Cette censure illustre de façon caricaturale ce qui constitue le cœur du propos de l’auteur, c’est-à-dire l’opacité qui caractérise le programme nucléaire israélien. Pourquoi, alors que son existence est maintenant un secret de polichinelle, celui-ci fait-il encore l’objet d’une telle opacité ? En racontant cette naissance du début des années 1950 à la guerre des Six Jours, l’auteur montre comment l’État d’Israël s’est enfermé dans le déni et l’ambiguïté.
L’auteur, Avner Cohen, est un chercheur universitaire spécialiste des questions de prolifération nucléaire, qui a enseigné dans de prestigieuses universités américaines et israéliennes. Préfacé par Benoît Pélopidas, le seul chercheur français sur les questions du nucléaire militaire qui soit indépendant, l’ouvrage d’Avner Cohen apparaît non seulement comme le récit de la naissance de l’arme atomique israélienne, mais aussi comme une contribution majeure à la connaissance de l’histoire nucléaire globale.
M. Pélopidas souligne en particulier l’impact de cette histoire a priori spécifiquement israélienne sur notre propre politique nationale en ce domaine. Il pose ainsi la question, plus actuelle que jamais, des effets de la nucléarisation d’un État sur la possibilité de la démocratie. Il cite la conclusion de l’auteur : « À l’heure actuelle, les responsables en charge du programme nucléaire israélien travaillent de façon anonyme, sans avoir de comptes à rendre à personne. C’est seulement lorsque le code du silence sera brisé qu’il sera possible de traiter les questions importantes. Comme les autres démocraties nucléaires, Israël devra trouver des compromis afin de réduire les tensions entre impératifs sécuritaires et principes démocratiques. »
Cette conclusion nous interroge aussi au plan national, comme l’illustre cet échange au Sénat. À la demande d’un membre de la Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées d’ouvrir un débat sur la dissuasion nucléaire, la réponse du rapporteur de la loi de programmation a été édifiante : « Il ne me paraît pas forcément judicieux de le relancer [le débat], au risque de mettre ainsi à nouveau en lumière toutes les oppositions sur le sujet et de donner la parole à tous ceux qui souhaitent se manifester contre le nucléaire d’une manière générale (1). »
Mais revenons à Israël et à la période de la conception de la bombe.
Père fondateur de l’État d’Israël, c’est Ben Gourion, imprégné des leçons de la Shoah, qui a conçu dès l’origine l’idée d’un tel programme et l’a initié à la fin des années 1950, et c’est la France qui a été le premier fournisseur d’Israël en matière de technologie nucléaire. À l’instar de la France de la IVe République qui a dissimulé ses activités de développement de l’arme atomique, Israël a déployé dans le secret son armement nucléaire et continue à le cacher. On pourrait même dire que ce sont les Français qui ont inventé le concept d’« opacité nucléaire », dont l’auteur retrace les origines dans son ouvrage. Il le fait à la fois du point de vue historique, mais aussi stratégique et politique, et détaille ses implications aux plans national, régional et international.
Trois hommes ont présidé à la naissance de ce programme : David Ben Gourion, Ernst David Bergmann (conseiller scientifique) et Shimon Pérès pour la mise en œuvre.
• Ben Gourion était obsédé par l’idée d’une coalition arabe menée par un dirigeant charismatique portant la bannière de l’unité arabe et pour lui, seul un arsenal atomique pouvait persuader les Arabes d’accepter l’existence d’Israël, « une option pour les jours de pluie » selon son expression.
• David Bergmann spécialiste en chimie organique, à la tête de la CIEA, équivalent du CEA, de 1952 à 1966 sera en charge de la direction scientifique et organisationnelle du projet.
• Shimon Pérès, jeune et brillant spécialiste de défense recruté par Levi Eshkol, sera rapidement chargé de la politique d’armement du ministère de la Défense dont il sera nommé directeur général en 1952. C’est lui qui convaincra Ben Gourion, revenu au pouvoir en 1955, de démarrer le projet dans les années 1956-1957 et lui encore qui persuadera le Premier ministre, malgré une forte opposition interne, de faire appel à la France pour développer un armement nucléaire.
Bien que l’auteur ne s’y attarde pas outre mesure, préférant concentrer son propos sur la relation États-Unis/Israël, il met bien en évidence l’importance de l’assistance française qui ne s’interrompra vraiment qu’en 1968, malgré l’arrêt décidé dès 1960 par le général de Gaulle. L’auteur décrit avec beaucoup de détails « l’odyssée » de Shimon Pérès dans les allées tortueuses du pouvoir de la IVe République, mais aussi de la communauté scientifique, en particulier du CEA, pour obtenir un accord sur la construction d’un réacteur nucléaire et surtout d’une usine d’extraction de plutonium et la livraison d’uranium, celle-ci ne cessant qu’en 1968.
Shimon Pérès avait préconisé dès 1953 l’option française en matière d’armement et de technologie militaire. Avec le retour au pouvoir de Ben Gourion en 1955, les négociations s’accélérèrent et aboutirent à un pacte secret en 1956. La France devint alors le principal fournisseur d’armes d’Israël. Mais c’est avec les premiers accords sur une assistance nucléaire substantielle qui faisait suite à la crise de Suez que cette relation prit, dans le plus grand secret, une autre dimension. En 1957, et malgré leurs hésitations, Shimon Pérès réussit à obtenir l’autorisation des dirigeants français pour la fourniture d’un petit réacteur à vocation de recherche scientifique. C’était le premier pas sur la route de Dimona. Mais l’aspect le plus sensible et le plus confidentiel de ce protocole concernait la construction de l’usine de retraitement. Cet accord suscitait cependant bien des interrogations et inquiétudes concernant en particulier les intérêts historiques de la France dans le monde arabe. La réponse à ces incertitudes fut l’enfouissement de l’arrangement dans l’opacité.
Bien que le général de Gaulle ait pris la décision en 1960 d’interrompre l’assistance française, un compromis fut trouvé permettant aux entreprises nationales de continuer à travailler sur le réacteur. De ce fait, elles resteront présentes jusqu’à la livraison de celui-ci en 1964. Elles fourniront encore une aide informelle jusqu’en 1966 pour la construction de l’usine de retraitement. Enfin, s’agissant de cette coopération, il ne faut pas oublier le contrat signé par Shimon Pérès et le constructeur Marcel Dassault pour la conception d’un missile. Il aboutira en 1966 au succès du lancement d’un missile baptisé Jéricho.
Mais l’auteur s’intéresse surtout à l’histoire de la relation nucléaire entre les États-Unis et Israël. Celle-ci commence vraiment avec le lancement en 1953 par le président Eisenhower du programme « Atomes pour la paix » qui mettait fin à la politique américaine du déni nucléaire et qui reposait sur la distinction entre utilisations pacifique et destructrice de l’énergie atomique. Israël sera le deuxième pays (après la Turquie) à rejoindre ce programme. Cette signature sera le premier pas qui conduira Israël au déni, toujours d’actualité, de son armement nucléaire. En effet cette participation excluait tout usage militaire.
L’administration Eisenhower eut connaissance du projet Dimona dès 1958-1959, mais n’intervint pas se contentant des explications israéliennes présentant les travaux en cours comme « une installation pour la recherche métallurgique », voire comme « une usine de textile ». Néanmoins peu après, la véritable nature de ce projet fut dévoilée et identifiée selon les mots mêmes d’Allen Dulles, comme une « centrale de production de plutonium ». À la demande d’explications américaines, Israël après beaucoup d’atermoiements répondit de façon ambiguë que ces assertions étaient des « contre-vérités délibérées ou involontaires ». Allégation confirmée par le ministre des Affaires étrangères français Maurice Couve de Murville précisant que « l’aide française à Israël serait utilisée exclusivement à des fins pacifiques ». Ces déclarations évitèrent une confrontation publique, mais elles ne suffirent pas pour autant à évacuer la question des armes nucléaires de l’agenda israélo-américain.
Par la suite, cette relation sera toujours marquée par ce double langage israélien qui, tout en veillant à préserver l’appui politique et stratégique américain, continuera à développer secrètement son projet. John F. Kennedy particulièrement attaché à sa lutte contre la prolifération nucléaire, celle-ci étant « son cauchemar personnel » (2), donnera ainsi des directives très fermes au Département d’État pour s’assurer par des inspections sur le terrain, qu’Israël n’avait pas de programme nucléaire secret.
Sur ces entrefaites, Ben Gourion annonça sa démission le 31 janvier 1961, sans que l’on sache si la pression américaine sur Dimona y avait joué un rôle. Mais une chose était sûre : Ben Gourion n’avait pas seulement légué à son pays une infrastructure nucléaire, mais également une attitude d’opacité dans ce domaine. Finalement Ben Gourion revint au pouvoir à la fin 1961 jusqu’à son départ définitif en 1963.
Sous les Présidents américains suivants (Johnson et Nixon), cette politique de fermeté sera poursuivie, mais de façon plus ambiguë par les États-Unis. Les différentes administrations américaines concernées ne communiquaient pas entre elles et il n’est pas douteux que la CIA disposait sur la réalité du programme israélien, d’informations qu’elle n’a pas communiquées au Département d’État.
Dès sa prise de fonction début 1969, Richard Nixon envoya un message à Golda Meir, nouvelle Première ministre, pour lui signifier que son pays ne remettait pas en cause le statut nucléaire d’Israël, mais que celui-ci devait rester discret. « La divulgation était presque aussi dangereuse que la possession elle-même (3). »
De leur côté, de manœuvres dilatoires en manœuvres dilatoires, décrites en détail dans cet ouvrage, les Israéliens accepteront finalement début 1964, ce qui pour eux – au nom de leur souveraineté – ne seront que de simples visites, mais qui dans l’esprit des Américains seront bel et bien des inspections. Les Israéliens réussiront à cacher l’existence de leurs installations secrètes en bernant les équipes d’experts détachées par le Département d’État et les institutions scientifiques états-uniennes. Les inspecteurs ne découvrirent jamais ce qu’ils n’étaient pas censés trouver. Mais cela incita Israël à protéger davantage encore le secret entourant ses activités nucléaires. En définitive, au milieu des années 1960, la Maison-Blanche savait et ne souhaitait pas en savoir davantage. L’ambiguïté s’installa au cœur même de l’entente américano-israélienne.
La lutte contre la prolifération nucléaire n’était pas la seule raison pour les États-Unis de s’opposer au programme israélien. Dès le début ils se sont fortement inquiétés des risques de déstabilisation au Moyen-Orient si l’existence d’un tel projet était révélée. Le président Nasser avait d’ailleurs déclaré qu’une telle révélation justifierait une attaque préemptive des pays arabes contre Israël. Ainsi, pressé par John Kennedy, le nouveau Premier ministre Levi Eshkol succédant à Ben Gourion en 1963, renouvelait l’engagement pris quelques mois auparavant par Shimon Pérès, par une phrase qui restera le mantra des déclarations officielles israéliennes : « Israël ne sera pas le premier à introduire des armes nucléaires au Moyen-Orient. »
Et cela alors même que le programme était très avancé. Levi Eshkol fut cependant le premier responsable politique israélien à rendre publique cette affirmation. Mais il instituait ainsi une véritable ambivalence stratégique sur cette question. Eshkol acceptait de trahir à la fois son allié, les États-Unis et le principe de souveraineté nationale en donnant son accord pour des inspections. Israël s’enfonçait encore davantage dans l’opacité nucléaire.
S’agissant de la situation stratégique régionale, cette politique d’opacité présentait des conséquences paradoxales. En effet, en s’enfonçant dans le déni, Israël refusait le lien entre Dimona et sa sécurité, puisqu’officiellement Dimona était à vocation pacifique. Mais c’était tout à fait contraire à la réalité.
Assez curieusement Nasser, malgré ses déclarations, ne semble pas avoir sérieusement pris en compte la possibilité et les conséquences de l’existence de telles armes entre les mains des dirigeants israéliens. En effet, il les estimait inadaptées au conflit israélo-arabe et ne les considérait donc pas comme une menace.
Les experts s’accordent pour dire que la crise de 1967 et la guerre des Six Jours qui l’a suivie fut la conséquence de l’échec de la dissuasion conventionnelle. À cette époque, Israël détenait pratiquement tous les éléments d’une bombe atomique. Ce qui n’a pas empêché le conflit, ni d’ailleurs Anouar el-Sadate de déclencher la guerre du Kippour.
Une autre conséquence paradoxale de ce déni surgit lorsque les experts s’efforcèrent d’élaborer un concept stratégique adapté à ce nouvel armement. En effet, pour être efficace, la dissuasion nucléaire doit s’appuyer sur une crédibilité technique et opérationnelle qui soit reconnue par l’adversaire potentiel. Quand cette arme n’a pas d’existence officielle, comment dissuader ? La réponse fut l’élaboration d’un concept de dissuasion ambigu. C’est-à-dire que la menace israélienne pouvait reposer sur la présomption – encouragée par des fuites – que le pays possédait une capacité nucléaire et que dans certaines circonstances il pourrait être contraint d’y recourir.
Enfin, l’auteur met bien en évidence une troisième raison à la création de cette opacité qui entoure le programme israélien. Une raison de politique interne.
En effet le développement de ce projet avait, dès le début, suscité au sein des institutions politiques, scientifiques et militaires de très vifs débats et de virulentes oppositions. Le Premier ministre devait dissimuler à son propre cabinet ministériel la vérité concernant Dimona et ne pouvait bâtir un consensus au sein de son parti. Pour contourner ces obstacles, le très petit cercle responsable, sous l’autorité des Premiers ministres successifs, prit le parti de la dissimulation, a fortiori vis-à-vis de l’opinion publique. Au fil du temps, cette opacité, jalousement préservée par les services de sécurité, finira par s’imposer et faire l’objet d’une sorte de consentement tacite. Toute atteinte à ce secret, toute tentative d’information est considérée comme un acte de haute trahison. C’est ce qui sera reproché à Mordechai Vanunu au cours de son procès, à la suite de ses révélations sur l’existence de Dimona.
Ce qui pose évidemment la question de la pratique démocratique.
La description par l’auteur de la façon dont s’est forgée la doctrine nucléaire israélienne montre avec beaucoup de rigueur, comment celle-ci a évolué de l’ambiguïté à l’opacité, de Ben Gourion en passant par Levi Eshkol, Golda Meir et Rabin, jusqu’à nos jours et comment cette opacité a fini par être acceptée par l’ensemble de la société israélien ne. Une de ses conséquences aura été le refus de ratification du Traité de non-prolifération par Israël.
En conclusion, cet ouvrage d’une lecture passionnante, est une véritable mine d’informations sur la politique de défense israélienne. Il est le seul ouvrage consacré à l’histoire nucléaire d’Israël, rédigé par un universitaire israélien.
L’auteur qui s’appuie sur de très nombreux entretiens et archives déclassées, raconte non seulement les péripéties de la naissance de l’armement nucléaire israélien, mais il dresse aussi un tableau saisissant des événements de politique interne et des événements survenus sur la scène mondiale. Bien que s’étendant sur une relativement courte période de la fin des années 1950 à la fin des années 1960, ce livre indispensable apporte un éclairage, toujours d’actualité, sur la situation stratégique régionale et internationale. Ne serait-ce que parce que l’opacité qui entoure le programme israélien n’a pas disparu, même si celui-ci n’est plus véritablement un secret.
Un livre de référence, qui a valu des ennuis judiciaires à son auteur comme il l’explique dans sa postface à l’édition française, et qui, au-delà des aspects géopolitiques, interroge sur l’absence de débat relatif à l’arme nucléaire dans nos pays démocratiques.
Il témoigne avant tout de l’amour de l’auteur pour la vérité, pour son pays et pour la paix. ♦
(1) Intervention au Sénat du rapporteur de la Loi de programmation militaire du 23 mai 2018.
(2) Glenn Seaborg, président de l’Atomic Energy Commission.
(3) Henry Kissinger.