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Drogue, prostitution et PIB : les dessous cachés du Système de Comptabilité Nationale

jeudi 5 mai 2022

La prise en compte du trafic de drogue dans le PIB est une demande de l’institut Eurostat.
Le trafic de drogue génère 2,7 milliards d’euros par an.
Et c’est sous le gouvernement Macron que la drogue a boosté notre économie.

Derrière ce titre aguicheur, se cachent deux questions importantes : (1) comment mesurer les activités illégales et faut-il les intégrer dans le calcul du PIB, (2) quels sont les impacts des changements méthodologiques du calcul du PIB sur la croissance et le ratio d’endettement ? Pour répondre à cela, le Captain’ va s’appuyer principalement sur le papier « New standards for compiling national accounts : what’s the impact on GDP and other macro-economic indicators ? », publié par l’OCDE il y a quelques semaines.

Le Produit Intérieur Brut (PIB) d’un pays est un simple indicateur économique, qui, comme tous les indicateurs, est forcément imparfait. Calculer le PIB d’un pays est un travail qui est très loin d’être simple, et qui implique la compilation, l’intégration et l’analyse d’une très grande quantité de données en provenance de nombreuses sources. En plus de la complexité technique pour collecter des données précises et exhaustives, deux grandes questions se posent aux statisticiens en charge du calcul du PIB : (1) quels sont les biens et services qui doivent être intégrés dans le calcul du PIB, et quels sont ceux qui doivent être exclus, et (2) à quel prix de marché comptabiliser tout cela ?

Comme pour tout indicateur, un simple changement méthodologique peut entraîner une forte variation, à la hausse comme à la baisse, du PIB d’un pays. Pour harmoniser les méthodes de calculs et pouvoir comparer le PIB entre les pays, il existe un standard international : le Système de Comptabilité Nationale des Nations Unies. Dans le cadre d’un stage en division statistique à l’ONU (#PersonalBranling), le Captain’ avait eu le bonheur de travailler sur le projet « Informal Sector and Informal Employment », et avait du se plonger un peu dans ce « System of National Account ». Et honnêtement, c’est un enfer total ! Plus de 600 pages détaillant précisément ce qui doit être intégré et comment... avec bien évidemment environ autant d’exceptions que de règles.

Allez pour le fun, voici deux exemples tirés du Système de Comptabilité Nationale 2008 :

« Les coûts du transfert de propriété d’actifs non produits représentent des actifs produits mais dont la valeur ne peut être intégrée à la valeur d’un autre actif produit. Ils doivent, par conséquent, apparaître comme une catégorie distincte de formation brute de capital fixe. Une exception est prévue dans le cas des terrains pour lesquels les coûts du transfert de propriété sont traités par convention comme améliorations de terrains. »

« Le développement de logiciels représente le développement de droits de propriété intellectuelle. Ils sont assimilés à des actifs s’ils doivent être utilisés par leur propriétaire pour la production pendant une durée supérieure à un an. Les logiciels peuvent être destinés à un usage propre uniquement ou à la vente au moyen de copies. Si des copies de logiciels sont vendues sur le marché, leur traitement suit les principes décrits au paragraphe 10.100. Les achats de logiciels sur le marché sont évalués aux prix d’acquisition, tandis que les logiciels développés dans l’entreprise sont évalués aux prix de base estimés ou aux coûts de production, s’il n’est pas possible d’estimer le prix de base. »

Et justement il y a maintenant presque un an, la mise en place du nouveau Système de Comptabilité Nationale avait fait grand bruit : « Le secret de l’insolente croissance anglaise ? Du sexe et de la drogue » (Le Figaro, mai 2014), « Sexe, drogue et trafics en tout genre bientôt dans le PIB européen » (Le Monde, juin 2014) ou encore « L’Insee donne un coup de pouce statistique au PIB » (Les Echos, mai 2014). Mais alors, faut-il intégrer la prostitution et la drogue dans le PIB ? Pour répondre à cette question, il est important de revenir à la définition même du PIB : un indicateur permettant une comparaison internationale. Supposons un pays A et un pays B, ayant exactement la même économie, à une différence près : la prostitution est légale dans le pays A et illégale dans le pays B. Si l’on considère uniquement le PIB en prenant en compte les activités légales, alors le pays A aura un PIB plus élevé que le pays B : ce qui est totalement faux car notre hypothèse de base est justement que les deux pays sont identiques en tout point, sauf au niveau de la législation. Etant donné que de nombreuses contributions (par exemple la contribution de chaque pays au budget européen) sont basées sur le Revenu National Brut, qui est lui même relié au PIB, alors le pays A devra contribuer (= payer) davantage que le pays B.

Mais maintenant, comment estimer cela ? La méthodologie classique consiste à croiser des estimations en ce qui concerne l’offre d’activité illégale et des estimations en ce qui concerne la demande en activité illégale, puis à prendre une valeur à peu près cohérente en fonction de cela. Par exemple, il est possible d’estimer l’offre de drogue en prenant en compte les saisies policières, et l’offre de prostitution en fonction du nombre de prostituées. De l’autre côté, la demande de drogue et de services de prostitution peuvent être estimées via des sondages et enquêtes. Bon bien évidemment, les données doivent être corrigées pour prendre en compte la sous-déclaration et le fait qu’il ne soit pas facile de dire à un enquêteur « oui oui, je me tape des putes et je prends de l’héro ! ». Bref, ce n’est clairement pas simple à estimer, mais il est possible d’avoir tout de même une vague idée de l’importance des activités illégales dans un pays donné, pour intégrer cela par la suite dans le calcul du PIB.

L’effet de l’ensemble des changements méthodologiques apportés par le Système de Comptabilité Nationale 2008 est détaillé dans le rapport de l’OCDE « New standards for compiling national accounts : what’s the impact on GDP and other macro-economic indicators ? », et l’Institut Bruegel a réalisé de beaux graphiques avec les données (source : « Welcome to the dark side : GDP revision and the non-observed economy »). L’incorporation des activités illégales ne représente en moyenne qu’une toute petite partie de la hausse du PIB suite à l’ensemble des changements méthodologiques : +0,2% en moyenne sur l’ensemble des pays de l’OCDE. Il faut cependant interpréter ce chiffre avec attention : il s’agit là uniquement de la variation suite au changement de méthodologie, ce qui veut dire qu’un pays avec 0% de variation n’est pas un pays sans drogue ni prostitution, mais simplement que cela était déjà comptabilisé auparavant (directement ou indirectement). De plus, certains pays n’ont pas encore mis en place les nouvelles normes et d’autres, comme la France, estiment que certaines activités illégales ne relèvent pas d’activité « consentante » (prostitution forcée, dépendance à la drogue), et donc ne doivent pas être intégrées dans le PIB (en s’appuyant sur le point 3.96 du Système of National Account ci-dessous).

« Illegal actions that fit the characteristics of transactions (notably the characteristic that there is mutual agreement between the parties) are treated the same way as legal actions. The production or consumption of certain goods or services, such as narcotics, may be illegal but market transactions in such goods and services have to be recorded in the accounts. » - Source : « System of National Account » , page 48

Comme on peut le voir sur le graphique ci-dessus, l’intégration des activités illégales a eu un impact relativement limité sur la hausse du PIB : +0,2% en moyenne. A noter tout de même l’effet clairement significatif (hausse entre +0,5% et 1%) au Royaume-Uni, en Irlande, en Italie ou en Espagne. Davantage que la nouvelle prise en compte des activités illégales, le passage de la Recherche & Développement (R&D) du statut de « Consommation Intermédiaire » au statut « d’Investissement », et l’utilisation de nouvelles sources ont eu un impact important sur le PIB. Si vous vous rappelez de l’équation de PIB de base de première année de macroéconomie Y = C + I + G + X - M (PIB = Consommation + Investissement + Dépenses Publiques + Exportations - Importations), on voit bien que considérer la R&D comme un investissement augmente mécaniquement le PIB.

Et hop, un changement de méthodologie et la prise en compte de nouvelles sources, et le PIB de la France augmente de 3%. La magie de la comptabilité ! Mais attention, cela ne veut absolument pas dire que la croissance française a augmenté. Ce n’est pas parce que comptablement vous ajoutez des éléments dans le PIB que vous avez créé plus de richesse. Pour garder des données temporelles consistantes, le PIB des années précédentes est alors recalculé en prenant en compte la nouvelle méthodologie et éviter qu’il y ait une « rupture » dans les données. Le graphique suivant montre bien que la croissance calculée avec le SNA 1993 et celle calculée avec le SNA 2008 sont très proches (il existe un petit décalage simplement car le taux de croissance des activités nouvellement intégrées n’est pas forcément égal au taux de croissance des activités classiques, mais l’écart est très proche de 0).

Pour résumer, étant donné que l’augmentation du PIB est très différente selon les pays (très forte au Royaume-Uni et aux Pays-Bas, faible au Luxembourg ou en Estonie), cela aura un impact sur : (1) le classement des pays en fonction du PIB : le Royaume-Uni ayant par exemple devancé la France à la 5e place mondiale en partie grâce à ce changement méthodologique et (2) sur le niveau des contributions versées dans le cadre du budget européen (les anglais devant payer une plus forte contribution que précédemment). Par contre, cela n’a logiquement aucun impact sur la croissance, car les données historiques sont aussi révisées afin que les séries temporelles soient consistantes.

Par contre, cette hausse du PIB a un impact sur tous les indicateurs économiques qui sont exprimées « en pourcentage du PIB », avec au premier plan la dette publique. Mécaniquement, la dette publique en pourcentage va diminuer, tout simplement car la dette en valeur ne bouge pas alors que le PIB en valeur augmente « comptablement », et donc le ratio diminue. Par exemple, dans le cas des Pays-Bas et de la très forte hausse du PIB de 7,6% avec la mise en place des nouvelles normes comptables, cela a diminué mécaniquement la dette publique de 63,4% du PIB à 59% du PIB ! Merci qui ? Merci le nouveau Système de Comptabilité Nationale !

« The gross domestic product (GDP) for the report year 2010 was adjusted upwards by 44.7 billion euros (7.6 percent) ; implementation of the new international guidelines accounts for 3.0 percentage points and re-evaluation of new sources accounts for 4.6 percentage points. The public deficit for 2010 was adjusted downwards from 5.1 percent to 5.0 percent of the GDP. After revision, the public debt was adjusted downwards from 63.4 to 59.0 percent of the GDP. The figures released today only refer to the report year 2010. In June 2014, revised figures for more recent and earlier years will become available » - « Revision national accounts : Results for the report year 2010 »

Attention avant de tomber dans la théorie du complot « tout ça c’est de la manipulation comptable pour faire diminuer la dette ». Globalement, il faut bien comprendre que ce n’est pas la dette qui diminue, mais uniquement la dette publique en pourcentage du PIB. La dette n’est pas plus soutenable qu’avant, la probabilité de défaut est toujours la même, et si les investisseurs sont rationnels, cela ne doit pas avoir d’impact sur le taux d’emprunt souverain. Il est important de considérer le PIB comme un indicateur imparfait, ce qui implique donc nécessairement que le ratio magique de Maastrich d’un maximum de dette publique en pourcentage du PIB de 60% est aussi un indicateur imparfait. Davantage que le niveau de dette en pourcentage du PIB, les investisseurs jugent la soutenabilité de la dette d’un pays : il est en effet préférable de prêter à un pays ayant un ratio dette/PIB de 100, un excédent budgétaire et des prévisions de croissance correctes qu’à un pays ayant un ratio dette/PIB de 50% mais en déficit budgétaire et avec des prévisions de croissance à long-terme proche de 0.

Conclusion : La drogue, la prostitution, et surtout l’incorporation de la R&D et la prise en compte de nouvelles sources ont entrainé une hausse très nette du PIB dans les pays de l’OCDE (+3,8% en moyenne). Mais ce n’est pas parce que le PIB est plus élevé que la situation d’un pays s’améliore réellement : c’est tout simplement de la comptabilité. L’impact réel se situe en fait au niveau de la contribution des pays au budget européen et aux organisations internationales, qui sont basées sur le Revenu National Brut. Tout le reste n’a en réalité pas vraiment d’importance, en supposant une certaine rationalité et compréhension comptable, et en espérant qu’un politique n’ose pas un jour vanter son bilan économique en montrant que son gouvernement a fait diminuer le ratio dette/PIB alors qu’en fait c’est purement méthodologique. Oui oui, le Captain’ suppose ici que les agents sont rationnels, bien informés, avec une bonne compréhension du système de comptabilité nationale et que les politiques ne sont pas démagogues. Ah non en fait ?

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