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Les archives secrètes de la CIA

mardi 4 octobre 2011

La consigne a été donnée à cinq ambassades françaises en Amérique latine de « s’activer contre la politique américaine en République dominicaine ». Voilà ce qu’un diplomate du Quai d’Orsay dévoile en mai 1965 à l’adjoint du secrétaire américain pour les Affaires atlantiques. Pendant quatre ans, Jean de La Grandville, responsable du Service des pactes et des affaires atomiques et spatiales, qui voit passer tous les accords secrets, va informer au jour le jour la CIA sur les options stratégiques du général De Gaulle.

Archives : Le Point du 02/04/2009

C’est par lui que les Américains vont apprendre que la France a décidé de quitter le commandement intégré de l’Otan. Les notes rédigées par la taupe du Quai d’Orsay figurent parmi la dizaine de milliers de documents inédits révélés dans « Des secrets si bien gardés », qui paraît le 9 avril chez Fayard, dont Le Point publie en exclusivité les bonnes feuilles.

Pendant cinq ans, le journaliste Vincent Nouzille a écumé les archives de la CIA et celles de la Maison-Blanche et des sept présidents américains qui ont gouverné les Etats-Unis de 1958 à 1981. Télégrammes rédigés par des conseillers de l’ambassade américaine à Paris sur la France et ses présidents, rapports d’experts du Pentagone, verbatim des entretiens présidentiels... Des documents longtemps classifiés qui éclairent d’un jour nouveau les relations franco-américaines. Des plans d’installation du centre d’essais nucléaires de Mururoa à la santé des présidents français, jusqu’aux noms des ministres francs-maçons... les Américains savaient tout ou presque grâce à leurs espions ou à des informateurs comme Charles Hernu, qui, à la fin des années 60, en relation étroite avec un agent de la CIA à Paris, rédige des notes sensibles à destination de l’agence de renseignement.

Le livre révèle comment Washington a encouragé les opposants à de Gaulle, s’est réjoui de sa déstabilisation en mai 1968 et avait même préparé un plan secret d’intervention militaire en France au cas il serait assassiné !

A Paris, l’ambassade américaine veille comme le lait sur le feu sur les futurs leaders politiques, de droite comme de gauche, allant jusqu’à dresser des listes de plusieurs centaines de noms de personnalités prometteuses. Jeune député socialiste, François Mitterrand décrit à ses contacts américains sa stratégie, plusieurs mois avant le congrès d’Epinay, annonçant qu’il va prendre des voix au PC, unifier la gauche et viser la présidentielle.
On découvre aussi comment les Américains nous ont aidés en catimini pour accélérer la mise au point de notre force de frappe nucléaire. Autant de « secrets si bien gardés »... jusqu’à ce jour.

Les américains nous aident à fabriquer la bombe A.

Après avoir espionné et tenté d’empêcher la France de faire sa bombe atomique, les Américains acceptent d’apporter leur aide militaire et scientifique pour la mise au point de notre force de frappe nucléaire.

En décembre 1974, Giscard décroche le feu vert du président Ford. Dans le plus grand secret.

Extraits : Hôtel Méridien, Fort-de-France, dimanche 15 décembre 1974, 16 h 30. Entre Gerald Ford et Valéry Giscard d’Estaing, le climat s’est détendu. Après un déjeuner dans le cadre luxuriant de la plantation Leyritz, l’heure est venue de reprendre les discussions. Le président français jette un oeil aux documents extraits de son dossier, tamponnés du sceau rouge « secret défense ». Préparées par son chef d’état-major particulier, le général Guy Méry, ces notes contiennent l’un des secrets les mieux gardés de la Ve République : il s’agit d’une liste des requêtes françaises dans le domaine ultrasensible des armements nucléaires. La France ne peut l’avouer publiquement, mais elle a besoin de l’aide des Etats-Unis pour accélérer la mise au point de sa force de frappe. (...) « Voici les points qui nous intéresseraient :-sur les MIRV [têtes nucléaires multiples] (...)-certaines informations sur le durcissement de la tête nucléaire, voire sur la conception de la tête elle-même (...)-la question des essais souterrains, à propos desquels vous pourriez nous donner certaines informations sur les instruments de mesure, ou peut-être même nous permettre d’utiliser certaines de vos installations pour des travaux préparatoires qui pourraient ainsi être faits avant que nous ne puissions utiliser nos propres installations dans le Pacifique ;-vous pourriez aussi peut-être nous donner quelques informations sur l’emplacement des missiles soviétiques [...]. »
Kissinger l’interrompt pour rappeler que, sur ce dernier point, des renseignements ont déjà été livrés à la France, ce qui est exact. Puis Giscard conclut son exposé sans fausse pudeur : « Il s’agit donc là d’une coopération qui nous intéresserait et qui, je crois, aurait une bonne influence sur nos rapports. Mais c’est un domaine dans lequel il n’y aurait pas grand-chose comme contrepartie de notre part ». [1]

Pompidou : s’il fallait tirer sur la foule, il en donnerait l’ordre !
L e 20 mars 1970, à la suite d’une visite de Pompidou à Chicago, durant laquelle le président et sa femme sont bousculés par des manifestants juifs qui protestent contre la vente de Mirage à la Libye, Vernon Walters, ex-attaché militaire à Paris et futur directeur adjoint de la CIA, livre ses impressions dans une note destinée à Nixon.

Extraits : Le président français est « hautement intelligent, astucieux, il sait se saisir des opportunités et éviter des déclarations qu’il ne souhaite pas faire. Il a une plus forte personnalité et une plus forte assurance que je ne le pensais. »
Durant la bousculade à Chicago, Pompidou a eu peur que sa femme, qui connaît quelques injures en anglais, ne les assène aux manifestants. Mais surtout, « arrivant aux Etats-Unis en accusé, il a réalisé, après Chicago, les avantages qu’il pourrait retirer du fait d’être la partie agressée ». Selon Walters, Pompidou n’aime pas les Américains mais « comprend ce que nous représentons dans le monde ». Autre détail : le président français n’aurait pas gardé une grande affection pour son prédécesseur. « Le général de Gaulle ne faisait confiance à personne et, à la fin, c’est cela qui l’a perdu », a-t-il dit à Vernon Walters. D’après Pompidou, ses futurs rivaux sur la scène intérieure seraient son Premier ministre, Jacques Chaban-Delmas, le ministre des Finances, Valéry Giscard d’Estaing, le leader radical Jean-Jacques Servan-Schreiber et, peut-être, le centriste Edgar Faure. Mais c’est surtout le sens de l’autorité de Pompidou, « extrêmement anticommuniste », qui a frappé le militaire américain : « C’est un homme d’ordre et de loi. Il a dit que, lorsqu’il est revenu de son voyage en Afghanistan à Paris durant les événements de Mai 68, il a trouvé le ministre de l’Intérieur, Roger Frey, complètement dérouté. Frey lui a dit que c’était l’éternel retour de 1848. Pompidou a répondu sévèrement qu’il ne savait pas si le général de Gaulle était Louis-Philippe, mais que lui n’était pas Guizot (Premier ministre de Louis-Philippe [sic ! ]). Se référant deux fois aux manifestations qui ont eu lieu aux Etats-Unis, il a dit : »Une société qui ne sait pas comment se défendre contre elle-même ne survivra pas.« Et Mme Pompidou, choquée et irritée par les événements de Chicago, a ajouté : »Et elle ne méritera pas de survivre... « (...) »A plusieurs reprises, il a dit ouvertement qu’il ne tolérerait pas le désordre en France. Si les circonstances conduisaient à la nécessité de tirer, il n’hésiterait pas à en donner l’ordre." Réputé pour son sens de la conciliation en Mai 68, Pompidou s’est, semble-t-il, durci au contact du pouvoir. [2]

Mitterrand : « je serai candidat et je serai élu président. »
Six mois avant le congrès d’Epinay et la mainmise de François Mitterrand sur le PS, le député socialiste confie sa stratégie au diplomate Allen Holmes lors d’un déjeuner chez un journaliste politique français. Les Américains vont se rapprocher de cet antigaulliste dont l’ambition les stupéfie, au cas où il arriverait un jour au pouvoir...

Extraits : Le dimanche 22 novembre 1970, dans la maison de campagne du journaliste Pierre Rouanet [alors journaliste au Nouvel Observateur, NDLR], l’ambiance est décontractée. Invité vedette, François Mitterrand, venu accompagné d’une charmante jeune femme, capte rapidement l’attention des convives par ses confidences et son humour grinçant. En bout de table, Allen Holmes et son épouse se délectent. Le déjeuner se poursuit jusque dans l’après-midi et se prolonge par une promenade digestive. (...) Le député socialiste dit être déçu que de Gaulle n’ait jamais voulu lui accorder le statut de compagnon de la Libération. « Pour des raisons politiques » , déplore-t-il. D’après Mitterrand, la page du gaullisme se tourne définitivement. « Les cartes vont être rebattues », dit-il à Holmes. (...)
François Mitterrand a un plan, qu’il détaille à son interlocuteur américain. « Le temps est venu de réorganiser la gauche divisée en une force d’opposition crédible, à la manière de la Fédération de la gauche démocrate et socialiste, que je représentais lors de l’élection présidentielle de 1965. J’ai forcé de Gaulle à un second tour. Sans l’Alsace et la Bretagne, des régions très catholiques, j’aurais pu battre le Général d’une courte tête (...) L’actuel Parti socialiste n’est pas assez fort pour négocier avec le Parti communiste ou pour servir de point de ralliement à tout le reste de la gauche. C’est la raison pour laquelle j’appelle mon parti, la Convention des institutions républicaines, à se réunifier avec les socialistes. Nous allons faire en sorte de fusionner lors d’un congrès en juin 1971 [à Epinay]. Après cela, et après cela seulement, il sera possible de reconstituer un front socialiste et démocratique, une union électorale de la gauche qui nous permettra de gagner des sièges face à la majorité lors des législatives de 1973. » (...)
« Je serai candidat et je serai élu », indique-t-il au diplomate américain, qui s’avoue stupéfié par la vision politique et l’assurance machiavélique de Mitterrand. En rendant compte à Washington de cet entretien informel, particulièrement instructif, l’ambassadeur Dick Watson résume l’ambition du leader socialiste : « Son but à long terme est d’être élu président de la République en 1976. » A peu de chose près, c’est ce qui va se passer (...) Organisée de manière anticipée en 1974 à cause du décès de Pompidou, elle [la présidentielle] verra Mitterrand échouer de peu, ce qui le contraindra à attendre l’échéance suivante, celle de 1981 (...) [3]

Chirac, peu diplomate et très franc.
Mai 1974. Le nouveau tandem formé par Valéry Giscard d’Estaing et son Premier ministre Jacques Chirac, qui a 41 ans, plaît aux Américains. Ils y voient le présage d’une France plus moderne et moins antiaméricaine.

Extraits : L’ambassadeur américain, John Irwin, s’amuse à brosser le portrait du nouveau chef du gouvernement. « Depuis douze ans, Chirac est considéré comme l’un des plus brillants jeunes loups de la majorité, ayant bénéficié de son amitié avec Pierre Juillet, l’éminence grise de Pompidou, et avec Jacques Friedmann, le confident de Messmer. » Irwin se félicite par ailleurs de l’américanisme affiché du Premier ministre et de son allure peu conventionnelle. Après avoir grimpé les échelons politiques, séduit les agriculteurs et fait son trou en Corrèze, Jacques Chirac, « très ambitieux » et « opportuniste », a rallié Giscard durant la campagne. « Dans certains cercles gouvernementaux, il est connu comme »le bulldozer« (surnom que lui aurait donné Pompidou) à cause de son attitude combative (...). Il est rude, froid, peu diplomate, très franc. (...) Il est apparu sur la scène politique comme un jeune technocrate intelligent qui manque de touche humaine. Un de ses proches lui a conseillé de regarder les gens quand il leur serre la main, afin de ne pas leur donner l’impression qu’il a toujours un train à prendre. (...) La presse parisienne le trouve mal habillé, parce qu’il porte des costumes de mauvaise coupe et des manteaux gris sombre. De grande taille et d’une beauté sévère, il a pourtant une présence physique. Il fume des cigarettes américaines extralongues. » [4]

De Gaulle : un égocentrique intraitable.
Début des années 60, les relations France-Etats-Unis sont tendues. Diplomates, conseillers de la Maison-Blanche et experts de la CIA tentent de percer la personnalité de De Gaulle.

Extraits : « Le caractère de De Gaulle est complètement forgé par son éducation, son expérience et ses propres traits, qui sont essentiellement égocentriques, avec quelques touches de mégalomanie. Autant que je puisse en juger à travers mes discussions et lectures, ses opinions fondamentales n’ont jamais varié après une quelconque conversation, ou sous l’influence d’une concession ou d’un geste faits par d’autres pays. (...) » [5]. De son côté, la CIA a tenté, fin 1962, d’analyser les « moyens d’influencer de Gaulle » (...). L’agence de renseignement le décrit comme un homme solitaire, d’une « réserve impénétrable », recevant beaucoup de visiteurs, mais ne croyant qu’en lui-même, ayant écarté « beaucoup de ses ministres de tout rôle direct » pour décider des grandes lignes de la politique nationale«  [6]. Dans un rapport concocté en juin 1963 pour le président Kennedy, juste avant son ultime tournée en Europe, le sous-secrétaire d’Etat George Ball s’inquiétait (...) »Semaine après semaine, la France de De Gaulle devient imperceptiblement plus absolutiste, tandis que les Français se sont mis en vacances politiques prolongées, une sorte de long été indien d’irresponsabilité. En détruisant la structure des partis, à l’exception du Parti communiste, le Général a éliminé les moyens institutionnels de résister au communisme". [7]

Hélène Vissière

Voir en ligne : lepoint.fr

Notes

[1Bibliothèque Ford et Archives nationales.

[2General Walters - Impressions of President Pompidou, mémo de Henry Kissinger, bibliothèque Nixon.

[3Mémorandum de conversation entre François Mitterrand, Pierre Rouanet et H. Allen Holmes, 22 novembre 1970, National Archives and Records Administration.

[4Jacques Chirac New Prime Minister of France, 29 mai 1974, télégramme de l’ambassadeur John Irwin, National Archives and Records Administration.

[5Note de l’ambassadeur américain à Paris, Charles Bohlen, au président Johnson, fin 1963, bibliothèque Johnson.

[6The Channels of Influence to General de Gaulle, 26 décembre 1962, archives de la CIA.

[7The Mess in Europe and the Meaning of your Trip, 20 juin 1963, archives du Département d’Etat.

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