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Drame de la Maison des Têtes

La piste du missile fou

jeudi 20 août 2009

Vingt ans ans après les faits, je vous propose un ensemble de documents traitant de l’explosion de la maison des têtes.
Alors, suicide au gaz ou missile ?

Les failles de la justice : elle a prononcé, un peu vite, un non-lieu dans l’affaire de l’explosion d’un immeuble à Toulon qui fit 13 morts en 1989.

La version officielle d’une catastrophe due au gaz tient de moins en moins la route. Les familles des victimes ont mené leur propre contre-enquête. Les témoignages qu’elles ont recueillis relancent la piste, initialement écartée, d’un missile qui aurait échappé au contrôle de la marine nationale.

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Rappel des faits

Il y a dix ans, dans le Var, le 15 février 1989 vers 14 h 30, un immeuble du vieux Toulon, la Maison des Têtes, explosait et s’effondrait, à l’angle de la rue de l’Huile et de la place de la Poissonnerie. Des décombres, les sauveteurs ont extrait 13 corps sans vie. L’enquête, confiée successivement à deux juges d’instruction, s’éternisera, puis débouchera sur un non-lieu en 1994, confirmé en appel en 1995. Les familles des victimes, regroupées en association, ne croient pas et n’acceptent pas la version « officielle », selon laquelle la locataire du troisième se serait suicidée par le gaz, provoquant une explosion et l’effondrement de l’immeuble. Elles ont repris le dossier, enquêté, pétitionné, manifesté pour réclamer la réouverture du dossier. Plusieurs autres hypothèses mériteraient d’être examinées. L’une d’elles s’avère explosive.

Ce jour-là, le 15 février 1989, monsieur M. se rend en voiture à son bureau. Feu rouge. Il s’arrête près du stade Mayol. Un détail lui fait lever la tête : « J’ai vu une sorte d’éclair, un trait, un éclair fluide qui va en diminuant d’intensité… Trois ou quatre secondes plus tard, une énorme explosion a secoué ma voiture. J’ai immédiatement pensé : encore un attentat à la bombe, encore un coup de la mafia. » La Maison des têtes venait d’exploser.

Ce témoignage ne figure pas au dossier d’instruction. Il est capital. À lui seul, il devrait relancer l’enquête. Or les magistrats ont tranché. Selon eux, la vénérable Maison des Têtes (ainsi baptisée en raison des figures en céramique qui surplombaient les fenêtres) n’a pu s’effondrer que parce que la locataire du troisième, Annette Wazerstein, soixante-sept ans, adjudant-chef en retraite, avait décidé de mettre fin à ses jours. Médiatisée deux jours après le drame, cette version a été confortée par la providentielle découverte, dans les décombres, d’un compteur à gaz marquant une consommation anormalement élevée.

Est-ce parce que leur conviction est établie ? Les deux magistrates successivement chargées de l’instruction ont géré le dossier sans hâte, et sans curiosité excessive. Elles ont soigneusement marginalisé ou carrément écarté du dossier tout ce qui ne confortait pas « la » thèse.

Ainsi la contre-expertise demandée par les familles à l’expert national honoraire Roger Le Breton, en 1992. Cet éminent médecin légiste et toxicologue a ruiné la crédibilité du suicide au gaz, par une simple relecture des rapports d’autopsie figurant dans le dossier. Annette Wazerstein, la militaire retraitée du troisième ? Morte d’un « enfoncement thoraco-abdominal ». Autrement dit, écrasée par l’effondrement de l’immeuble. Proche de l’explosion, elle en aurait subi les conséquences. Or à peine trouve-t-on sur elle des brûlures superficielles, des éraflures aux mains, compréhensibles vu la chute du corps parmi les gravats, trois étages plus bas.

L’expert note que seul « un corps se distingue des autres, celui de M. Taurisano Jean-François », qui présente « des lésions polytraumatiques considérables ». Déchiqueté. Le cœur et les viscères « éjectés en bloc ». La conclusion, la seule possible : cette victime était toute proche de l’explosion. Or cette victime était au premier étage. Ce qui invalide la thèse de l’explosion au gaz au troisième. D’autant que les blessures constatées sur les autres cadavres mènent à la même conclusion.

Pour cerner la vérité, la magistrate disposait d’un atout majeur. Un témoin, présent au premier étage au moment de l’explosion, avait miraculeusement survécu. Wulfran Dherment accomplissait son apprentissage dans l’atelier du prothésiste dentaire qui occupait tout le premier étage. « Je suis formel, nous explique-t-il, lorsque je suis entré dans l’immeuble, vers 14 h 20, je n’ai senti aucune odeur de gaz. Dans l’atelier, mes collègues travaillaient, les becs benzène, les fours à 900 °C étaient allumés. Tout était normal. Au vestiaire, dans la salle du fond, j’ai posé mes affaires et mon sac d’entraînement. Je pratiquais un sport de combat chinois. » Il ne peut oublier les instants qui suivirent : " Je me suis installé à ma place, j’ai jeté un coup d’oeil sur les autres. Alexandra Baille s’est levée brusquement, face à la fenêtre, elle a poussé un cri. J’ai eu une réaction animale, j’ai fait un bond vers la sortie. Je n’ai entendu aucun bruit, seulement un souffle terrible dans le dos, des picotements, comme du sable. J’ai pris un coup sur le crâne. Comme une panne de télé, des images puis plus rien.

Sous des tonnes de décombres, plié en deux sous une poutre qui lui a sauvé la vie, blessé mais vivant, Wulfran Dherment sera finalement dégagé par les pompiers, neuf heures après l’explosion. En 1990, il réalise par hasard que le procès-verbal de ses déclarations, recueillies par la police à l’hôpital, alors qu’il était encore sous le choc, lui faisait dire une inexactitude. On lui faisait affirmer qu’il avait entendu « un grand boum ». « Ce détail modifiait tout, précise-t-il, car si je n’ai pas entendu de bruit, c’est bien parce que j’étais à l’épicentre de l’explosion. Elle ne pouvait donc pas avoir eu lieu au troisième. Ça m’a perturbé. Je l’ai dit, c’est paru dans la presse locale. Et la juge d’instruction m’a enfin convoqué. Elle ne l’avait pas encore fait. » Plus d’un an après l’ouverture de l’enquête !

Étrange première rencontre : « La juge m’a dit qu’il ne fallait plus contredire la thèse du gaz, explique Wulfran Dherment, et elle m’a menacé. Si vous continuez à vous exprimer dans la presse, vous risquez un procès. C’était incroyable. J’étais une victime, et je devenais coupable. Mais de quoi ? Durant tout l’entretien, elle ne m’a pas une seule fois regardé dans les yeux. Je suis sorti complètement traumatisé. J’avais l’impression d’être au centre d’une affaire qui me dépassait. Et puisque je n’étais pas mort, j’étais devenu un témoin gênant, et qui sait ?… On est à Toulon… J’ai vécu dans la peur. »

Les familles des victimes et leurs avocats, Maîtres Antoine Comte et Aragones, découvrent peu à peu une accumulation d’anomalies dans le dossier. La version du suicide repose sur le travail d’un expert qui n’a été nommé qu’un mois après l’explosion, alors que les gravats avaient été largement déblayés. Au mépris des règles, cinq camions avaient transféré leur chargement de décombres dans une décharge privée ! Prétendument suicidaire, Annette Wazerstein ne présentait aucun signe de dépression. Aucune recherche de témoins n’avait été sérieusement entreprise. Et curieusement, les vêtements de certaines victimes avaient disparu à la morgue de l’hôpital.

« Nous voulions simplement récupérer les affaires de notre fille, Alexandra, nous confie Jacques Baille, mais notre démarche semblait embarrasser… On nous a d’abord dit que les policiers les avaient prises, puis on a fini par nous mettre en face d’un morguiste qui nous a présenté ses excuses. Les vêtements d’Alexandra avaient été incinérés par erreur. »

Étonnant, puisque ces effets auraient dû être placés sous scellés, étant donné qu’il y avait enquête judiciaire. Incroyable, puisque cette même « négligence » ne concernait pas seulement Alexandra Baille. Tous les vêtements de toutes les victimes du premier étage ont disparu ! Pourquoi les corps sont-ils arrivés dénudés à la morgue ? Qui les avait déshabillés ? Où ? Dans quel but ? Intriguées, les familles repensent alors à un détail, juste après l’explosion. Parmi les sauveteurs, on a vu évoluer des hommes porteurs d’une tenue particulière. Ni pompiers ni policiers. Qui étaient-ils ?

Les familles font appel au directeur d’un laboratoire privé, le CARME, dirigé par Loïc Le Ribault, expert en microanalyse près la cour d’appel de Bordeaux. Wulfran Dherment, le rescapé, lui parle d’une blessure persistante à la cuisse : « C’était curieux, dit-il, elle semblait cicatriser, une croûte se formait, tombait, mais une autre croûte se reformait. La blessure ne guérissait pas. » Loïc Le Ribault effectue un prélèvement cutané et l’analyse. Il y découvre du titane. Un métal rare. Sa bonne résistance à la corrosion et sa faible masse volumique en ont fait un composant précieux pour certains alliages. Aujourd’hui, le titane entre même dans la composition de prothèses dentaires. Mais pas en 1989.

À l’époque, ce métal léger et ultra résistant était essentiellement testé dans l’industrie militaire. Les familles retrouvent dans les journaux la confirmation de leurs doutes. Il y avait bien, le 15 février, au large de la rade de Toulon, des manouvres navales… Un missile aurait échappé à tout contrôle ? Pour atteindre le premier étage de la Maison des têtes, la trajectoire du missile fou n’est pas évidente, mais pas impossible. Était-ce parce qu’Alexanda Baille avait aperçu cette torpille par la fenêtre qu’elle s’était brusquement levée en poussant un cri si angoissant que Wulfran Dherment s’est d’instinct jeté en avant, vers l’escalier ?

Dès l’hypothèse émise, la marine nationale a joué les grandes muettes. Et aucune des deux juges ne s’est hasardée à poser la moindre question à quelque galonné que ce soit. La version du suicide au gaz arrangeait tout. Les familles se sont vu proposer une indemnisation par une compagnie d’assurances qui, curieusement, n’était pas celle de la suicidée. On n’en parlerait plus sans l’acharnement des familles à connaître les véritables circonstances du drame. Mme Baille les réclame : « Nous sommes prêts à tout entendre, à tout comprendre. Qu’on nous dise qu’il s’agit d’une erreur, d’un missile égaré, tout… Mais nous avons absolument besoin de vérité. Sans elle, nous ne pouvons faire notre travail de deuil. »

Toutes les autres hypothèses possibles ont été « oubliées » par l’instruction. Quelques exemples. Un an avant le drame, les fenêtres des bureaux de Maître Maman, au deuxième étage, avaient été brisées par des coups de feu. Un attentat non élucidé. L’huissier aurait-il pu être la cible d’une vengeance ? Autre piste classique : une escroquerie à l’assurance qui tourne mal ? Aucune vérification n’a été faite. Un attentat en période préélectorale ? À Toulon, en cette période, la moyenne annuelle des attentats tournait autour de la quarantaine ! Mais on ne trouve pas de titane dans les explosifs habituellement utilisés par des malfrats ou des terroristes. Chacune de ces directions aurait dû être explorée. Elles ne l’ont pas été. En fait, toutes les données essentielles de ce dossier ont été rassemblées non par les juges d’instruction, mais par les familles.

Le témoignage de Christiane Amesland, professeur certifié, n’est pas dans le dossier judiciaire. Elle était sur les lieux, le 15 février 1989, à proximité de la Maison des Têtes. Elle garde de ce moment fatidique un souvenir précis : « Je me trouvais devant l’église, place Louis-Blanc, en conversation avec une amie lorsque tout à coup un sifflement devenant insoutenable s’est fait entendre. Exactement comme s’il allait se rapprochant. De plus en plus intense. D’une manière instinctive, j’ai traversé la rue pour me mettre à l’abri d’un magasin, en disant : » Ça va exploser, ça va exploser. « À peine arrivée sous l’auvent, il y a eu l’explosion. Il a presque fait nuit pendant des minutes trop longues, jusqu’à ce que la poussière retombe. Les gens couraient dans tous les sens, couverts de poussière. Il régnait une atmosphère de désolation, de panique, une odeur très âcre. »

Un autre témoignage inédit confirme le précédent. Madame C. : « Je me trouvais sur ma terrasse, au dernier étage de mon immeuble, avenue de la République, lorsque j’ai entendu un violent sifflement suivi d’une explosion… »

Ces témoignages ignorés par l’instruction prennent toute leur signification, confrontés aux déclarations de monsieur B., évoquées au début de l’article. Cet automobiliste a vu « une sorte d’éclair, un trait, un éclair fluide » passer dans le ciel, précédant de quelques secondes l’explosion. C’était la pièce du puzzle qui manquait. Il existe désormais, dans ce dossier mal instruit, un faisceau de présomptions qui font du missile fou l’hypothèse la plus probable. Est-il normal qu’il appartienne aux familles des victimes et aux journalistes de faire l’enquête à la place de la justice ?

Serge Garde

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