Depuis une semaine, dans les milieux financiers, il y a un chiffre qui revient dans les conversations : 97.000 milliards de dollars.
Dans son dernier rapport trimestriel, la Banque des règlements internationaux (BRI) estime qu’il y a plus de 97.000 milliards de dettes cachées, pour beaucoup hors bilan et dans les fonds de pension et les institutions non bancaires. Cette dette prend la forme de “produits dérivés”, et plus précisément des contrats “swaps” sur le marché des changes et concerne surtout le dollar. Par exemple, un fonds de pension japonais emprunte du dollar et prête du yen à un taux et avec une échéance convenue à l’avance. Il reçoit des dollars et prête du yen aujourd’hui et devra plus tard rendre ces dollars et recevra du yen à la place. Cela permet à des entreprises de se couvrir contre les fluctuations du dollar et d’acheter des actifs (comme des bons du trésor américain ou des obligations d’entreprises) en dollars.
La BRI est la banque des banques centrales et a dans ses missions celles d’aider les banquiers centraux à assurer la stabilité financière. Et dans son rapport trimestriel paru le 5 décembre, Claudio Borio, le responsable du département économique et monétaire de la banque, et deux autres économistes, soulignent le risque que fait courir à la stabilité financière mondiale cette dette en dollar qu’ils estiment “énorme, cachée et manquante” (huge, hidden and missing).
Cachée ?
Il s’agit en effet d’une dette cachée car, soulignent, ces économistes, “ces contrats sur le marché des changes (swaps de change, contrats à terme, swaps de devises) créent des obligations de paiement à terme en dollars qui n’apparaissent pas dans les bilans et qui manquent dans les statistiques standard de la dette”. Ces dettes sont d’autant plus cachées et “manquantes” (au sens où elles ne se trouvent pas dans le champ de pouvoir de la Réserve fédérale) que beaucoup de ces contrats sont conclus par des institutions non bancaires et non américaines : les institutions non bancaires qui sont situées en dehors États-Unis ont jusqu’à 25 000 milliards de dollars de ce type de dette, soit 8.000 milliards de plus qu’il y a 6 ans. Et les banques non américaines ont plus de 35 000 milliards de dollars dans ces produits dérivés. De plus, une grande partie de cette dette est à très court terme et nécessite donc d’être refinancée régulièrement.
Enorme ?
Les montants en jeu ont explosé en quelques années. “Le montant de ces obligations de paiement découlant des swaps/forwards de change et des swaps de devises est interpellant. “Toutes devises confondues, les encours, estimé en dollars, à fin juin 2022 atteignaient 97 000 milliards, contre 67 000 milliards en 2016, note la BRI. Ce montant correspond au PIB mondial en 2021 (96 000 milliards de dollars) et représente trois fois le commerce mondial (29 000 milliards de dollars).” La domination du dollar est frappante dans ces statistiques, puisqu’on trouve du billet vert dans 88 % de ces contrats, ce qui représente une dette en dollars de 85 000 milliards.
Pourquoi est-ce un problème ?
Pour plusieurs raisons. D’une part, la valeur du dollar s’est appréciée (face au dollar, le yen s’est par exemple déprécié de 20% cette année), ce qui signifie que, pour ceux qui doivent renégocier ces contrats quand ils arrivent à échéance, les conditions seront moins avantageuses. Autrement dit, ils auront une dette en dollars plus importante à payer que lors du contrat précédent.
C’est aussi un problème parce qu’après avoir abreuvé le monde de dollars, la Réserve fédérale américaine est désormais entrée dans une période de “resserrement” pour faire remonter les taux : elle va racheter des obligations du trésor, ce qui signifie qu’il y aura moins de dollars sur le marché. Certes, quand il y a eu une crise ébranlant les financements, comme en 2008 ou en 2020, la Réserve fédérale a ouvert des lignes spéciales, permettant aux étrangers de s’abreuver en dollars. Mais le problème ici est qu’il est de plus en plus difficile de savoir de combien le marché aurait besoin en cas de nouvelles tensions, car une grande partie des contrats se trouve dans le “shadow banking” (la banque de l’ombre, c’est-à-dire les sociétés qui ont des activités bancaires sans avoir de licence bancaire), qui échappe aux obligations de transparence nées de la réglementation bancaire devenue plus sévère en 2008.
Les autorités monétaires naviguent donc à vue. “La dette hors bilan en dollars peut rester hors de vue, mais seulement jusqu’à la prochaine crise de liquidité du financement en dollars. Alors, les effets de levier cachés et les décalages des échéances (des contrats d’échanges à court terme pour financer des positions à long terme, NDLR) dans les portefeuilles des fonds de pension et des compagnies d’assurance – généralement censés être à long terme – pourraient poser un défi de politique (monétaire)”, affirme la BRI”. Et dans le cas d’une nouvelle crise, “les politiques visant à rétablir le flux de dollars seraient dans le brouillard”, ajoute l’institution.
Attention, iceberg droit devant.