranienne vers le fédéralisme. Ainsi, dans l’hypothèse d’un changement de régime en Iran, l’OMPI pourrait être appelée à occuper une certaine place
– au moins dans la phase de transition – dans la construction d’un État fédéral iranien, l’une des idées organiques de la « constitution » interne du mouvement.
Les minorités iraniennes au cœur du dessein régional américain
La question iranienne et celle de ses minorités ne peuvent finalement guère être appréhendées, hier comme aujourd’hui, sans tenir compte des enjeux géostratégiques affichés par l’administration Bush, notamment à travers le concept de « Greater Middle East ». Ces enjeux sont liés à la domination de l’espace géographique s’étendant de l’Atlantique (le Maroc), à l’Indus (le Pakistan), contrôle hégémonique passant par la normalisation de cet espace géopolitique en termes d’institutions (démocratie parlementaire), de normes sociétales (droits de l’homme et surtout de la femme, économie de marché et libre concurrence). Des enjeux aussi multiples que complexes qu’on ne peut réduire à une simple question de concurrence énergétique, soit à la seule mainmise sur les ressources d’énergies fossiles et les couloirs d’acheminement par oléo ou gazoducs, même si ces questions jouent – évidemment – un rôle central dans ce nouveau grand jeu qui oppose les États-Unis à ses rivaux de l’Heartland eurasiatique, la Russie et la Chine [6].
L’ambition à peine cachée d’un tel programme est évidemment de limiter la possibilité d’émergence de puissances régionales centralisées d’échelle démographique, économique et militaire suffisante pour contrebalancer la prédominance des États-Unis (directe ou indirecte, c’est-à-dire par le biais de ses alliés locaux) dans les différentes régions de la sphère d’influence occidentale. Israël, dans le cas qui nous occupe, est le pivot sur lequel s’appuie la politique américaine à la charnière des deux continents, eurasiatique et africain.
Au Proche-Orient, la capacité des États-Unis à peser sur les destinées régionales est en effet d’abord relayée par l’État hébreu, puis la Turquie, pilier oriental de l’Otan , une Turquie qui, si elle était intégrée à l’Union européenne, comme le souhaite explicitement Washington, permettrait de coupler l’Europe et l’aire civilisationnelle islamique, bouclant ainsi l’association Europe-Maghreb-Machrek déjà amorcée à travers l’Union pour la Méditerranée [7], cela sans oublier les deux autres éléments fortement liés au dispositif régional des États-Unis que sont l’Arabie Saoudite et l’Égypte.
C’est donc dans le contexte d’une volonté sous-jacente visant au remodelage de l’Orient proche et de l’Asie centrale suivant le tracé approximatif d’une nouvelle route de la soie qu’il faut désormais considérer les diverses poussées sécessionnistes existant en Iran. Qu’elles soient encouragées, voire même soutenues par les promoteurs du « Projet Grand Moyen-Orient » (« Greater ou Broader Middle East Initiative »), ou qu’elles soient tout bonnement spontanées, elles n’en existent pas moins et dessinent sur le territoire iranien des lignes de fractures qui pourraient, le jour venu, remettre en cause l’unité territoriale du pays et peut-être servir de base de départ pour déstabiliser le pouvoir central [8].
Parallèlement à la dimension géostratégique, les intérêts géoéconomiques jouent un rôle de premier plan dans la façon de poser la question des minorités nationales iraniennes. Ainsi au Kurdistan (pris dans son acception d’aire ethnolinguistique distribuée entre cinq États) où les poussées irrédentistes sont historiquement récurrentes, la découverte le 15 octobre 1927, du champ pétrolifère de Baba Gurgur, modifia en profondeur la valeur géoéconomique et géopolitique de la zone, ce qui eut pour conséquence humaine un large renouvellement ethnique avec une extension significative des zones de peuplement kurdes.
Le gisement de Kirkouk en exploitation depuis 1934 représenterait, aujourd’hui encore, des réserves de plus de 10 milliards de barils selon les analystes de Bloomberg Markets, ce qui porterait les réserves pétrolières de la région autonome à un total de quelque 25 à 30 milliards de barils. Un éventuel État kurde disposerait ainsi potentiellement d’une rente
pétrolière équivalente ou supérieure à celle du Mexique ou du Nigeria. Des chiffres et des perspectives qui suscitent bien des ambitions et des convoitises.
Les opérations turques contre les bases irakiennes du PKK, de fin novembre à mi-décembre 2007, avec l’aval de l’administration américaine, permettent par ailleurs de prendre la mesure des difficultés croissantes rencontrées depuis 2003 dans les relations entre Ankara et Washington. Les 100 000 soldats, les chars massés en décembre 2007 à la frontière de
l’Irak, les frappes aériennes et les incursions terrestres montrent, d’un côté, la détermination du gouvernement de Recip Erdogan – lequel dispose de la deuxième armée de l’Otan avec 515 000 hommes – et de l’autre, les concessions réticentes que Washington concède à son allié.
Panorama des minorités iraniennes
Tout ce qui vient d’être dit à propos du seul Kurdistan se retrouve schématiquement dans le cas de chacune des minorités iraniennes : position de valeur géostratégique des Azéris dans un dispositif de « sécurisation » du bassin de la mer Caspienne, valeur géoénergétique du Khouzistan avec ses champs pétrolifères à proximité immédiate de ceux du Chatt-el-Arab, intérêt éminent du Baloutchistan pour ses réserves potentielles minérales de part et d’autre de la frontière irano-pakistanaise (cuivre et pétrole) et son inestimable débouché sur l’océan Indien…
Il n’en reste pas moins que la valeur politique, voire militaire, de poussées irrédentistes ou nationalitaires au sein des minorités iraniennes (s’inscrivant dans le cadre d’une éventuelle « stratégie de la tension » visant au renversement du régime) est indéniable. Dans cette perspective à long terme, l’administration américaine s’est donnée pour ligne d’action « de soutenir tout mouvement autonomiste, indépendantiste ou religieux susceptible de déstabiliser [plus particulièrement] l’Iran », au même titre que les sanctions économiques et financières destinées à l’asphyxier. Qu’est ce que serait, en effet, l’Iran sans les 80 % de ses ressources pétrolières et gazières concentrées au Khouzistan ?
Kurdistan, l’irrédentisme kurde, Pejak et PKK
Le Kurdistan (à savoir les zones d’habitat kurdes du noeud arménien, région de hautes montagnes que forme la jonction de la chaîne pontique et du Taurus) est encore régulièrement pris entre le marteau turc et l’enclume iranienne. L’Iran n’hésitant pas à s’entendre, en fonction des circonstances, avec la Turquie ou la Syrie, pour utiliser ou réprimer les poussées nationalistes kurdes.
Parmi les principaux mouvements sécessionnistes, relevons l’Organisation révolutionnaire des travailleurs du Kurdistan iranien (Komala), organisation d’inspiration « maoïste » qui voit le jour en 1969 et mène des actions de guérilla à partir de 1979. Komala a quelque fois partie liée avec le Parti démocratique du Kurdistan iranien (DPIK), parti séparatiste baasiste né le 16 août 1945, mais qui a renoncé à la lutte armée en 1997, le Democratic Union of Iranian Kurdistan (YDKS), le Free Life Party of Kurdistan (PJAK), le Kurdistan Organisation of the Communist Party of Iran et le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK).
Parmi les quelque 25 millions de Kurdes majoritairement sunnites, vivant en partie en Turquie, en Iran, en Irak et en Syrie, les Kurdes iraniens sont environ 8 millions, soit 12 % des 69 millions d’Iraniens, qui se concentrent à l’ouest du pays dans une zone limitrophe de l’Irak, de l’Arménie, de la Turquie et de la Syrie se répartissant ainsi dans les provinces de l’Azerbaïdjan occidental, de Zanjan, du Kordestan, de Kermanshah et d’Ilam.
Les villages détruits aux confins turco-irano-irakiens ne se comptent plus, de même que les civils déplacés par dizaines de milliers comme en avril 1993 lorsque des unités iraniennes sont entrées au Kurdistan irakien (territoire qui bénéficie, rappelons-le, d’une large autonomie accordée par le pouvoir baasiste depuis le 11 mars 1970, qui ira ensuite en croissant après 1991). Incursion des forces iraniennes également entre le 21 avril et le 26 avril 2006, qui après avoir bombardé les positions du PKK [9] à proximité de Haj Omran dans la province d’Erbil, franchissent la frontière irakienne et pénètrent à nouveau sur une profondeur de 5 km sur le sol irakien. Une pratique habituelle bien établie puisque l’armée turque qui n’en est pas à son coup d’essai suit l’exemple iranien et en décembre 2007 pénètre en Irak pour y démanteler une fois de plus les bases du PKK responsable d’actions terroristes sur le territoire de la République turque.
Osman Öcalan – frère d’Abdullah Öcalan emprisonné en Turquie et fondateur en 1978 du PKK – dans un entretien publié le 15 avril 2008 dans le Los Angeles Times, témoigne du fait que les États-Unis apportent depuis 2003 un important soutien logistique au PKK, alors que celui-ci figure sur la liste des organisations terroristes du Département d’État ! De la même
façon, jouant sur les deux tableaux, Washington d’un côté participe en 2007 à la planification de l’attaque turque contre les bases du PKK en Irak et de l’autre soutient via sa branche anti-iranienne le PEJAK pour commettre des attentats en Iran.
Les liens existants entre le PKK et les États-Unis pourraient d’ailleurs expliquer que ces derniers aient retenu, le temps des marchandages nécessaires pour des engagements réciproques, le bras de l’armée turque lorsqu’elle voulait vider l’abcès en pénétrant avant l’hiver au Kurdistan irakien, se contentant jusqu’à la mi-décembre 2007 d’escarmouches, de
bombardements sans préavis (a contrario des pratiques de l’armée baasiste qui annonçait d’avance les frappes à venir) et de tirs d’artillerie jusqu’à ce que les soldats turcs enlevés (capturés) ayant servi de prétexte ou de déclencheur à l’opération soient rendus sains et saufs.
Le 16 décembre, l’aviation turque, appuyée par l’artillerie, a pilonné des villages situés sur le massif du Qandil dans la région autonome du Kurdistan irakien où 3 000 membres du PKK se seraient regroupés. Raids vraisemblablement effectués grâce aux informations fournies par le renseignement et les satellites américains. Une opération à dimension politique pour l’armée turque en ce qu’elle participe à la restauration de son image et de son autorité battue en brèche par l’influence croissante des démocrates musulmans de l’AKP qui tiennent en mains les rênes du pouvoir civil. Une opération également indicative du haut degré de pragmatisme de l’administration américaine sachant opportunément sacrifier – nécessité faisant loi – certains de ses pions. En octobre 2008, le Parlement turc accorde à l’armée un droit de suite pour la conduite en Irak d’opérations transfrontalières contre le PKK, complétant ainsi un dispositif de coopération antiterroriste englobant l’Iran et la Syrie.
Comme dans les autres provinces périphériques, les troubles sporadiques dans une région à vocation irrédentiste, recommencent à prendre véritablement de l’ampleur au Kurdistan à partir de juin 2005, et démarrent, là également, à l’occasion des élections présidentielles. La principale ville d’Azerbaïdjan occidental, Mahabad – qui fut la capitale d’une éphémère République kurde et communiste en 1946 –, connaît une forte agitation après la mort, dans la nuit de 9 juillet 2005, d’un jeune militant kurde tué par les forces de l’ordre. Mars 2006 marque un nouveau retour de l’instabilité sur fond de crise internationale et va jusqu’à s’étendre en mai 2006 à la ville majoritairement kurde de Kermânchâh.
Pour sa part, le PEJAK, le Parti pour une vie libre au Kurdistan, sousensemble islamo-marxiste du PKK communiste antiturc, réunit son premier congrès le 25 mars 2004 qui se donne pour objectif la « résurrection du Kurdistan libre »… Il revendique un an plus tard plus de 80 opérations militaires. Or le PEJAK, si l’on en croit le journaliste du The New Yorker, atypique mais souvent bien informé, S. Hersh [10] serait financé par les États- Unis et leur allié israélien. Il semblerait également que le Pejak et le PKK (ce dernier faisant, depuis le début de l’automne 2007, l’objet d’opérations de contre-guérilla de la part de l’armée turque), soient une seule et même entité sous deux étiquettes différentes : les deux organisations partageraient en effet les mêmes bases de la région de Qandil et posséderaient en outre un commandement unifié ! Fin mai 2009, après l’attentat meurtrier contre une mosquée de Zahedan au Sistan-Baloutchistan, le Guide suprême iranien accusait d’ailleurs les États-Unis et Israël de chercher à semer la zizanie à ses frontières en faisant explicitement référence au PEJAK [11].
Début mai 2009, simultanément avec les actions des Joundallah au Baloutchistan et du PEJAK à l’ouest, il y eut trois attaques, l’une contre un centre de commandement à Sanandaj (un milicien tué et quatre blessés), la deuxième contre un poste frontalier à Ravânsar (18 miliciens occis, 10 blessés) et la troisième contre une patrouille où deux policiers bassidjis ont trouvé la mort. En représailles pour la perte de ces 21 membres des forces de sécurité, les hélicoptères iraniens ont bombardé trois villages kurdes au nord de l’Irak. Des attaques transfrontières apparemment coordonnées, qui relèvent de l’affrontement indirect entre Téhéran et Washington.
La « contestation » azérie
Avec 16 millions d’âmes (25 % de la population iranienne) dans la province d’Azerbaïdjan oriental, les Azéris constituent la plus importante minorité d’Iran. Une minorité chiite ne connaissant pas les difficultés d’ordre confessionnel rencontrées par les Kurdes et les Baloutches sunnites.
Cette importante minorité turcophone est jusqu’ici parfaitement intégrée [12] à la République islamique, elle conserve cependant un fort sentiment identitaire, suffisamment marqué pour susciter des revendications de plus en plus insistantes en matière de droits culturels et linguistiques.
Par exemple, l’application du droit constitutionnel d’un enseignement en langue turque. Des voix s’élèvent donc aujourd’hui (sensibles aux sirènes du pantouranisme [13]) pour réclamer le divorce de l’Azerbaïdjan iranien d’avec la République d’Azerbaïdjan, laquelle ne compte elle-même que 8 millions de citoyens.
Dans ce contexte, la diplomatie américaine a commencé d’apporter un soutien discret à la minorité azérie à partir de l’été 2003 dans le prolongement de la chute de Bagdad. Le Département d’État s’était alors efforcé de soutenir les revendications des formations politiques azéries dissidentes alors encouragées par l’effondrement du pouvoir baasiste
irakien.
« Nous n’avons plus peur des mollahs » déclarait ainsi en juin 2003, au Sunday Telegraph, l’une des figures montantes de l’indépendantisme azéri [14]. Un sentiment néonational qui s’est particulièrement manifesté comme dans les autres minorités périphériques, en juin 2005, à l’occasion des présidentielles iraniennes. Un phénomène tendanciel qui a entraîné en réponse une accentuation des mesures préventives de la part des autorités centrales. Une « agitation » qui a repris l’année suivante et a culminé du 22 mai 2006 avec un rassemblement – inédit depuis la révolution de 1979 – de quelque 200 000 personnes dans les rues de la capitale régionale, Tabriz.
En janvier 2009, un groupe de séparatistes formait l’Azarbaijan Movement for Democracy and Integrity of Iran, Mouvement azéri pour la démocratie et l’intégrité de l’Iran [15]. Initiative faisant suite à la création à Washington, en juin 2008, du Progressive American Iranian Committee, Comité des irano-américains progressistes.
Cependant, si le sous-sol de l’Azerbaïdjan oriental ne possède pas de ressources d’intérêt immédiatement stratégiques (hormis des gisements de cuivre, de plomb et de fer), cette province iranienne occupe d’abord et surtout une position clé sur la carte régionale du Sud-Caucase et le bassin de la Caspienne. Une mer d’un intérêt majeur aux yeux de l’administration américaine eu égard à ses réserves d’hydrocarbures et ses « couloirs
énergétiques ».
Deux stations de surveillance radar américaines sont d’ailleurs en cours de construction dans le voisinage des frontières iranienne et russe ; elles complètent le dispositif d’encerclement de l’Iran déjà mis en place avec la base logistique d’Herat en Afghanistan et navale de Bahreïn. De plus, les États-Unis incitent l’Azerbaïdjan et le Kazakhstan à étoffer leurs marines sous couvert de contrer d’éventuelles « menaces transnationales », terroristes entre autres. Une première dotation américaine de 30 millions de dollars a été ainsi affectée à la modernisation des gardes côtes azerbaïdjanais, aide s’inscrivant dans l’Initiative pour la sécurité de la mer Caspienne (Caspian Guard Initiative) lancée en 2003 par les États-Unis.
Le symposium de la Fondation Jamestown du 14 mai 2009 à Washington et dont l’un des thèmes était précisément « l’Azerbaïdjan partenaire majeur des États-Unis et de l’Europe dans la sphère de sécurité » éclaire les enjeux, dont le plus immédiatement perceptible est bien entendu le contrôle des ressources gazières de Bakou.
Khouzistan
La région du sud-ouest de l’Iran, la province du Khouzistan est majoritairement peuplée d’arabophones (généralement estimés à 2 millions soit près de 3 %) et, de ce fait, parfois appelée « Arabistan [16] »…
Région éminemment stratégique, car elle recèle la majeure partie du pétrole iranien (80 % de la production nationale). Cependant, si la province – quoiqu’arabe mais avant tout chiite – ne s’est pas ralliée à Saddam Hussein lors de son offensive de septembre 1980, elle n’en est pas moins depuis 2004 le théâtre d’une agitation croissante en rapport évident avec l’évolution de la situation dans le Sud chiite de l’Irak.
La résistance au pouvoir centrale y est ancienne, et phases de révolte et massacres s’y alternent. Dès 1960, le Front national de libération de l’Arabistan et du Golfe arabe (fondé en 1956 et qui se transforme en 1967 en Front de libération d’Al-Ahwaz) se donne pour programme le rattachement de la région à l’Irak. Une revendication qui prend tout son sens si la division de l’Irak entre aire sunnite et chiite devait permettre la création d’un état chiite englobant les champs pétrolifères tant iraniens qu’irakiens.
En sens inverse, dans le conflit irano-irakien (1980-1989), Bagdad aurait eu pour objectif de constituer une République arabe d’Arabistan, dessein auquel les États-Unis auraient mis à l’époque leur veto. Une étude holistique relative à l’ensemble des minorités iraniennes et conduite par le consultant Hicks and Associates, l’un des plus importants prestataires de services de l’administration américaine, a été remise en février 2006.
Depuis mars 2006, le Front populaire et démocratique des Arabes d’Ahwaz, basé à Londres, dispose d’un canal satellite australien par lequel il diffuse des programmes audiovisuels réguliers dans lesquels sont dénoncées « quatre-vingts années d’occupation iranienne ». Relation de cause à effet, des troubles, vite réprimés, se déclarent à partir d’avril 2005 à Ahwaz, chef lieu du Khouzistan et à Mahshahr dans le Sud de la province, sur fond de rumeurs relatives au déplacement des populations arabes (alors que ceux-ci s’estiment être plus ou moins des laissés-pour-compte de la République islamique alors qu’ils habitent la région pétrolière la plus riche du pays). En janvier et en février 2007, Amnesty International qui s’intéresse ex abrupto aux minorités iraniennes, déplore l’exécution de huit Arabes iraniens reconnus coupables, à l’issue de procès jugés inéquitables, d’attentats à la
bombe commis dans la province du Khouzistan en 2005.
C’est en effet autour du 17 juin 2005, date des élections présidentielles iraniennes là encore, selon la loi des séries ou par une invraisemblable coïncidence, que démarre au Khouzistan une campagne d’attentats. Le 16 juin, le Mouvement de lutte arabe pour la libération d’Ahwaz revendique par le truchement d’une vidéo mise en ligne sur la Toile, les attentats perpétrés à Ahwaz. Le 3 septembre 2005, trois bombes détruisent des oléoducs reliant Ahwaz à la raffinerie d’Abadan (principale raffinerie iranienne avec une capacité de 450 000 b/j et 30 % de la capacité totale de raffinage de l’Iran). Le 16 octobre 2005, c’est au tour de l’oléoduc de Maroun d’être saboté.
C’est donc entre juin et octobre 2005 que des attentats retentissant commencent à ouvrir les colonnes de la presse internationale aux indépendantistes khouzistanais. À Ahwaz même des actes terroristes revendiqués par les Brigades des martyrs révolutionnaires ahwazis vont
s’enchaîner tels ces deux attentats à la bombe qui font huit morts et 48 blessés en janvier 2006. Le journaliste américain et ancien agent de la NSA, W. Madsen [17], réputé pour la fiabilité de ses sources, annonce à la même époque qu’une République démocratique d’Ahwaz serait automatiquement reconnue par les États-Unis et certains de ses alliés les plus proches au cas où elle serait unilatéralement instituée… Le gouvernement britannique aurait par ailleurs facilité l’ouverture d’un bureau de la mouvance séparatiste
arabe à Londres.
En parallèle, le site Internet de la chaîne Al Jazeera multiplie les informations suivant lesquelles serait en préparation un « projet d’épuration ethnique du Khouzistan » : Téhéran est accusé de chercher à modifier la composition ethnique de la population du Khouzistan au profit des Persans, délibérément privilégiés en termes d’emploi, et donc au détriment des Arabes, ce qui laissait supposer l’existence d’un plan pour « iraniser » et/ ou « désarabiser » la province.
Le 24 janvier 2006, deux nouveaux attentats touchent une nouvelle fois la ville d’Ahwaz où le président M. Ahmadinejad était attendu, sa visite ayant été inopinément annulée. À cela s’ajoute l’incendie, en mars 2007, de l’oléoduc reliant les villes d’Abadan et d’Ahwaz ; un sinistre à mettre peut-être en relation avec l’incendie d’origine criminelle qui avait en partie
détruit, le 19 février précédent, la raffinerie de Téhéran hypothéquant ainsi lourdement la production de carburant du pays. Chacun garde en mémoire les « émeutes de l’essence » de juin 2007 qui ont embrasé l’Iran justement en raison des difficultés d’approvisionnement en produits raffinés dans un pays soumis à un sévère embargo et dépendant à 40 % de ses importations pour ses approvisionnements de carburants [18]. Toutes choses qui en disent long sur la vulnérabilité potentielle de la République pour laquelle un Khouzistan relativement excentré constitue un « ventre mou », autrement dit géographiquement parlant, vulnérable.
Plus récemment, l’édition d’Israelinfos du 2 septembre 2008 annonçait la naissance assez discrète en Égypte, et pour la première fois dans un pays arabe, d’une revue trimestrielle militant en faveur de l’indépendance politique, religieuse, linguistique et culturelle du Khouzistan présenté comme « un territoire occupé par la République islamique d’Iran ». Notons que la création de cette revue intitulée Arabes d’Ahwaz est intervenue après le passage au Caire au cours du mois d’avril 2008 d’une délégation de militants ahwazis reçus afin d’exposer à leurs interlocuteurs officiels leurs revendications d’indépendance.
Fin 2008, l’Ahwaz Human Rights Organization diffusa une lettre ouverte à l’adresse du Premier ministre japonais, M. Koizumi et du secrétaire général du Conseil de l’Union européenne et Haut Représentant pour la politique extérieure et de sécurité commune, Javier Solana, exposant leurs griefs concernant la signature par la société japonaise Inpex Corporation et le gouvernement iranien d’un accord pétrolier d’un montant de 2,3 millions
d’euros. Le courrier conclu en disant que l’accord ne pourrait que renforcer la « politique d’assimilation forcée et de répression » dont les Ahwazis s’estiment les victimes.
Baloutchistan
Les Baloutches représentent environ 3 % de la population iranienne soit 2,1 millions, essentiellement présents dans les régions du Sud-Est de l’Iran principalement les provinces du Sistan-Baloutchistan, du Khorassan et du Golestân.
Les Baloutches, au nombre de 5 millions se trouvent de part et d’autre des frontières pakistanaises, afghanes et iraniennes. Sunnites, à l’instar des Kurdes, les Baloutches à la périphérie iranienne, comme toute communauté excentrée (pensons par analogie aux diverses ethnies du Darfour au Soudan) forment des griefs à l’égard du « Centre » estimant ne pas bénéficier suffisamment des retombées de l’exploitation des ressources naturelles de leur territoire (mines de cuivre et d’or) et d’être l’objet de discriminations institutionnelles, notamment confessionnelles, du fait d’un État jacobin.
À ce titre, les postes dans la fonction publique et plus particulièrement dans la police, sont réputés être attribués à des persanophones ; dans les écoles, la langue baloutche est interdite. Des avantages matériels pour s’installer dans les provinces du Sud-Est sont accordés à des Persans, comme des logements subventionnés ou des terres agricoles de telle façon que, tout comme les Arabes iraniens du Khouzistan, les Baloutches soupçonnent
aujourd’hui le gouvernement de vouloir modifier l’équilibre démographique et cherche à minorer les autochtones dans les centres urbains, en particulier à Zahedan, Iranshar, Chabahar et Khash.
À l’est, l’irrédentisme baloutche crée depuis longtemps de réelles difficultés au Pakistan ; une question qui déborde en vérité largement la frontière et se développe sur fond de convoitises multinationales suscitées par les richesses minières dont les déserts du Baloutchistan regorgent. De même la province de Kerman [19] immédiatement à l’ouest du Baloutchistan, également riche en ressources minérales, constitue par sa contiguïté avec le Sistan-Baloutchistan un pôle d’intérêt supplémentaire pour des mouvements indépendantistes que l’on peut supposer soutenus en sous-main par des intérêts transnationaux et des acteurs étatiques ou privés.
Parmi les protagonistes de la rébellion des provinces de l’Est, mentionnons en outre le Front du Baloutchistan uni né en 2003 et basé à Londres [20] (toujours cette étonnante concordance de date). Formations politicomilitaires l’Organisation démocratique du peuple du Baloutchistan et le Conseil national baloutche – ce dernier né en 1994 – revendiquent l’indépendance à des degrés divers, tout comme leurs homologues déjà mentionnés, et tous sont accusés, à tort ou à raison, de participer à la fois au terrorisme et au grand banditisme.
À l’arrivée, il est cependant assez difficile d’évaluer précisément la nature des troubles dans une province où le banditisme, notamment la piraterie routière, le trafic de drogue avec le narco-État afghan et la contrebande, sont des activités établies qui se mêlent et s’entremêlent à loisir. Les faits publiés et l’information accessible conduisent malgré tout au constat d’une instabilité croissante, d’abord en effet liée au développement constant du trafic de drogue, mais aussi à l’intensification de l’irrédentisme baloutche au Pakistan.
Le groupe sunnite Joundallah, les Soldats de Dieu, autrement appelé « Mouvement de résistance du peuple iranien », a commencé à se manifester le 31 décembre 2005. La chaîne Al-Arabiya avait annoncé depuis Doubaï l’enlèvement spectaculaire de neuf soldats iraniens lors de l’attaque d’un poste de police de la région de Sarevan où le 15 décembre précédant le cortège du président Ahmadinejad avait été attaqué par « des bandits » et deux de ses gardes du corps avaient été abattus.
En mars 2006, ce groupe tue 22 personnes qui circulaient en voiture non loin de la frontière pakistanaise. Le même mois, un attentat à la bombe perpétré à Tasuki suivi d’une prise d’otages ; 17 personnes sont condamnées à mort ou exécutées. En mai, 12 passagers de quatre véhicules étaient tués dans la province de Kerman jouxtant le Sistan-Baloutchistan. Le 15 décembre, peu avant les élections locales, une voiture piégée explose à Zahedan faisant une seule victime. Les autorités exécutent les sept responsables présumés des attentats de mars 2006… Le 14 février 2007, un bus transportant des Gardiens de la révolution pasdarans explosait à Zahedan causant 14 morts. Le 27 mai suivant, l’un des sept prévenus arrêtés dans cette affaire était pendu au grand dam de la communauté internationale.
D’après Amnesty International (5 juin 2007), le député iranien H. A. Shahryari aurait signalé que plus de 700 détenus au Sistan- Baloutchistan se trouvaient à cette date condamnés à la peine capitale et que, sur les quelque 177 condamnés exécutés en Iran en 2006, un tiers environ appartenait vraisemblablement à la minorité baloutche.
En 2006, le groupe, au moyen d’une prise d’otages dont plusieurs seront exécutés, exige la libération de ses membres emprisonnés. Une opération apparemment revendiquée sur une chaîne de télévision appartenant aux moujahidin du peuple d’Iran ! Du Kurdistan au Baloutchistan, il semble ainsi qu’il existerait une sorte de « régie » ou en tout cas une certaine coopération en matière communication.
En juillet 2008, c’est au Baloutchistan pakistanais que des combats faisaient une quarantaine de morts dont une trentaine de dissidents près de la ville d’Uch à l’occasion d’une opération lancée contre deux bases rebelles. Dernier épisode spectaculaire documenté, le 28 mai 2009, un attentat contre une mosquée chiite de Zahedan fait 25 morts, attentat auquel les autorités iraniennes répondent le 1er juillet par 13 pendaisons… Événement conduisant la revue de West Point, CTC Sentinel, à publier le commentaire suivant de C. Zambelis : « Étant donné l’escalade du groupe en termes de tactiques et de choix des cibles ces derniers mois, la prochaine étape dans
l’évolution des Joundallah pourrait être de mener des attaques à l’extérieur du Baloutchistan iranien… une nouvelle phase, plus dangereuse dans sa guerre contre le gouvernement iranien [21]. » Est-ce une prophétie autoréalisatrice ?
Déjà en 2007, CTC Sentinel s’était signalé en reprenant la déclaration du chef du Joundallah, A. Righi, justifiant son engagement armé en raison du « génocide » perpétré par Téhéran au Sistan-Baloutchistan. Pour mémoire, pour l’ancien chef d’antenne de la CIA au Kurdistan, R. Baer [22], le groupe armé sunnite iranien Joundallah ferait partie des groupes bénéficiant du soutien des services américains.
De fait, dès 2002, la lettre confidentielle israélienne Dekka-net-Weekly [23] signalait la possibilité que des éléments de la CIA infiltrés en Iran par la province afghane de Zabol aient commencé à opérer au Sistan-Baloutchistan.
De telles missions de « reconnaissance » (covert actions), comme confirmées par Seymour Hersch, sont vraisemblablement et régulièrement conduites depuis 2003 à partir d’Erbil au Kurdistan irakien et au Khouzistan depuis le Chatt-el-Arab [24].
Ajoutons que le Baloutchistan dans sa totalité joue, dès à présent, un rôle clé dans la recomposition géostratégique de l’Asie centrale. Non seulement ses déserts servent aux essais nucléaires et balistiques d’Islamabad, mais cette province est également appelée à servir de débouché sur l’océan Indien pour la Chine, laquelle construit un port en eau profonde à Gwandar par lequel transiteront produits et marchandises. Les hydrocarbures étaient acheminés jusqu’ici vers la Chine par des routes maritimes placées sous la surveillance exclusive des États-Unis [25] ; elle se montre aujourd’hui plus que jamais soucieuse de sécuriser ses routes d’approvisionnement maritimes mais aussi les voies continentales perçues comme plus sûres que les voies maritimes [26].
À ce titre, il existe depuis juillet 2005 un projet de gazoduc irano-indien [27] devant passer à travers le Baloutchistan, projet qui s’est, en toute logique géostratégique, heurté à une vive hostilité de la part du Département d’État.
Les États-Unis, en effet, sont inquiets du rapprochement en matière d’énergie entre la Russie, l’Iran, l’Inde et la Chine, amorcé depuis le printemps 2005 et qui progresse actuellement à travers l’Organisation de coopération de Shanghai – notamment lors de la dernière réunion du 15 juin 2009 dans l’Oural, à Ekaterinbourg avec l’Iran et l’Inde invités au statut d’observateurs.
Conclusion
Dès mai 2006, le président Ahmadinejad avait établi un rapport entre la montée des tensions au sein des minorités périphériques et le procès d’intention instruit contre l’Iran, procès relatif à son programme nucléaire. Le chef d’État iranien avait au cours d’un Conseil des ministres, le 28 mai, avancé que « […] le complot ennemi visant à créer des différends ethniques dans le pays avait été ourdi en raison de la résistance du Peuple iranien quant à la question nucléaire ». Le jour qui a suivi cette déclaration, l’ayatollah A. Khamenei avait lui aussi ouvertement dénoncé dans une intervention télévisée le « complot » visant à fomenter des affrontements interethniques, reconnaissant de facto que la question était devenue un sujet majeur de préoccupation nationale.
Actuellement, depuis la réélection contestée d’Ahmadinejad, le 12 juin 2009, les autorités iraniennes qui doivent contenir une puissante vague de contestation politique ont resserré les dispositifs de sécurité dans les provinces abritant les minorités nationales où des manifestations d’irrédentisme armé se sont multipliées au cours du second semestre 2009 ; Téhéran accusant la nouvelle administration américaine de poursuivre la politique intensive de « déstabilisation de l’Iran par sa périphérie » mise en œuvre sous l’autorité de George W. Bush.
Il est ici important de souligner que c’est au début de l’année 2005 que des troubles assortis d’attentats commencent à éclater simultanément, et avec une intensité inhabituelle, au sein de toutes les minorités nationales iraniennes… Simple coïncidence exprimant un malaise conjoncturel de la part de minorités se sentant délaissées par le pouvoir central ou plus
encore ? La situation perdure en 2009.
Certes, dans chaque situation préexiste un vieux fond plus ou moins actif de revendication identitaire généralement nourri par le peu de cas que fait le centre de la périphérie et par l’exploitation des ressources locales, notamment pétrolières ou minières, sans bénéfice direct pour les occupants historiques du sol. À cela s’ajoute la crainte persistante d’une éviction de la communauté ethnique d’origine, à laquelle seraient peu à peu substitués des éléments persanophones. Le fait saillant commun à toutes ces manifestations d’irrédentisme est, bien entendu, leur simultanéité suivant un schéma quasi identique dans des régions sans contact entre elles, cela tout autant dans l’actualisation et la définition des termes de ces revendications, que dans le calendrier et le modus operandi des actions
visant le pouvoir central.
À chaque fois nous retrouvons pour point de départ une rumeur se nourrissant de faits de discrimination avérée (ou ressentis comme telle), par exemple en matière de préférence donnée dans les emplois publics aux iranophones (dans l’enseignement ou la police)… Ou encore des bruits faisant état de plans de déplacement de populations et de modification de
la composition ethnique de la province, de menaces sur l’enseignement de la langue nationale, tous faits réels ou supposés qui serviront de catalyseurs à une inquiétude ou un ressentiment latent qui, à un moment x, se cristallisera en mouvement collectif de colère se traduisant par des manifestations, des émeutes, qui peu ou prou créeront un environnement
et un climat favorables – un support en quelque sorte – au déclenchement d’actions terroristes.
Dans Le Monde diplomatique d’octobre 2007, Selig S. Harrison, directeur à Washington du Center for International Policy, décrit longuement comment la Maison-Blanche a lancé une offensive en vue de déstabiliser l’Iran de l’intérieur « en aidant des groupes séparatistes, qu’ils soient arabes, kurdes, baloutches ou azéris ». Pour étayer son propos, il rapporte
que la « secrétaire d’État Condoleezza Rice […] n’a obtenu l’ajournement d’une décision relative à l’option militaire qu’au moyen d’un compromis dangereux : une intensification des opérations clandestines visant à déstabiliser la République islamique, lesquelles ont été confirmées par une directive présidentielle fin avril 2007 [...]. Ces opérations se poursuivent
depuis une dizaine d’années, mais en l’absence d’une couverture officielle, la Central Intelligence Agency n’a agi que par personnes interposées.
Le Pakistan et Israël, par exemple, ont fourni des armes et de l’argent à des groupes rebelles dans le Sud-Est et le Nord-Ouest de l’Iran, où les minorités baloutche et kurde, sunnites, combattent de longue date le pouvoir central perse et chiite. L’autorisation présidentielle d’avril permet l’intensification des opérations « non létales » conduites directement par les agences américaines [compétentes]. En plus d’une multiplication des émissions de propagande, d’une campagne de désinformation et de l’enrôlement d’exilés en Europe et aux États-Unis afin d’encourager la dissidence politique, le nouveau programme privilégie la guerre économique, notamment la manipulation des taux de change et d’autres
mesures propres à perturber les activités internationales bancaires et commerciales de l’Iran ».
Pour compléter ces lignes directrices, l’agence Reuters, s’appuyant sur une enquête de Seymour Hersh publiée par The New Yorker [28], signale que les chefs de file républicains et démocrates du Congrès américain auraient accordé, fin 2007, au président George W. Bush les financements nécessaires à l’intensification des opérations secrètes contre l’Iran en vue de déstabiliser le régime. Selon le presidential finding paraphé par George W. Bush « l’objectif [poursuivi serait de] saper les ambitions nucléaires de l’Iran et d’essayer de fragiliser le pouvoir par une évolution du régime […] ».
Dans un entretien accordé à F. Zacharia, le 9 août 2009 sur CNN, la secrétaire d’État, Hillary Clinton, a finalement confirmé ce que ses services refusaient d’admettre jusque-là, à savoir que les États-Unis ont joué un rôle important dans l’amorce d’une « révolution verte » en Iran, en fabriquant notamment de faux messages diffusés sur Twitter. « En coulisses, nous avons beaucoup fait. Comme vous le savez, la jeunesse […], un de nos jeunes du Département d’État a été twitté “Continuez” malgré le fait qu’ils avaient planifié un arrêt technique. Ainsi nous avons fait beaucoup pour renforcer les protestataires sans nous afficher. Et nous continuons à parler avec et à soutenir l’opposition. »
Téhéran, soucieux de renouer le dialogue, sachant que les États-Unis ont un besoin urgent de sa coopération pour parvenir à stabiliser la situation tant en Irak qu’en Afghanistan, souhaite éviter pour l’heure les polémiques excessives sans rien céder sur le fond quant à ses ambitions nucléaires.
De ce point de vue, Téhéran s’efforce de ne pas « faire perdre la face » à ses interlocuteurs potentiels, pas plus qu’il ne veut se risquer à les mettre en porte-à-faux vis-à-vis de leurs alliés israéliens et arabes. Notons à ce propos que les dirigeants iraniens n’apprécient les rapports de force qu’en fonction de leur propre psychologie, autrement dit à travers le filtre de leur idiosyncrasie culturelle.
Bien sûr, on a pu se féliciter du changement de ton adopté par Condoleezza Rice en fin de mandat de la précédente administration américaine, suivant les conclusions du rapport Baker-Hamiton… Celui-ci constituant désormais l’axe visible de la politique du président Obama. Rapport qui préconisait alors de placer l’Iran, pour ce qui est de l’établissement d’un dialogue, sur un pied d’égalité avec la Corée du Nord (position de principe qui ne prend pas en compte les incessantes fluctuations qui affectent les relations entre les États-Unis et les États voyous ou simplement non alignés).
On sait aujourd’hui, dans le contexte de la crise mondiale que la politique de la main tendue risque rapidement de tourner court. Aussi laisserons nous le dernier mot à Clément Therme, chercheur à l’Institut français de recherche internationale (IFRI) qui, en février 2009, reprenait à son compte les conclusions de Vali Reza Nasr, professeur à la Fletcher School of Law and Diplomacy de la Tufts University (et chercheur associé au Center for Middle Eastern Studies du Council on Foreign Relations), suivant lequel la stratégie consistant à instrumentaliser les minorités ethniques pour ébranler l’Iran est viciée à la base : « Ce n’est pas parce que le Liban, l’Irak et le Pakistan connaissent des problèmes ethniques que l’Iran se trouve confronté à des difficultés identiques […]. L’Iran est un pays ancien – comme la France ou l’Allemagne – et ses citoyens sont tout aussi nationalistes. Or l’administration américaine surestime les tensions ethniques en Iran […]. L’on peut toujours trouver des groupes militants qui iront tuer des policiers, mais, au final, travailler avec les minorités se retournera contre nous et nous aliénera la majorité de la population. »
Parallèlement dans « Démocratie et ingérence étrangère : le cas iranien », Clément Therme parvenait à des conclusions très similaires « l’intérêt très important accordé aux minorités religieuses et ethniques suscite le désaveu d’une grande partie des citoyens iraniens qui ont en partage un fort sentiment nationaliste [...] Cette tentation stratégique américaine de soutien financier aux minorités ethniques iraniennes en général, et baloutche en particulier, semble cependant contre-productive en raison de la force du nationalisme iranien qui transcende la diversité ethnique du pays ».
Visant à l’exportation du modèle démocratique et afin de parvenir à un changement de régime, l’administration Obama semble avoir, pour le moment, renoncé à l’emploi de la force ouverte préférant l’option plus aléatoire et apparemment moins risquée d’une stratégie indirecte.
Ainsi le soutien de l’administration américaine aux éléments dissidents des minorités iraniennes pourrait donc finir par agir à contresens du but recherché, comme le souligne Clément Therme, en confortant « les dirigeants de Téhéran qui peuvent justifier des difficultés à intégrer les minorités ethniques ou les sunnites par l’action d’un État étranger »,. il ne faut en effet pas perdre de vue que la base électorale populaire du président Ahmadinejad est empreinte d’un sentiment nationalitaire aujourd’hui en Europe bien oublié.
Bien évidemment, la réélection contestée du président Ahmadinejad a révélé de profondes cassures dans la classe politique iranienne et jusqu’au cœur de l’appareil d’État qui fragilise l’édifice national et offre des circonstances favorables à la consolidation de toutes les contestations et de toutes les forces centrifuges du pays. Reste donc à savoir jusqu’où
celles-ci trouveront un terrain propice à leur développement ?